Pour quoi faire ?

14 décembre 2025

TOUT POUR TOUT LE MONDE

M. E. O’Brien et EMan Abdelhadi, universitaires américaines dont les travaux portent sur l’histoire des mouvements LGBTIQ+, des communautés musulmanes aux États-Unis et de la théorie psychanalytique, ont imaginé une forme romanesque brute : vingt ans après un bouleversement social majeur, elles interrogent douze personnes, du Bronx à la Chine, du Mildwest au Proche Orient, impliquées dans « une transformation sociale qui a été capable de défier et de réinventer des forces sociales et des institutions globales ». Leurs récits témoignent aussi de l’effondrement économique, des catastrophes climatiques, des révoltes populaires et de la répression qu’elles ont subie.

En préambule, autrices les tentent de présenter l’influence structurelle du système capitaliste à leur public contemporain, d’expliquer qu’alors tout avait un prix. Elles expliquent comment la conjonction de l’effondrement économique et de la crise climatique a créé les conditions d’une rébellion, alors que la légitimité des partis réformateurs étaient sapée. « L'horreur de la crise et les dynamiques de lutte […] ont inculqué un développement politique de masse. » Aux États-Unis, les patrons des petites et moyennes entreprises touchées par la crise se sont alliés aux firmes extractivistes pour encourager la montée de mouvements fascistes. En 2040, pour relancer l’économie l’Iran a été envahie mais la conscription a été fortement contesté. Puis une épidémie de LARS–47 s'est déclarée. Partout dans le monde des réseaux d'entraide mutuelle ont commencé à s'organiser. Les moyens de subsistance ont été réappropriés pour faire face à la faillite de l’État-nation. La production pharmaceutique et alimentaire a été relancée pour pourvoir (gratuitement) aux besoins des mouvements de protestation. La communisation s'est ainsi répandue. Des assemblées se sont mises en place pour servir de base aux prises de décision collective et devenir l'espace principal de médiation des conflits.


Miss Kelley, travailleuse du sexe à New York, a rejoint des milliers d’autres personnes, le 6 mai 2052, pour prendre d’assaut le marché aux légumes, puis elle a coordonné l'approvisionnement en nourriture et sa redistribution dans la Commune naissante. Dès la fin de l’été, avec ses camarades, elle allait nourrir un million et demi d’habitant·es du Bronx et d’Uptown. Elle raconte la mise en place de la nouvelle organisation, les départs pour travailler dans les fermes, la régionalisation de l’agriculture, et explique comment son métier, métier tactile, est désormais envisagé comme du soin : « une sorte de thérapie holistique ».


Kawkab Hassan, descendant d’immigré palestiniens, vit entre Brooklyn et la Palestine, avec les Communautés unies du Proche-Orient (CUCO) où il est parti seize ans plus tôt quand a commencé la Rébellion de Gaza. Chaque voyage lui prend désormais une semaine : il rejoint Casablanca en train, puis New York en voilier. 


Les évolutions techniques sont discrètement évoquées lors de ces conversations : le téléphone implanté (qui a remplacé le vieil internet) de Tanya John et d’autres « augs » (« implants de réalité augmentée » récupérés par des vétérans médics de l’armée étatsunienne) qui permettent les « techs internes », les fermes de serveurs en algues qui analysent les données de production et de consommation, produisent des rapports et des outils pour les forums et les conseils de production.

Tous les leviers qui ont permis d’aboutir à la communisation sont présentées : les orgs de rue et les squats qui organisaient des fêtes sont devenues des lieux, à la manière de ceux des Panthers, où les gens venaient se soigner et ont peu à peu pris en charge tout ce qui avant été géré par l’État, les hôpitaux maintenus ouverts gratuitement lorsque l’État a décidé leur fermeture,

Il est également questions des batailles contre le flics et les milices White Power (de plus en plus difficiles à distinguer !), de celle pour libérer le sud de Manhattan, dernier bastion de l’Amérique des corporations, de la révolte des Ouïghour·e·s qui ont repris et brûlé leurs camps de concentration pour faire « du vrai communisme ». La question du genre occupe aussi une place importante, ainsi que l’écologie.


Lecture assez passionnante et qui laisse rêveur (bien que les violences soient nombreuses). Principe narratif vraiment original.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



TOUT POUR TOUT LE MONDE

Une histoire orale de la commune de New York, 2052–2072

M.E. O’BRIEN & Eman ABDELHADI

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Boulanger

320 pages – 22,90 euros

Éditions Argyll – Rennes – Mai 2024

argyll.fr/produit/tout-pour-tout-le-monde/

Édition originale : Common Notions, 2022



Voir aussi :

MARAUDE(S)


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