La plupart des sociétés ont toujours considéré qu’à l’origine les humains ne mourraient pas et l’être humain est le seul animal à créer des fictions métaphysiques pour se prémunir de la mort. Ce déni s’est le plus souvent accompagné d’un dédoublement de la personne et du réel, entre un pôle somatique et un pôle animiste/somatique, mais sans hiérarchisation. Ainsi, dans le taoïsme, par exemple, la quête de l’immortalité peut s’apparenter à un panbiotisme, les humains se diluant dans la nature. Pourtant, entre -800 et -200, période désignée comme l’âge axial, sous l’influence de nouvelles religions et de nouveaux philosophes ceux-ci ont commencé à définir systématiquement leur identité profonde comme indestructible et étrangère à la Terre. L’hindouisme, par exemple, considère négativement l’existence terrestre et cherche à accéder à une réalité échappant à l’espace et au temps.
Les rapports sociaux, hiérarchiques et violents, impliquant la domination, selon les sociétés, des riches sur les pauvres, des hommes sur les femmes, des humains libres sur leurs esclaves et, au-delà, des humains sur les autres être vivants, sont justifiés par la volonté des ancêtres, de Dieu ou des lois de la nature. Cependant, surtout à l’âge moderne, des critiques dénoncent cette mystification et son caractère idéologique. La philosophie occidentale s’est employée à « naturaliser » les préjugés concernant la survivance après la mort et ces relations de domination. Une logique dualiste fut construite et instituée contribuant à dévaloriser la Terre en partageant la réalité en deux sphères radicalement séparées et en instaurant une hiérarchie entre elles. « En repoussant la Terre hors de soi et de son identité, en niant la dépendance qui le relie à la communauté des vivants, l’humain de l’anthropocentrisme s’efforce in fine de repousser la mort hors de soi. » Pierre Madelin reconstitue cette tradition de pensée depuis Platon, le christianisme et le gnosticisme. Au-delà de la diversité de leurs constructions métaphysiques et théologiques, une obsession commune se manifeste chez chacun par une aspiration à l’immortalité, le « mythe de l’ « indestructibilité » et une dévalorisation de la condition terrestre. Des stoïciens à Alain Badiou, en passant par Spinoza, Schopenhauer, Husserl, « c'est toute ou presque toute la philosophie occidentale qui postule, sous différentes formes et malgré la diversité apparente de ses systèmes, l'existence d'une réalité transcendante, par définition étrangère à la Terre, laquelle se trouve frappée d'une sorte d'irréalité ontologique. » Descartes, en particulier, a vidé la nature de toute qualité spirituelle ou animique pour l'appréhender de façon purement mécanique. « La pensée cartésienne, et sans doute plus encore la pensée de Francis Bacon […] sont symptomatiques de l'émergence d'un imaginaire social de maîtrise rationnelle du monde qui a structuré l'évolution des sociétés occidentales depuis plusieurs siècles avant de s'étendre à la planète entière. » Le dualisme implique en réalité « une triple scission » : entre l'humain et la nature donc, entre certaines catégories d’humains – la nature légitimant idéologiquement la domination des groupes « genrés » et « racisés » –, entre l'essence pensante et le corps de chacun. Descartes cependant fait preuve d'une ambivalence troublante dans son rapport à la mort : avec lui la croyance en l'immortalité commence à vaciller, « laissant s’immiscer dans l'esprit occidental la tentation de poursuivre ici-bas la quête de l’immortalité ». Bacon ira plus loin en affirmant qu'il faut s'employer à abolir la mort.
À l’âge moderne, tous les édifices symboliques qui postulaient un triomphe sur la mort sur un autre plan de réalité et permettaient son acceptation dans sa réalité physique, se sont effondrés provoquant un refus qui peut aboutir à un sentiment d’impuissance ou à une volonté de la combattre à l’aide des sciences et technologies, qui s'exprime notamment dans les idéologies transhumanistes, qui se focalisent sur l'amélioration des capacités humaines, et posthumanis, qui prophétisent l'avènement d’identités surhumaines, notamment avec le développement de l'intelligence artificielle. L'auteur perçoit celles-ci comme « l'aboutissement naturel d'une longue histoire sociale et intellectuelle du refoulement de la mort, la forme la plus aboutie de la logique du dualisme », « l’ultime bégaiement du sujet moderne, le dernier coup d’éclat, tapageur et racoleur, d'un brigand qui se sait condamné mais qui se refuse à quitter la scène, qui réclame son dû au milieu des ruines d’un monde qu’il a méthodiquement contribué à dévaster ». Il les inscrit dans la généalogie des idéologies du progrès nées au XIXe siècle, en particulier du darwinisme social, qui légitima l’expansion capitaliste, justifia les ordres sociaux inégalitaires et coercitifs, la colonisation et les classes sociales, et aboutit à l’eugénisme dont la forme la plus exacerbée fut la solution finale. La raréfaction du travail en raison de l’automatisation des tâches accroit la compétition et voit les « échecs » et les « réussites » attribués aux « mérites » de chacun pour dissimuler les évolutions inhérentes au système. « La mort, pour le capitalisme, constitue la dernière frontière, le scandale ultime, car les morts ne produisent ni ne consomment ; ils ne participent pas à l'accumulation de la valeur. » Les partisans du prolongement indéfini de la vie par formatage génétique et médecine régénératrice, sont les héritiers du monothéisme car ils souhaitent préserver leur personne dans son unité. Ceux qui optent pour le téléchargement de la conscience sur un support artificiel autonome, partagent avec le platonisme et le gnosticisme un fantasme de désincarnation. Pour tous, la mort est un problème technologiquement soluble.
Après l'homme antique, animal rationnel, l'homme classique, sujet cartésien, l'homme structural des sciences sociales, selon la distinction opérée par le philosophe Francis Wolff, voici venu le temps de l’homme neuronal, « animal comme les autres ». Désormais ce dernier est donc un objet comme les autres, tout entier disponible et intégralement instrumentalisable, dont l'activité cognitive est réduite au seul cerveau, le vécu psychique singulier à des processus neuronaux et ceux-ci à une puissance calculatoire et informationnelle. « le transhumanisme est la réaction paniquée d'un sujet en crise, d'un sujet privé des attributs pluriséculaires qui lui permettaient d'affirmer sa supériorité, et en définitive d'un sujet qui entend réaffirmer sa vocation à l'immortalité pour continuer à légitimer sa domination », en rétablissant dans l'immanence de la corporéité le dualisme donc il prétendait s’affranchir, en libérant l’essence informationnelle du cerveau de son association contingente avec le cerveau et le reste du corps.
Val Plumwood distinguait quatre étapes dans les processus de colonisation : la justification et la préparation, l'invasion et l’annexion, l’appropriation, l’incorporation de l’autre. La surenchère technologique actuelle, avec la biologie de synthèse et la géo-ingénierie, pourrait constituer des symptômes de ce quatrième stade, ouvrant l’ère de la « colonisation cosmophage » de la Terre, doublée d’une « colonisation anthropophage ». Sortir de ce « récit du maître » fatalement (auto)destructeur, suppose l’acceptation de la Terre comme foyer et de la mort comme horizon indépassable du vivant.
Par son accès exclusif à l’intériorité, l’homme de l’âge moderne se distingue de l’univers, alors que, jusqu’au Moyen-Âge, il était relié aux différentes intériorités et physicalités qui composent le monde. Nombre de théoriciens de l'écologie défendent une conception relationnelle de la personne. Si la perspective panbiotique, défendue par Val Plumwood notamment, rend la mort moins angoissante puisque révélant « l’essence écologique, relationnelle et trophique de notre être », membre à part entière de la communauté biotique du vivant, elle ne résout en rien la « finitude radicale » mais nie l’individu dans sa singularité. Il s'agit donc à la fois de relativiser l'importance des humains au sein de la biosphère tout en acceptant la singularité irréductible de chacun. Soit le sujet indestructible continue d'imposer ses normes à l'ensemble des humains et s’autodétruira, entraînant dans sa perte des pans entiers de l'humanité et de la biosphère, soit « il s'efface au profit d'une subjectivité vivante, incarnée et mortelle, susceptible d'assumer jusqu'au bout la fragilité inhérente à sa condition ». Il s'agit d'accepter que la Terre redevienne notre foyer, de renoncer au rêve d'immortalité en affrontant la « vérité ancestrale » que « la Terre est le lieu où nous mourrons et verrons mourir les êtres aimés ».
Pierre Madelin, après avoir traqué dans l’écheveau de l’histoire de la pensée philosophique occidentale la continuité du déni de la mort, à l’origine de la destruction aveugle imposée par l’humanité à son milieu de vie, ébauche une perspective plus sage. Une enquête passionnante qui s’attache à nous réconcilier avec notre condition humaine.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LA TERRE, LES CORPS, LA MORT
Essai sur la condition terrestre
Pierre Madelin
Préface de Valérie Lecrivain et Geoffroy de Saulieu
210 pages – 18 euros
Éditions Dehors – Bellevaux (74) – Août 2022
editions-dehors.fr/
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