« Qui sait que le régime général de sécurité sociale était dirigé par les travailleurs ? ou que la sécurité sociale est aujourd'hui dans une excellente santé financière ? » Nicolas Da Silva, maître de conférences en sciences économiques à l’université Sorbonne Paris Nord suit les réponses apportées par l’État dans le domaine de la santé depuis la Révolution française et les débuts du développement du capitalisme. Deux logiques antagonistes ne cessent de s’affronter : « la Sociale », auto-gouvernement par les intéressés, et « l’État social » qui fait de la protection sociale un instrument de contrôle de la population. Les réappropriations de l’esprit mutualiste par l’État en 1852 puis de la Sécurité sociale, progressivement après 1946 et complètement en 1996, trahissent « une volonté consciente et relativement stable […] de cibler les bénéficiaires des prestations et de laisser le capital se déployer au détriment de la production publique ».
En premier lieu, l’auteur s’attache à analyser la période de transition du féodalisme au capitalisme. Avec la Révolution de 1789 et le passage d'une société d'ordres à une société de classe, les institutions de soin se renouvellent profondément. À l'époque féodale, celles-ci reposent sur l’Église et la charité chrétienne, et sont organisées autour de l’hôpital et de la médecine. Lieux de relégation des invalides, des incurables, des vieillards, des enfants abandonnés, gérés par des religieuses bénévoles, les hôpitaux sont confiés aux municipalités après la Révolution. Cependant, « au nom de la propriété privée, l'État refuse le droit à l'assistance et le droit à la constitution de mutuelles et/ou d'assurances santé ». « La prévoyance individuelle pour ceux qui en ont les moyens et la charité pour les plus pauvres font office de politiques de santé. » La loi hospitalière du 7 octobre 1796 restera la principale loi d’organisation de l'hôpital jusqu'en 1941. La médecine, longtemps empêchée de développer la connaissance sur un modèle scientifique par sa traditionnelle proximité avec la religion, connaît une importante laïcisation au XVIIIe siècle et l’hôpital devient pour les médecins un lieu de recherche et d’enseignement.
L'Expansion du capitalisme dissout les anciennes solidarités, l'industrialisation et l'urbanisation conduisent à une dégradation des conditions de travail et d’existence de la classe ouvrière naissante. Les seuls transformations opérées par l’État pour améliorer la santé des classes laborieuses portent sur l’urbanisme. « Le XIXe siècle est marqué par l'émergence d'une solution auto-organisée par le mouvement social : les sociétés de secours mutuel. » En 1848, on en dénombre 2500, pour 270 000 membres. Elles sont tolérées, voir encouragées par les préfets lorsqu'elles prennent en charge, par exemple, les accidents du travail souvent propices à l’agitation, mais condamnées pour délit de coalition dès qu'elles deviennent des lieux de contestation. En effet, depuis la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, la liberté d'entreprendre est supérieure à la liberté d’association. En juillet 1850, elles sont légalisées, dans le but de faciliter le contrôle social et de « domestiquer la classe ouvrière ». Cette réappropriation de lieux de socialisation et d’organisation ouvrière permet d’en faire « des institutions intégrées à l'ordre social ». Nicolas Da Silva retrace méticuleusement l’évolution du mutualisme, de l’hôpital et des cliniques, des pharmacies, présentant les législations successives. Nous passeront rapidement sur cette histoire, retenant toutefois qu’après l'écrasement de la Commune par la IIIe République, la mutualité poursuit son intégration à l’ordre social dominant en se pliant fortement dans son fonctionnement aux exigences politiques du capital et de l’État, tout en conservant sa forme économique non capitaliste. En 1884, le syndicalisme est légalisé, concentrant les contestations et les oppositions du mouvement social, absentes des mutualités, sagement réformistes.
Après la Première Guerre mondiale, l'intervention de l'État dans le champ social se modifie profondément : les dépenses publiques triplent entre 1912 et 1920. Après la « guerre totale », l'État doit devenir social, pour se prémunir des désordres sociaux : « Il doit à ses citoyens la contrepartie de l'impôt du sang. » En 1928 et 1930, il adopte les lois d'assurance sociale, fondées sur les principes d’obligation de cotisations des travailleurs, de liberté d'affiliation et de création des caisses. Les caisses de retraite fonctionnent selon le principe de capitalisation, celles de soins selon le principe de répartition. La profession médicale refuse de s'engager sur les tarifs des actes et le contrôle des pratiques. « Le pouvoir sur le système de soin échappe à ceux qui le financent - les salariés. »
Pendant la Commune de Paris, une forme de politique économique, de protection sociale auto-organisée, à la fois contre le capital et contre l’État, a été mise en place, prenant le relais des mutuelles subversives du début du XIXe siècle, dans l’esprit des aspirations démocratiques de 1793, « fruit d’un instinct de survie face à la cruauté étatique ». La répression sera à la hauteur du « crime commis ». Soixante-dix ans plus tard, le chemin tracé pas les communards refait surface : la résistance d'une partie de la population à l'État collaborateur sera un « terreau essentiel pour la réémergence de la Sociale ». Des réformes d’envergure sont mises en oeuvres par Vichy qui expliquent aussi les ruptures survenues à la Libération. Le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance adopte son programme : « Les Jours heureux », prévoyant notamment « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentations des intéressés et de l’État. » Alors que le récit dominant sur cette période fait état d’une « unanimité nationale », les historiens sont catégoriques : aucun consensus n’était possible sur le contenu. L’auteur rapporte avec la même minutie les débats successifs, témoignants de la virulence des oppositions au régime général de la sécurité sociale. Celui-ci n’est pas « une nationalisation de la protection sociale d’avant-guerre, c'est une socialisation ». L’organisation des différentes caisses, primaires, régionales et nationale, est élaborée au cours des six premiers mois de 1946, par la CGT et le PCF, avec l’appui d’Ambroise Croizat, ministre communiste du travail entre le 28 novembre 1945 et le 16 décembre 1946. « Pour la première fois, la classe ouvrière organisée est en mesure de diriger une partie significative de l'activité économique du pays. Ceci est insupportable pour tous les conservateurs et réactionnaires qui préfèrent le système représentatif à la démocratie, le paternalisme à l’auto-organisation, l'État social à la Sociale. » L’auteur montre comment l’État, dès le départ, entrave autant que possible le pouvoir des intéressés dans la gestion courante de la Caisse nationale, par exemple en imposant que les prestations pour les fonctionnaires soient identiques à celles des travailleurs salariés, alors que leurs cotisations ne sont pas versées en proportions des risques supportés. Il montre que les déséquilibres qui apparaissent dès les premières années sont liés aux charges indues plutôt qu'à une mauvaise gestion. Les tensions à l’intérieur de la CGT qui aboutissent à la scission en décembre 1947, compliquent également ses capacités de gestion.
Sous l’effet de la socialisation, le système de santé se modernise. L’hôpital poursuit sa longue marche vers la déconfessionnalisation et la professionnalisation. Le régime général de 1946 permet de pérenniser, en finançant les nouvelles dépenses, le principe d'ouverture à tous, contre la tradition d'accueil exclusivement réservé aux pauvres. Alors qu’entre 1950 et 1955 la consommation de soins et de biens médicaux augmente en valeur de 21 % pour les médicaments, de 19 % pour les soins de ville et de 14 % pour l’hôpital, le gouvernement bloque le taux de cotisation tout au long des années 1950, refusant d’augmenter les ressources d'une institution qui échappe au contrôle étatique. « La guerre d'indépendance algérienne est à l'origine d'une recentralisation du pouvoir politique et de la dé-démocratisation de la société d'après guerre. » De Gaulle impose un plan de redressement financier et prend des mesures d'affermissement de l'État social. L'utilisation rhétorique de la dramatisation de la situation des comptes sociaux pour remettre en cause la gestion ouvrière est constante. En 1967, une ordonnance divise le régime général en trois caisses distinctes (CNAM, CAF et CNAV), crée une nouvelle structure chargée de la gestion des cotisations (ACOSS) et met fin à l'autogouvernement en introduisant les principes de paritarisme. « Le paritarisme présenté comme une vertu aujourd'hui est en réalité un recul par rapport à 1946 puisque les salariés cotisants n'occupent plus que 50 % des sièges contre 75 % auparavant. » Par ailleurs, des travaux récents ont montré que le déficit du régime général était « un artifice statistique créé pour le remettre en cause ». En 1990, le gouvernement fiscalise le financement de la sécurité sociale en créant la CSG, qu'il préfère à la cotisation. Ce processus de réappropriation par l'État trouve son aboutissement dans le plan de réformes d'Alain Juppé en 1996 qui crée le budget et la dette de la sécurité sociale : « On passe d'une logique de réponse à des besoins à une logique d'adaptation à une contrainte budgétaire. » Désormais le Parlement discute et adopte un budget et propose des réformes afin d'augmenter les recettes, de réduire les dépenses, de réorganiser les droits ou de modifier le fonctionnement des organisations. Il vote chaque année un Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM). Pour rembourser la dette accumulée, est créée la Caisse d’amortissement sociale (CADES) qui doit emprunter sur les marchés financiers pour financer son équilibre, en plus de ses ressources générées par une nouvelle taxe : la CRDS. Des Agences régionales d’hospitalisation (ARH), devenues en 2004 ARS, sous l'autorité directe du ministre, sont chargées d'appliquer sa politique : ce sont de « véritables préfectures de santé ». En prenant le pouvoir sur la sécurité sociale, l'État a changé le sens de l’institution, remplaçant la logique d'égalité par la logique d'équité : « de chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins à chacun paie selon ses moyens et reçoit selon son niveau de risque. » Depuis 1980, le pilier public de la protection sociale se décharge de plus en plus sur le pilier privé : la part des complémentaires santé dans les remboursements ne cesse de croître. L'optique, le dentaire et les prothèses auditives sont considérés comme non prioritaires et sont moins financés. L'auteur montre les collusions entre élites économiques et politiques dans tous les secteurs du soin : industrie pharmaceutique, cliniques, complémentaires. « Non seulement l'État social solvabilise leur production par la commande publique, mais il pose aussi un cadre qui les préserve du contrôle démocratique comme de la menace de potentiels concurrents sur les marchés. » Une part de plus en plus importante reste à charge, dissuadant aussi le recours au système de santé. « Le contrôle de l'hôpital étant beaucoup plus facile que celui de la médecine libérale, c'est probablement l'hôpital qui a le plus souffert de la maîtrise des dépenses. » La reconversion des lits en hospitalisation complète en hospitalisation partielle ne cache que très difficilement la réduction drastique du nombre de lits : leur nombre en proportion de la population a presque été divisé par deux entre 1980 et aujourd’hui. La situation des urgences est emblématique de la pression que subit l’hôpital. Développement des déserts médicaux, industrialisation des soins qui traite la maladie plutôt que le couple patient/maladie, Nicolas Da Silva procéde à un état des lieux complet : « les soignants et autres travailleurs de l'hôpital ne produisent pas des soins mais des séjours, comptabilisés en “résumés de sortie standardisés“. » « La dimension relationnelle est niée au point que les professionnels en souffrent autant que les patients. »
La sécurité sociale est une institution en pleine santé financière. Le « trou de la sécu » est une construction politique et médiatique destinée à justifier le contrôle des dépenses. « C'est un agenda politique », « un mensonge d’État » : « les déficits de la sécurité sociale ne sont pas liés à une supposée mauvaise gestion mais aux crises du capitalisme et aux réponses politiques que l'État y apporte. Ainsi, entre 2008 et 2009, ce déficit a été plus que multiplié part deux, conséquence de la crise économique des subprimes. En évitant de plus en plus la forme salariale au profit de modalités non soumises à cotisations sociales (primes, intéressement, participation, etc.), en promouvant l'emploi non salarié (stage, apprentissage, auto-entreprenariat, bénévolat, etc.) et en pratiquant une politique massive d’exonérations, l’État, depuis le début des années 1980, a renforcé son association avec le capital, au détriment de la sécurité sociale. À ce titre le CICE, introduit en 2013, est emblématique : selon un rapport de France stratégies datant de septembre 2020, son coût annuel d'environ 18 milliards d'euros n’aurait permis de sauvegarder ou de créer qu’entre 100 000 et 160 000 emplois (soit 112 500 à 180 000 € chacun), alors qu’en embauchant directement des personnes au SMIC, 900 000 emplois auraient été créés. Et, « depuis 2018 l'État cesse de compenser systématiquement sa politique d'exonération des cotisations ». En 2019 par exemple 2,1 milliards d'euros n'étaient pas compensés tandis que le besoin de financement de la sécurité sociale s’élevait à 1,9 milliards. Le coût de la financiarisation de la dette de la sécurité sociale par la CADES, « excellent placement pour le capital », s'est élevé à 61 milliards d'euros entre 1996 et 2018, malgré des taux d'intérêt négatifs. Les hôpitaux financent également leurs dettes et leurs investissements par des emprunts, sachant que les taux d'intérêt demandés à l'État sont nettement inférieur à ceux réclamés à ces organismes. Nicolas Da Silva montre comment la dette hospitalière pourrait être payé en un an, dégageant, ensuite et chaque année près de 35 milliards d’euros. Il s’intéresse également à l’industrie pharmaceutique, « l'un des paradis du capital », secteur protégé par l'État depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des normes de qualité ont été imposées, au nom de la sécurité sanitaire, favorisant le secteur industriel et conduisant à une « situation oligopolistique ». La législation sur le brevet, « privilège extraordinaire dans la mesure il attribue l'exclusivité de la commercialisation pendant vingt ans », est mise en place à partir des années 1960. La solvabilité du secteur est garantie par la sécurité sociale. « Les réglementations imposées par l'État ont pour seul effet d'affiner les modèles d'affaires de l'industrie pharmaceutique. » La recherche et l’innovation sont massivement financées par le public, puis leurs fruits deviennent des rentes privées. Il explore aussi les processus d’industrialisation-concentration-financiarisation dans les secteurs des cliniques, des laboratoires d'analyses médicales, des EHPAD, des complémentaires santé. À propos de ces dernières, il juge qu’elles sont plus coûteuses et plus inégalitaires que la sécurité sociale, quel que soit leur statut, ce que confirme un rapport de la Cour des Comptes de 2021. « L'idée convenue selon laquelle la sécurité sociale est un gouffre financier et que la gestion privée privé serait plus efficace ne résiste pas à l’analyse. […] Le système de soin français se caractérise par des coûts de gestion parmi les plus élevés du monde : 7 % en France et 8 % aux États-Unis, mais seulement 2 % au Royaume-Uni. Ce coût est d'abord la conséquence du double traitement de chaque acte de soin, une fois par la sécurité sociale, une autre fois par la complémentaire. […] La sécurité sociale dépense 7,3 milliards d'euros en frais de gestion et les complémentaires 7,5 milliards. Or la sécurité sociale gère 206,5 milliards d'euros de prestations contre seulement 30 milliards pour les complémentaires. Les complémentaires santé facturent plus cher que la sécurité sociale pour rembourser presque sept fois moins de prestations ! »
Nicolas Da Silva revient enfin sur la paupérisation de l'hôpital public au bénéfice du privé et la bureaucratisation du système de soins, dénoncées pendant une année de mobilisations inédites des professionnels du secteur. La pandémie de Covid-19 n’a fait que confirmer ce que tous dénonçaient : l'incapacité du système de soins à faire face aux besoins ordinaires de la population. « L'État social a construit les conditions de dénuement du système de soin, il a ignoré les alertes des soignants en lutte et il a retardé le plus possible la mise en œuvre d'une politique de défense sanitaire face à la pandémie. » Devant l'incapacité de l'État, les professionnels de santé ont repris le pouvoir sur leur travail pendant la pandémie. La baisse des recettes consécutive au confinement a généré un déficit dont l'État impute le remboursement à la sécurité sociale.
Un brin fastidieux à force de précisions sur les réformes successives, biais inévitable de toute investigation exhaustive, cet exposé nécessaire contribuera toutefois, par la connaissance de l’histoire conflictuelle de notre système de santé, à nous éviter de nous tromper de cible. Alors que le seul horizon souhaitable, dans le débat public et militant, est celui de l’État social, Nicolas Da Silva nous invite à reprendre « le combat pour une sécurité sociale auto-organisée contre le capital et contre l’État », à relancer « la bataille de la sécu ».
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LA BATAILLE DE LA SÉCU
Une histoire du système de santé
Nicolas Da Silva
Préface de Bernard Friot
328 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Octobre 2022
lafabrique.fr/la-bataille-de-la-secu/
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