Pour quoi faire ?

13 juin 2025

NATION

Bien que l’idée de nation paraisse évidente, elle s’avère en réalité « mouvante » tant sur le plan administratif et géographique (les frontières ont pu changer au cours de l’histoire) que sur celui des symboles et des imaginaires politiques ou culturels (peut-elle vraiment se définir par le fait d’avoir une seule langue ou une seule religion ?). La sociologue Sarah Mazouz, constatant cette labilité, pourfend la conception nationaliste qui rêve de nations « intemporelles et immuables » et qui défend une notion « univoque et essentialisée de l’appartenance », oubliant les inégalités qui continuent de structurer les sociétés. Elle se penche également aux politiques de nationalité et à leur présupposés.


Avant le XVIIIe siècle, ce terme désigne avant tout des groupes extérieurs à un groupe pensé comme principal. Au moment de la Révolution française, Joseph-Emmanuel Sieyès identifie la nation au tiers état, c’est-à-dire, à celles et ceux qui travaillent. Le 23 juillet 1789, l’Assemblée nationale proclame le transfert de la souveraineté du roi à la nation, entendue comme communauté politique fondée sur un contrat avec les citoyennes et les citoyens, individus qui adhèrent au projet qui leur confère des droits. À fin d'assurer l'égalité entre citoyens l'État les considère « abstraction faite de leurs différences », entérinant l'invisibilité de la norme, particularisant les groupes vus comme différents. L’idée de dépendance matérielle et intellectuelle fonde la distinction entre citoyenneté active et passive, excluant par des logiques de domination normant l'ordre social : le genre, la classe et la race, après l’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 rétablissant l'esclavage dans les colonies françaises. La mise à l'écart des descendants d'esclaves ne disparaîtra qu'avec la départementalisation en 1946 et les femmes n'obtiendront le droit de vote qu'en 1944. Tandis que les langues dites régionales sont controlées et condamnées, au nom d’une nation unie, la citoyenneté est accordée aux étrangers – au moins entre 1789 et 1791 – dès lors qu’ils adhèrent au projet politique qui fonde la nation. Des restrictions sont toutefois rapidement introduites : délai de résidence, mariage, acquisition de biens immobiliers, etc.


Benedict Anderson a mis en évidence l’importance d’un sentiment d’appartenance à la formalisation progressive d’une conscience nationale. « Ce sont les empires qui ont constitué le laboratoire de production de l'imaginaire national qui allait finalement concourir à leur morcellement », tout d’abord, au XVIIIe siècle, dans les provinces impériales espagnoles et anglaises du continent américain, chez les populations européennes vivant sous la domination des empires austro-hongrois, russe ou ottoman, au XIXe siècle, avant que les peuples colonisés ne s'en emparent au XXe siècle. « L'idée de communauté nationale vient remplacer celle de communauté religieuse en suivant certains de ses mécanismes. » Les familles royales européennes recherchent alors un « cachet national », en devenant les Windsor, par exemple, pour les Saxe-Cobourg et Gotha. Le développement du capitalisme de l'imprimerie facilite les échanges, conduisant à l'affirmation de langues marginalisées ou à une uniformisation linguistique, à la diffusion d'une presse qui suscite l'impression d'une expérience commune au niveau du pays. Pourtant, alors que ce développement devrait nourrir l'émergence d'une conscience cosmopolite, il en résulte surtout une quête d’entre-soi, de la même manière qu'avec l'apparition d'Internet et des réseaux sociaux. Les mutations (appelées « pèlerinages ») des fonctionnaires créoles a contribué au sentiment d'appartenance à une même communauté, tout en mettant en évidence l'inégalité de traitement avec les élites métropolitaines. « Ce schéma, où le régime discriminatoire censé confirmer la supériorité de la métropole et renforcer son pouvoir concourt en fait à son délitement, se retrouvera dans les empires coloniaux en Afrique et en Asie. » Une conscience nationale a émergée au niveau de chacune des provinces espagnoles, tandis que les treize colonies d’Amérique du Nord se sont constituées en nation avant de partir à la conquête du nord du continent. En Europe, la révolution lexicographique, avec la diffusion de dictionnaires bilingues, donne droit de cité et sentiment d’égalité à des langues marginalisées au sein des empires. Dans les empires coloniaux, l’organisation de la formation scolaire et universitaire des populations provoque une prise de conscience : « Le fait de produire des élites dites indigènes et occidentalisées tout en les soumettant à un large régime de discrimination, dans ce cas explicitement racial et en leur signifiant qu'elles ne seraient jamais les égales des colons, a accéléré le processus d'identification à une communauté nationale cherchant à s'émanciper du joug colonial. »


En tant que communautés imaginées, l’attestation de l’ « immuabilité transhistorique », « sans l’épaisseur historique des dynasties et leur prétendue sacralisé religieuse », est dès lors obtenue par des références à « une Antiquité et à une mythologie, censées être strictement nationales », par un travail de création littéraire, apparu au milieu du XVIIIe siècle, tel Fingal, poème épique de James Macpherson, « véritable Illiade écossaise ». Cette période de création des identités nationales est contemporaine d'un renouveau de la discipline historique, cependant moins destinée à établir des faits qu’à nourrir des imaginaires nationaux, en sélectionnant des évènements qu'on estime marquant et en simplifiant leur sens à des fins d’instrumentalisation. « Dans le discours nationaliste, le recours à l'histoire sert en fait systématiquement des visées politiques qui la floutent, voire dans certains cas la falsifient, pour asseoir l'interprétation que l'on veut donner du présent. »


Sarah Mazouz revient ensuite longuement sur le texte de la conférence d’Ernest Renan, prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882 et intitulée Qu’est-ce qu’une nation ? Contrairement à ce qu’ont voulu lui faire dire Charles Maurras et Maurice Barrès, il relativise la nation et ne la réduit pas à la seule question de l’identité. Il s'agit de la « concevoir comme le produit d'une histoire et ses membres comme les descendant·es de tous les groupes qui ont pris part à son histoire », et de ne pas la confondre avec la race, avec la langue, avec la religion, avec une communauté douanière ou avec la géographie. Il répond alors au Discours à la nation allemande de Fichte qui formalise en 1807 « une définition essentialisée de la nation allemande et de ce qui serait sa culture »


Depuis plus de 40 ans, des polémiques opposent la naturalisation au droit du sol. En 1851 était institué le double droit du sol, permettant l'attribution de la nationalité d'un enfant né en France de parents, étrangers ou non, eux-mêmes nés en France. C'est le simple le droit du sol, institué en 1889 et qui permet à un enfant né en France de parents étrangers nés à l'étranger d'acquérir la nationalité française, qui fait l'objet d'attaques, de polémiques et de restrictions depuis le début des années 1980. Abrogé entre 1994 et 1998, ce dispositif est pris pour cible, dans un « geste de conservation hiérarchique », pour faire primer le droit du sang sur le droit du sol, en racialisant l'appartenance à la nation. Alors que plusieurs générations de descendant·es d’immigré·es postcoloniaux sont nées en France, le débat se porte désormais sur les binationaux et binationales. « Cette crispation […] est révélatrice de mécanismes défensifs actifs dès lors que les membres d'un groupe minorisé sortent pour ainsi dire du ghetto et accèdent à des postes de pouvoir. Jeter le soupçon sur eux vise à les y ramener d'une autre manière. » Par ailleurs, la réintroduction d'un régime dérogatoire à Mayotte restaure « une dichotomie en matière de nationalité dont la ressemblance avec la distinction entre droit métropolitain et droit colonial à l'époque de l'empire n’en finit pas d'être troublante ».


L’auteur analyse également la naturalisation, « dont le mot même renvoie à l'artificialité », comme une procédure qui s'apparente à « un acte de magie ou de transsubstantiation » et « place les personnes naturalisées dans une situation d'inaccomplissement principiel par rapport à celles et ceux qui sont né·es français·es ». Définie juridiquement comme une faveur, elle n'aboutit pas à une égalité réelle.


Alors que l’idée d’identité nationale émerge au nom des idéaux démocratiques, entre la fin du 18e et le début du XIXe siècle, le nationalisme n’a cessé de substituer la question de l'identité à celle de l’égalité : « l'identité nationale suffirait à sortir du régime d’injustices ». La nostalgie d'une grandeur assure le maintien de l'ordre établi et donne les moyens de capter le ressentiment et la colère de celles et ceux qui vivent au présent des formes de déclassement, leur donnant l'impression qu'ils sont du côté des dominants.

En définitive, « le principe de nation, comme d'autres, peut être efficace quand il ne se radicalise pas, quand il se contractualise en traités de paix, en travaux mémoriels, en médiations de toutes sortes, quand il permet de « conjuguer les légitimités » selon la belle expression de Jean-Marie Tjibaou, quand il offre un espace aux identifications plurielles et à la circulation de l'une à l'autre, quand il maintient ouverte la possibilité de la contradiction donc du réaménagement constant.


Avec une grande efficacité, Sarah Mazouz fournit les clés de compréhension du débat (pipé) sur l’identité nationale et le droit du sang. Opuscule fort utile en ces temps troubles.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



NATION

Sarah Mazouz

112 pages – 9 euros

Éditions Anamosa – Paris – Juin 2025

anamosa.fr/livre/nation/




De la même auteure : 

POUR L’INTERSECTIONNALITÉ

RACE

 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire