Il reprend le concept de complexe d’infériorité découvert par Alfred Adler, pour l’étendre aux différences physiques comptées pour un désavantage, notamment la couleur de peau et l’opposer au « complexe de dépendance ». Au contraire du « civilisé » chez qui on trouve un « désaccord plus ou moins conflictuel entre l’être social et la personnalité profonde », le « Malgache typique » « tient ensemble par sa carapace collective, par son masque social, beaucoup plus que par son “squelette moral“ ». D’ailleurs, les individus que l’on classerait en Europe parmi les névrosés, sont guéris par des danses et cérémonies destinées à les réintégrer au sein du groupe.
Après qu’un Malgache ait reçu d’un Européen « un service dont il avait le plus grand besoin et qu’il ne songeait pas à demander », il vient spontanément lui en demander d’autres, dont il pourrait parfaitement se passer, et ne montre absolument aucune reconnaissance : il se sent « une sorte de droit sur l’Européen qui lui a rendu service ». Octave Mannoni identifie cette attitude comme « le signe visible de cette relation rassurante de dépendance ». La psychanalyse lui permet de comprendre le « désir de rétribution » que l’Européen projette sur l’indigène. Le sentiment de reconnaissance supposerait « un relâchement de la dépendance » et surtout l’égalité des personnes.
Alors qu’un Européen en difficulté fait appel à sa confiance en lui-même, à son habileté technique, le Malgache a le souci de ne pas se sentir abandonné et compte sur les puissances protectrices des ancêtres ou des morts. À Madagascar, les morts sont la source unique et inépuisable de tout : de la vie, du bonheur, de la paix, de la fécondité. « Ils sont à la fois le Dieu de l'univers, la Nature et le Génie de la famille. » Le culte des morts est une croyance inattaquable, inaccessible au raisonnement comme à l’expérimentation. Si les Malgaches adoptent facilement les opinions des Européens, ils ne peuvent cesser de croire que les morts se mêlent à la vie quotidienne des vivants sans traverser une crise grave après laquelle leur personnalité serait modifiée dans son ensemble. Ainsi, l'Europe s'est convertie autrefois du paganisme au christianisme « par la rupture des cadres ancestraux et le renvoi au ciel d'une autorité paternelle universalisée ».
« L'Africain n'a pas d'infériorité, parce qu'il sait sur qui il peut compter. Mais les personnes dont il dépend (sur qui il compte) sont ses égaux et non ces supérieurs. » Les Malgaches, en acceptant la dépendance, échappent aux effets de l’infériorité, tandis que la plupart des Européens liquident leur propre « complexe de dépendance » en le refoulant ou le sublimant. Selon Fritz Kuentel, « le sentiment d'infériorité naît d'une trahison de l'entourage de l’enfant ». L'absence d'infériorité chez les Malgaches s'explique par le fait de ne pas éprouver de sentiment d’abandon. Les consciences individuelles se ressemblent et les personnalités se dégagent à peine du collectif : la dépendance est « une solidarité globale sans articulations ». Ils appliquent scrupuleusement les règlements détaillés et les formalités institués par les Européens, comme « pour entrer dans une grande famille » qui garantit place et sécurité. De même, les divinations obtenues par le sikidy sont rigoureusement respectées, ainsi que les rêves.
Fort de ces analyses, Octave Mannoni considère que la colonisation repose sur un besoin de dépendance et que seuls sont aptes à être colonisés, les peuples qui possèdent ce besoin. Les colonisateurs s'emparent de l'autorité avec les « complicités inconscientes » des indigènes, plutôt que par la force militaire.
S’appuyant sur sa lecture de Robinson Crusoé et de La Tempête de Shakespeare, il met en évidence « dans l’âme enfantine », « un trait en partie misanthropique, en tout cas antisocial », qu'il nomme « la tentation de monde sans hommes », qui subsisterait dans l'inconscient bien qu'il soit plus ou moins profondément refoulé. Cette attirance pour la solitude permet de peupler celle-ci « d’êtres tel que nous les voudrions », en lien avec un besoin pathologique de domination. S’il ne conteste pas l'importance des phénomènes d'expansion économique pour expliquer le développement matériel de la colonisation, il soutient que « ces causes agissaient sur des esprits psychologiquement préparés » : « On ne devient vraiment colonial que poussé par des complexes infantiles qui ont été mal liquidés à l’adolescence. » « La vie coloniale n’est qu'un pis-aller ouvert à qui souffre encore confusément de la tentation d'un monde sans hommes, c'est-à-dire qui a échoué dans l'effort nécessaire pour adapter les images infantiles à la réalité adulte. » L’être considéré comme inférieur sert de bouc-émissaire en recevant les mauvaises intentions qu’on peut projeter sur lui. « Ce qui manque au colonial comme à Prospero, ce dont il est déchu, c'est le monde des Autres, le monde ou les Autres se font respecter. Ce monde, le colonial type l’a quitté ; il en est chassé par la difficulté d'admettre les hommes tels qu'il sont. Cette fuite est liée à un besoin de domination d'origine infantile que l'adaptation au social n’a pas réussi à discipliner. »
Octave Mannoni explique le racisme comme un phénomène qui se constitue progressivement : il s’ébauche, entre des personnes de races différentes, d'abord de la curiosité, de la sympathie, voire un attrait sexuel spontané, puis, dans les être distants, on va se chercher soi-même, comme dans une cristallisation stendhalienne. « À vivre au milieu de ses propres projections, sans rencontrer vraiment l’existence libre et la volonté d’autrui, on perd sa propre volonté, sa propre liberté au profit de l'hypertrophie d’un moi qui se gonfle en se vidant. » Il note qu’à Madagascar le racisme est encore plus prononcé chez « la femme européenne » que chez l’homme, jusqu'à atteindre parfois des proportions délirantes. Ce racisme, latent, ne devient manifeste que lorsque le Malgache semble s'émanciper de sa dépendance, c'est-à-dire lorsque les fantasmes de notre inconscient se projettent à l’extérieur. « Le racisme proprement dit n’est qu'une rationalisation destinée à expliquer et à justifier ce scandale ressenti. »
Enfin, l’auteur analyse l’évolution des psychologies depuis la conquête. Ainsi, les coloniaux qui se rendent dans une colonie constituée différent de leurs prédécesseurs, les Européens nés à la colonie ne souffrent pas d'une « surcompensation du complexe d’infériorité » comme leurs parents mais affichent des convictions racistes plus assurées. Il explique psychologiquement le besoin d'indépendance nationale des Malgaches, par le besoin de renouer les dépendances sur le modèle des types anciens, celles organisées autour des Européens n’ayant pas résisté à l’évolution. Faute de soupapes de sûreté, des pressions cachées et durables éclatent dans des décisions extrêmes et brutales, du fait de la culpabilité d’avoir violé les coutumes anciennes pour obéir à des maîtres qui se sont avérés décevants, suscitant une haine violente rappelant celle d’un parricide. Aussi considère-t’il que « la colonisation n’a évidemment plus un très long avenir sous sa forme actuelle » et prévient que dans une « colonie » devenue autonome où les Européens ne résideraient plus qu'à titre d’hôtes, il faudrait s'attendre à des « réactions psychologiques plutôt mauvaises ». « Une loi sociologique qui ne souffre pas d'exception nous permet d'affirmer que n'importe quel peuple est capable de se gouverner et de s'administrer lui-même, fut il ignorant et arriéré autant qu'il est possible de l’imaginer, à condition bien entendu qu'on le laisse libre de choisir ses propres méthodes. » Cependant, les pays civilisés partisans d’un self-government pour les populations d’outre-mer, sous-entendent l'obéissance à certaines règles qui seraient perçues par les populations « libérées » comme une « sorte de tutelle morale que l'Occident ne cesserait pas d’exercer sur elles ». Il propose de réinstaurer les kofon’olona, les institutions traditionnelles qui permettraient aux populations des villages de décider elles-mêmes de leurs propres affaires et pourraient devenir des coopératives de production et de consommation.
(Re)lire Mannoni pour une connaissance de l’histoire des idées, parce que Psychologie de la colonisation a provoqué l’écriture de PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS par Franz Fanon. Mais aussi parce que ces analyses ne manqueront pas de provoquer des débats vigoureux.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION
Octave Mannoni
338 pages – 22 euros.
Éditions du Seuil – Paris – Mai 2022
https://www.seuil.com/ouvrage/psychologie-de-la-colonisation-octave-mannoni/9782021506938
Paru initialement en 1950.
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