Sans concessions, il vit dans « un monde qui reste encore à bâtir » mais sa conscience rechigne à se soumettre à la moindre discipline qui entraverait sa liberté : « Renoncer à ses idées, se compromettre ! Mentir ! Mais quoi qu’il fasse, il n’échapperait pas au mensonge : s’il entrait au parti, il y aurait là aussi de toute façon un fossé entre l’adhésion à la doctrine et l’esprit de celle-ci, que seul le mensonge pourrait combler. » Lorsqu’il cède pourtant, acceptant de modifier ses articles pour suivre la stratégie du parti, de renouer avec sa belle-famille qui va subvenir aux besoins de son foyer, les scrupules le rattrapent, le hantent et le torturent. On ne comptera pas le nombre de fois où il s’évanouit, terrassé par une disjonction cognitive. Pour être en paix avec lui-même, « pour accéder à la libération intérieure », il devancera son arrestation et acceptera la prison.
Quand le parti révolutionnaire triomphe, les conservateurs d’hier, comme la famille de sa femme et leurs proches, retournent leur veste pour défendre leurs intérêts. D’autres, comme le docteur Hablos, comprennent soudain : « Ce n'était pas pour l’or et les espèces sonnantes et trébuchantes, pas pour les billets de banque, les obligations, les actions et les titres que la masse du peuple se battait.
Le peuple se battait pour être éclairé ! Libéré des geôles de la misère intellectuelle !
Voilà le but qu'il poursuivait ! »
Pourtant, Thomas Bogen, encore et toujours, refuse le pouvoir et ses compromissions. Pour lui, « la révolution consiste à enflammer le peuple, à le purifier ! La révolution, c'est la destruction de ce qui existe. La renaissance ! ». Mais il perçoit chez ceux qui s’apprêtent à gouverner « l’avidité caractéristique du chef ». « Les convictions se négociaient… comme à la bourse ! » « Ses sentiments ardents se désagrégeaient dans la fange de la réalité. Rien n'avait changé. »
Au-delà de la personnalité de ce personnage, c’est toute une sociologie des coulisses du pouvoir qui est dévoilée. « Les hommes se distinguent uniquement par leurs actes. L’imbécile qui est entré en poste dans un ministère à la faveur de son arbre généalogique, qui charrie dans ses veines les péchés de ses ancêtres depuis des générations, ne vaut pas mieux que le maquereau qui cogne sa pute et boit ses gains. » « Des araignées, oui, les hommes étaient un genre d'araignée. Ils tissaient autour d’eux une toile de concepts imaginaires destinée à emberlificoter leurs congénères. Une fois pris au piège, ces derniers se trouvaient livrés, impuissants, à un prédateur avide d'assouvir ses pulsions. » Plus qu’une histoire de la révolution allemande vue par quelques uns de ses protagonistes, August Hermann Zeiz met en scène l’éternel conflit entre l’engagement idéaliste et la realpolitik, justification de toutes les compromissions.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LES JOURNÉES ROUGES
August Hermann Zeiz
Traduit de l’allemand par Élisabeth Willenz
210 pages – 17 euros
Éditions La Dernière goutte – Bordeaux – Avril 2018
www.ladernieregoutte.fr/livres/les-journees-rouges/
Titre original : Die roten Tage, Erich Reiss Verlag, Berlin, 1920
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