Pour quoi faire ?

30 mars 2024

TECHNIQUE AUTORITAIRE ET TECHNIQUE DÉMOCRATIQUE

Avec ces deux articles publiés respectivement en 1964 et 1972, Lewis Mumford (1895-1990) résume de façon extrêmement limpide sa critique de la production industrielle qu’il développera plus longuement dans Le Mythe de la machine (1966-1970).

TECHNIQUE AUTORITAIRE ET TECHNIQUE DÉMOCRATIQUE
Il rappelle tout d’abord que « la démocratie consiste à conférer l'autorité au tout plutôt qu’à la partie ; et seuls des êtres humains vivants sont, en tant que tels, une expression authentique du tout, qu'ils agissent seuls ou s’entraidant. » Elle se manifeste dans de petits groupes dont les membres ont des contacts personnels fréquents, interagissent librement et se connaissent personnellement. Elle s’exprime par un faisceau de pratiques : l'autogouvernement collectif, la libre communication entre égaux, la facilité d'accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires, un sentiment de responsabilité morale individuelle quand le comportement touche toute la communauté. « Comme le prouve l'expérience acquise au cours de l'histoire, il est beaucoup plus facile d'anéantir la démocratie en créant des institutions qui ne confèreront l'autorité qu'à ceux qui se trouve au sommet de la hiérarchie sociale que d'intégrer des pratiques démocratiques dans un système bien organisé, dirigé à partir d'un centre, et qui atteint son plus haut degré d'efficacité mécanique lorsque ceux qui y travaillent n’ont ni volonté ni but personnels. » Si la tension entre l’association à l’échelle réduite et l’organisation à grande échelle paraît évidente dans les institutions par exemple, elle est plus discrète, bien que profondément enracinée, dans la technique : « Depuis la fin des temps néolithiques au Moyen-Orient jusqu'à nos jours, deux techniques ont bien souvent existé côte à côte, l’une autoritaire et l'autre démocratique ; la première émanant du centre du système, extrêmement puissante mais par nature instable, la seconde dirigée par l’homme, relativement faible mais ingénieuse et durable. » Lewis Mumford redoute que ne survienne l’anéantissement de toute autonomie résiduelle, la disparition totale de ce qui reste de technique démocratique, qu’il définit comme « méthode de production à échelle réduite, reposant principalement sur la compétence humaine et l'énergie animale, mais toujours activement dirigée par l'artisan ou l’agriculteur, même lorsqu'ils utilisent des machines ». « C'est elle qui a corrigé le penchant perpétuel de la technique autoritaire à faire un mauvais usage de ses pouvoirs. » Il date l'apparition de la technique autoritaire au IVe millénaire avant notre ère, lorsque les puissances cosmiques descendirent sur terre, mobilisant et réunifiant les efforts de milliers d’hommes, par la contrainte physique, le travail forcé et l’esclavage, engendrant des milliers de chevaux-vapeur plusieurs siècles avant l'invention du harnais pour les chevaux ou de la roue. Il reproche leur optimisme à ceux qui voient dans « le développement de la science expérimentale et des inventions mécaniques comme le meilleur gage d'une société industrielle pacifique, productive, et avant tout démocratique » : « Les inventeurs des bombes atomiques, des fusées spatiales et des ordinateurs sont les bâtisseurs de pyramides de notre temps : leur psychisme est déformé par le même mythe de puissance illimitée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience, que leur garantit leur science, ils sont agités par des obsessions et des pulsions non moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes antérieurs, et en particulier cette notion que le système lui-même doit s’étendre, quel que soit le coût ultime pour la vie. » « Dans ce nouveau système, le centre de l'autorité n'est plus une personnalité distincte, un roi tout-puissant : même dans les dictatures totalitaires, le centre se trouve désormais à l'intérieur même du système, invisible mais omniprésent ; tous ses composants humains, y compris l'élite technique et dirigeante et la prêtrise scientifique sacrée qui seules ont accès au savoir secret permettant le contrôle total, sont eux aussi piégés par la perfection même de l'organisation qu'ils ont inventée. » Poursuivant son analyse, il soutient que « le danger vient du faite que, depuis que Francis Bacon et Galilée ont défini les nouveaux buts et méthodes de la technique, nos grandes transformations physiques ont été accomplies par un système qui élimine délibérément la personnalité humaine dans sa totalité, ne tient aucun compte du processus historique, exagère le rôle de l'intelligence abstraite, et fait de la domination de la nature physique, et finalement de l'homme lui-même, le but principal de l’existence. » La technique actuelle n'a plus recours à la brutalité pour se faire accepter, mais à la promesse de faire bénéficier chaque membre de la société de ses bienfaits à condition que l’on accepte « tout ce qui est offert, dûment transformé et produit, homogénéifié et uniformisé, dans les proportions exactes qu'exige le système, et non la personne », comme « un généreux pot-de-vin ». En conclusion de ces avertissements, il préconise vivement de « transmettre l’autorité, actuellement détenue par la machine collective, à la personnalité humaine et au groupe autonome ». Reprenant les mots de l'astronaute John Glenn qui, après avoir sauvé sa vie de justesse suite à un grave dysfonctionnement des contrôles automatiques, s’écria en émergeant de la capsule spatiale : « Que l'homme prenne désormais les commandes ! ».

L'HÉRITAGE DE L’HOMME
Prenant le contre-pied de la « notion anthropologique persistante » selon laquelle l'homme serait un animal qui utilise et fabrique des outils, Lewis Mumford soutient que cette ingéniosité réelle n'existe que grâce à la capacité de rêver, d'inventer des symboles, d'élaborer des langages et des mythes. Avant même d’avoir donné forme à ses outils de pierre, l’homme primitif avait fait « de son corps un objet technique perfectionné ». Pourtant, alors qu’il a toujours refusé de se soumettre aux conditions imposées par la nature, il capitule désormais sans condition devant sa propre technique. Il dénonce le glissement de l’acceptation du terme « progrès », à partir du XVIIIe siècle, de l’humanisation vers la mécanisation, et les nuisances, « symptômes latents d’un comportement irrationnel », révélées de manière brutale par les deux guerres mondiales : « En l’espace d’une seule génération, moins de trente ans, à cause de progrès purement technologiques, depuis l’avion jusqu’au napalm et aux bombes atomiques, toutes les barrières morales que l’humanité avait dressées contre l’extermination aléatoire s’écroulèrent. » Cherchant à démêler si « pareille coalition de puissance et de productivité démesurée, de violences et de destructions sauvages, puisse vraiment n’être que purement fortuite », il raconte sa « découverte » de la « mégamachine », du « mythe de la machine » et des « agents irrationnels » qui, dans la religion puis dans la science, ont « miné toutes les civilisations et menacent maintenant, à une échelle inconcevable jusqu’ici, de ruiner l’équilibre écologique de toute la planète ». Deux formes contradictoires constituaient dès l’origine cette « machine invisible » : une « machine du travail », capable de construire et favorable à la vie, et une « machine de guerre », destructrice et sauvagement hostile à la vie. Mais les avantages réels en terme de législation, d’ordre, de travail bien fait, de coopération sociale et de productivité économique, ont été considérablement amoindris par les institutions abrutissantes et déshumanisantes issues de la mégamachine militaire : guerre méthodique, esclavage, expropriation et exploitation de classe, extermination à grande échelle. Les légende sacrées du premier âge de bronze attestent de « la paranoïa originelle du système de la puissance à travers les rêves et les actes quotidiens des dieux et des rois qui le représentaient sur terre ». « Idéologiquement, le système de puissance moderne est aussi obsolète que son précurseur antique, lorsqu'on le juge à l’aune de l'écologie et des valeurs humaines. » C'est parce qu'elle a toujours accordé la même importance à ces composants nuisibles qu’à ses fonctions favorables à la vie, que la mégamachine a permis à l'absurdité et à l'irrationalité de gagner du terrain. Il explique comment son extension a longtemps été contenu par la résistance de la « technique antérieure féconde et organique des fermes et des jardins », mais aussi par les « polytechniques artisanales ». Mais leur disparition rapide et l’universalisation des méthodes et des buts de la mégamachine condamnent la « société d’abondance » à périr étouffée sous ses déchets. Lewis Mumford compte toutefois sur une prise de conscience généralisée pour renverser le processus.

La traductrice Annie Gouilleux propose ensuite une brève biographie de l’auteur, permettant d’éclairer son oeuvre et l’évolution de sa pensée.

Une parole essentielle !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


TECHNIQUE AUTORITAIRE ET TECHNIQUE DÉMOCRATIQUE
suivi de L'HÉRITAGE DE L'HOMME
Lewis Mumford
Traduit de l’anglais par Annie Gouilleux
114 pages – 10 euros
Éditions  La Lenteur – Saint-Michel-de-Vax – Mars 2021
librairie-quilombo.org/technique-autoritaire-et-technique-democratique
Discours prononcé le 21 janvier 1964 et publié dans la revue Technology and Culture, Johns Hopkins University Press, volume 5, n°1, hiver 1964.
Article publié dans Technology, Power and Social Change, Charles Thrall et Lerold Starr éditions, Lexington, D.C. Heath, 1972.



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