L’actuel ordre cannibale du monde est tenu pour
immuable. Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à
l’alimentation va s’employer à démonter cette idée reçue, stimuler le goût de
la résistance démocratique et montrer, exemples à l’appui, comment la dette et
la faim sont utilisées comme armes de destruction massive par les grandes
sociétés transnationales pour soumettre les peuples au nom de la maximisation
des profits.
Se référant aux revendications, dénonciations et
remises en cause des acteurs de la Révolution Française, notamment Gracchus
Babeuf, Jacques Roux et Jean-Paul Marat, il pointe une certain nombre d’injustices
et d’inégalités et constate qu’elles se sont, depuis cette époque, considérablement
accentuées et que de nouvelles féodalités se sont constituées : les
sociétés transnationales privées de l’industrie, de la banque, des services et
du commerce. Elles organisent sciemment la rareté pour garantir leurs profits,
détruisant des vies par millions : 10 millions d’enfants de moins de 5 ans
meurent chaque année de sous-alimentation, d’insalubrité, d’épidémie, de
pollution des eaux.
Le capitalisme globalisé a atteint aujourd’hui un
stade inédit, avec une croissance rapide et continue, sans création d’emplois
ni augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs. Une violence structurelle
a été mise en place : la guerre permanente, produisant sa propre
légitimation.
Les guerres préventives américaines
ont pour motivation immédiate les intérêts financiers des sociétés transcontinentales
capitalistes. La "guerre contre le terrorisme" est instrumentalisée
pour justifier l’augmentation des budgets militaires au profit des fabricants
d’armes. Ainsi, 1 000 milliards de dollars étaient dépensés en 2004 en
armement dans le monde alors que 80 milliards annuels sur 10 ans, permettraient
à tout être humain l’accès à l’éducation et aux soins de santé de base, à une
nourriture adéquate, à l’eau potable…
Depuis la chute de l’Union Soviétique, les
Etats-Unis ont accentué leur mainmise sur les organismes internationaux
(O.N.U., O.M.C., F.M.I.,…) désormais au service de leurs stratégies, au mépris
de l’auto-détermination des peuples, de la souveraineté des états et même des
conventions internationales.
Après avoir dressé ce lucide portrait du monde
actuel, Jean Ziegler décortique plus précisément les mécanismes de domination
de ceux qu’il appelle les « maîtres de l’empire de la honte ».
En 2003, les 122 pays du tiers-monde ont versé 436
milliards de dollars aux banques du nord au titre de la dette tandis qu’ils en
recevaient 54 dans le cadre de l’aide publique au développement. La dette
profite aux créanciers étrangers et aux membres des classes dominantes
autochtones. Le F.M.I. a été créé pour imposer des réformes structurelles et
assurer le versement régulier des intérêts de la dette. S’ils payent
scrupuleusement leurs remboursement réguliers, leur dette extérieure ne cesse
cependant d’augmenter car, devenus producteurs de matières premières, notamment
agricoles et dont les prix ne cessent de chuter, ils doivent importer
l’essentiel des biens industriels dont les prix ont considérablement augmentés
(multipliés par 6 en 20 ans). De plus, le pillage des trésors publics de ces
pays et la corruption font des ravages. De vastes secteurs économiques sont
contrôles par des transcontinentales qui transfèrent leurs profits vers leurs
sièges et utilisent des brevets pour percevoir en plus des royalties. Enfin,
clients à haut risque, les banques occidentales leurs appliquent des taux
d’intérêt exorbitants.
Une annulation pure et simple des dettes n’aurait
aucune incidence en vérité sur l’économie mondiale. Il s’agit donc bien d’un
système de domination et d’exploitation. Un esclave debout serait déjà un
esclave dangereux.
Jean Ziegler explique comment au Rwanda, les
rescapés du génocide sont condamnés à rembourser les crédits ayant servi à
financer l’achat des machettes qui ont décimé leurs familles.
Il considère comme « dettes odieuses »
toutes celles qui induisent les sous-développements économiques, la réduction
des populations au servage et la destruction des êtres humain par la faim.
Toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans
meurt de faim ou de maladie liées à la malnutrition. Si la faim conjoncturelle
est due au brusque effondrement de l’économie d’un pays, la faim structurelle
est induite par le sous développement, l’argent nécessaire au développement
étant absorbé par le remboursement de la dette. C.Q.F.D.
Les Etats-Unis sont les premiers contributeurs du
Programme Alimentaire Mondial (P.A.M .) qui distribue des céréales génétiquement
modifiées achetées aux trusts agroalimentaires américains.
Jean Ziegler raconte aussi comment l’International
Coffee Agreement a régulé pendant plus de 30 ans le marché mondial du café pour
assurer aux paysans des prix relativement stables, à l’instar de l’O.P.E.P.
pour le pétrole, malgré la spéculation, les aléas climatiques et les maladies.
En 1989, avec la disparition de l’Union Soviétique et avec elle le risque de la
tentation communiste de la part de million de familles de cultivateurs, les
géants de l’agroalimentaires liquidèrent l’I.C.A.
En Éthiopie par exemple, les paysans produisent
désormais à perte, les courts s’étant rapidement effondrés tandis que le prix
du café torréfié (par les grands groupes bien sûr) s’envolait. Privés de
revenus, ils ne peuvent plus acheter les denrées pour nourrir leurs familles.
Il explique aussi comment Lula, élu président du
Brésil sur un programme ambitieux de lutte contre la faim, a du commencer par
« gagner la confiance des marchés » plutôt que de lancer un audit sur
la dette et dénoncer ainsi les sommes détournées par la dictature, de crainte
d’encourir le sort de Salvador Allende en 1973. Son long exposé est édifiant et
emblématique des pratiques et des maigres marges de manœuvres des
contre-pouvoirs démocratiques.
Enfin, Jean Ziegler fustige avec force exemples de
nouveau, l’avidité pure et cynique des transnationales pharmaceutiques qui
n’investissent pas dans la recherche contre les maladies jugées non rentables
et des compagnies agroalimentaires qui brevètent le vivant et rêvent de
détruire la concurrence de la nature qu’elles considèrent comment déloyale car
gratuite, l’immunité de ceux qu’il nomme les « cosmocrates » (en
revenant sur l’accident de à Bhopal en Inde, d’une usine d’Union Carbide).
Retenons qu’un rapport de la F.A.O. datant de 2003
prouve, chiffres à l’appui, que l’agriculture mondiale, dans l’état actuel de
ses forces productives, peut nourrir 12 milliards d’individus.
Jean Ziegler revendique son devoir d’informer car
« les vampires craignent comme la peste la lumière ». Il appelle à
« une insurrection des consciences », à « la guerre pour la
justice sociale planétaire », à « la destruction de l’ordre cannibale
du monde ».
La charge est virulente, précise, argumentée et
nourrie de comptes rendus de terrain. On peut cependant s’interroger sur le
réel pouvoir de son auteur au sein de l’O.N.U. Certes, il semble craint même
pour ses propos les plus prudents et modérés dans le cadre de ses fonctions
puisque les États-Unis ont cherché à le faire renvoyer. Sa rencontre informelle
avec le représentant du F.M.I. est en cela édifiante : le reconnaissant,
il lui reproche ses discours car « des gens [le] croient alors que les
lois du marché sont incontournables. Rien… Rien ne sert de rêver ».
Au-delà d’éveiller les consciences, quels résultats
a-t-il pu obtenir ? N’est-il finalement qu’un alibi au sein de
l’institution ?
Vouloir réformer est-il
suffisant ? S’il évite le piège du manichéisme en présentant quelques
dirigeants face au dilemme d’accepter les règles du marché ou de disparaître, n’est-ce
pas un constat d’impuissance général, y compris pour lui même, au-delà de ses
dénonciations ?
Ses propos n’en demeurent pas moins pertinents,
nécessaires, son témoignage vital.
L’EMPIRE DE LA HONTE
Jean Ziegler
323 pages – 20,30 euros
Éditions Fayard – Paris - mars 2005
352 pages – 6,60 euros
Éditions Le Livre de poche – Paris - novembre 2007
Du même auteur :
Du même auteur :
"agriculture mondiale, dans l’état actuel de ses forces productives, peut nourrir 12 millions d’individus."
RépondreSupprimerJe supposes qu'il s'agit de 12 milliards.
Merci à vous. Je corrige immédiatement.
RépondreSupprimer