Pour quoi faire ?

19 septembre 2022

QUE FAIT LA POLICE ?

Chiffres à l’appui, Paul Rocher réfute les fondements du « mythe policier » : contrairement aux idées reçues, donc, la police n’empêche pas le crime et son emprise croissante sur la société est avant tout motivée par « la réorganisation autoritaire du pays et le maintien d’un ordre inégalitaire ». Non content de contester les propositions de rénovation de l’institution policière et sa nécessité même, il propose des voies possibles pour s’en passer, s’inspirant des exemples sud-africains et nord-irlandais.

L’argument du manque de moyens, s’il admet le problème des violences policières (en éclipsant toutefois les victimes), ne résiste pas à l’épreuve des faits : l’augmentation des dépenses est constante (+35% entre 1995 et 2019), tout comme celle des effectifs (+30% en 30 ans). « Par rapport à sa population, la France dispose aujourd'hui de plus de policiers qu'un État autoritaire comme la République démocratique d’Allemagne (RDA) en 1962. » Toutefois, les effectifs des forces spécialisées dans le maintien de l'ordre, les CRS, ont réellement diminué, tandis que le recours aux moyens techniques a considérablement augmenté (multiplication par 72 du nombre de tirs de balles en caoutchouc entre 2009 et 2018). Les dépenses en équipement ont quasiment triplé entre 2012 et 2016. Or, la disponibilité d'une arme dite non létale, augmente la probabilité de son utilisation, produisant la brutalisation du maintien de l’ordre. Les résultats des enquêtes montrent comment les algorithmes de la police prédictive ont un « effet performatif » et confortent une « réalité raciale ». De la même façon, le nombre des agents de police municipale a plus que triplé entre 1990 et 2020, en même temps que leur armement et leurs compétences ont été graduellement élargis, tout comme ceux des entreprises de sécurité privée, en plein essor, renforçant encore l'emprise policière de la France néolibérale. La population de son côté est fortement incitée à surveiller, suspecter et dénoncer. Ce panorama est rigoureusement documenté.
« Loin de subir une paupérisation, la police n'a jamais été aussi bien dotée. Conséquemment, jamais l'encadrement policiers de la vie quotidienne n'a été aussi prégnant. » Paul Rocher explique et démontre de la même façon que la police est « totalement surdimensionnée », mettant à mal le mythe selon lequel elle ne ferait que suivre l'évolution de la criminalité. Il rappelle la mise en place des enquêtes de victimisation au milieu des années 1980, permettant de rompre avec la dépendance aux statistiques policières et judiciaires. Depuis le milieu des années 1990, le nombre d'agressions fourni par les policiers dépasse de manière croissante les chiffres de l’enquête : la création de nouveaux délits et la requalification de contraventions en délits biaisent les données policières à la hausse ! Loin de l’ « ensauvagement » régulièrement dénoncé, le nombre d'agressions stagne et même diminue depuis 2002. « Ce que mesurent les chiffres de la police n’est pas la réalité du crime mais l'activité des policiers et des gendarmes. Il s'agit donc tout d'abord d'un outil de gestion. » D’autre part, « la police s’intéresse à certains crimes, commis par certaines personnes dans certains quartiers à une certaine heure de la journée », beaucoup moins aux fraudes fiscales et à la corruption, par exemple. Ces données se caractérisent donc « par un biais de classe ».
Les études consultées, aussi bien aux États-Unis qu’en France ou ailleurs dans le monde, sont formelles : « En matière de police, la hausse des dépenses publiques est associée à un impact nul voire négatif sur la quantité et la qualité du service rendu. » Les contrôles d’identité, présentés comme un outil pour lutter contre la délinquance, touchent en réalité à 95/97 % ceux qui n’ont rien à se reprocher, et ils n’ont pas le moindre effet dissuasif. Par contre, ils accordent un important pouvoir discrétionnaire aux policiers : les contrôles au faciès sont une réalité. Paul Rocher montre que « si le travail policier a des effets racistes, ce n'est pas le fruit du hasard mais le résultat de structures qui favorisent la mise en œuvre de tels comportements. » Il met également en lumière la discrimination sexiste de la police : refus d’enregistrer des plaintes, propension à la violence conjugale plus importante que chez le reste de la population, extorsion sexuelle auprès de public vulnérable,… « Toute institution dont le fonctionnement normal est sexiste tend mécaniquement à protéger le patriarcat, et non ses victimes. » L’augmentation de la brutalisation de la gestion de l’ordre est, elle aussi, mise en lumière par l’analyse de rapports : si les mises en cause augmentent, le rapport avec les condamnations ne cesse de diminuer, en raison de l’abandon des poursuites contre des citoyens innocents, en particulier les jeunes appartenant à une minorité visible.

Après cet édifiant état des lieux, l’auteur revient sur la naissance de la police moderne dans un contexte de formation du capitalisme et des transformations sociaux-économiques dans lesquelles elle s’inscrit. Au contraire de l’Angleterre, l’économie est restée longtemps encastrée dans la société française, empêchant la classe dominante d’avoir la mainmise sur le processus du travail tout en l’exposant aux contraintes de la compétition. Un marché domestique se forme dans la seconde moitié de XIXe siècle, grâce à la réforme du secteur financier qui permet de canaliser l'épargne vers l’industrie, la modernisation des infrastructures qui stimule la concurrence des prix, les lois sur les sociétés anonymes qui diluent les responsabilités et facilitent l’accumulation du capital. L'impérialisme impose des rapports sociaux de race hiérarchiques. En coupant les ouvriers du monde rural et en les rendant dépendant du salaire, ce processus engendre aussi de « nouveaux illégalismes » et met fin à une société d’interconnaissance. Avant la constitution de la police moderne, à partir de 1880, avec la professionnalisation de cette fonction, la gestion de l'ordre public revenait à la communauté dans son ensemble. En se différenciant du reste de la population et en s’homogénéisant en interne, l'appareil policier français considérait la majorité de la population comme une force ennemie. Face aux revendications populaires, le maintien de l'ordre consiste avant tout au maintien de l'ordre établi : « Née avec le capitalisme, la police n’a rien d’un phénomène transhistorique accompagnant les sociétés humaines depuis la nuit des temps, pas plus qu’elle n’a été créée pour assurer la sûreté de toute la population. Sa tâche est bien plus circonscrite : maintenir l’ordre établi. À ce titre, elle cible avant tout la vaste classe sociale des perdants systématiques de cet ordre. » Ce chapitre historique, quelque peu survolé ici, est particulièrement intéressant.

Paul Rocher conteste l’idée que l’institution policière serait « pervertie par près de quarante ans de néolibéralisme » et soutient que le recours à la force  lui est inhérent puisqu’elle a été conçue pour réprimer l’opposant historique du capitalisme : la classe des travailleurs. Cet « appareil de contrainte étatique » ne s’est pas constitué comme appareil privé de la classe dominante mais s’est séparé de cette dernière pour devenir un « appareil de pouvoir public impersonnel, détaché du reste de la société ». « Le fonctionnement d'une économie reposant sur un type d'exploitation des travailleurs médié par l’échange marchand est conditionné à la protection de la propriété privée des moyens de production. » L'État et le marché se complètent. L’État est capitaliste pour des raisons structurelles. Il mène des politiques en faveur du patronat dans son intérêt, puisqu'il s'agit de reproduire l'ordre établi, avec le recours à l'emprise policière en cas de difficulté à obtenir le consentement des masses. « Toute chute conséquente de l’accumulation mine immanquablement les fondements matériels de l’État. Par conséquent, les propositions néolibérales n’ont pas tant été imposées à l’État par des représentants du capital peu soucieux de l’intérêt général : l’État les a accueillies favorablement, il les a promues activement comme moyen d’assurer sa propre existence. À partir des années 1980 les gouvernements successifs ont donc, à quelques nuances près, poursuivi le même projet politique de distribution à l’envers des richesses – des pauvres vers les riches. » L’auteur montre comment « l’imperméabilisation des policiers vis-à-vis de la société est approfondie par l’institution même », par le développement d’une « solidarité horizontale » dès le début de leur formation, « un repli clanique » qui soude le groupe à travers la construction d’un ennemi et qui favorise les comportement violents qui dépassent le cadre de la violence légitime. Il analyse également leur « attrait pour des positions politiques extrêmes », les sanctions immédiates lors des moment rarissimes où une petite partie des agents aurait été tentée de rejoindre une mobilisation populaire (la révolte des vignerons en 1907 et la vague de grèves déclenchée en 1947), la tendance revendiquée à l’autonomie policière qui accorde un pouvoir discrétionnaire aux policiers dans la lutte contre les perdants de l’ordre établi, une « sélectivité structurelle ». « En tant que branche d'un État constitutif de l'accumulation du capital, la police constitue un rouage irrémédiable de la reproduction de l'ordre établi. »

Dénonçant préalablement l'opposition binaire entre la justice d'État et le règne de la foule et du vigilantisme, l'auteur présente une troisième alternative : les pratiques d'autodéfense populaire à l’échelle communale qui associent contournement de la police et mise en place de nouvelles régulations de l'ordre public. Il présente les expériences des Comités de rue en Afrique du Sud et des Comités de défense des citoyens, puis des Tribunaux du peuple en Irlande du Nord, expliquant leur origine, leur fonctionnement mais aussi leurs limites. Dans ces deux cas, la contestation de la police a conduit les communautés locales à court-circuiter activement l’État, démontrant la possibilité de gérer les conflits sans police. Il retient un certain nombre de principes organisationnels : la rotation régulière des fonctions, l’élection, le lien organique avec la communauté locale et l’équilibre de genre, la réparation des dommages causés. Il insiste beaucoup sur l’idée de la nécessité d’une transformation sociale globale conjointe de l’abolition de la police.

La démonstration de Paul Rocher de l’emprise policière sur la société à des fins de contrôle social est tout simplement irréfutable. Ses pistes pour une justice démocratique et populaire, réparatrice plutôt que punitive, méritent qu’on s’y penche sérieusement.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

QUE FAIT LA POLICE ?
et comment s’en passer
Paul Rocher
256 pages – 14 euros
La Fabrique Éditions – Paris – Septembre 2022
lafabrique.fr/que-fait-la-police

 

Du même auteur :

GAZER, MUTILER, SOUMETTRE Politique de l’arme non létale



Voir aussi :

CAPITALISME CARCÉRAL





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