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24 janvier 2018

SE DÉFENDRE - Une Philosophie de la violence

Une ligne de démarcation sépare les sujets dignes de se défendre et d’être défendus, des corps vulnérables et violentables, acculés à des tactiques défensives qui relèvent de l’autodéfense, à ne pas confondre avec le concept juridique de la légitime défense. Elsa Dorlin se concentre ici sur des moments de passage à la violence défensive et retrace une généalogie, une histoire constellaire des « éthiques martiales de soi ».
La précision, la rigueur, la densité de son argumentation sont telles qu’en rendre compte en détail serait ambitieux. Nous en rapportons ici les grandes lignes mais invitons vivement les lecteurs curieux à se précipiter sur cet ouvrage.


Historiquement, le port d’arme en Europe est un privilège conféré la noblesse. Le droit de rester armé dans l’espace public est conditionné à la vocation strictement défensive.
Longtemps, l’aristocratie rechignera à régler ses différents devant les tribunaux, préférant régler les offenses d’honneur selon des pratiques chevaleresques.
L’État colonial impose aux esclaves et aux indigènes un désarmement systématique tandis que les colons, minorité blanche, se voient accordés un droit de police.
Dans la période esclavagiste, deux conceptions de la conservation de soi sont en jeu : en tant que préservation de sa vie ou en tant que capitalisation de sa propre valeur. Des êtres sont alors assimilés à des choses. Les esclaves n’ont plus de vie mais une valeur.
L’ordre colonial institue une « catégorisation anthropologique racialiste de la criminalité » par la création exponentielle de délits et infractions spéciaux. La justice est alors rendue à charge contre des individus toujours présumés coupables.
L’histoire des dispositifs de désarmements révèle une construction de groupes sociaux maintenus dans la position d’êtres sans défense, en dehors de la citoyenneté.
Une autre généalogie, souterraine, apparait également : celle des cultures martiales esclaves « à mains nues », danses rythmées par des percussions, constituées de mouvements pugilistes.
Le désarmement systématique des esclaves et des indigènes est toujours accompagné d’un enrôlement dans des politiques de défense nationale qui envoient ces corps, désormais armés, prioritairement à la mort. Le colonel Mangin considère ces « fils de la France » comme la « botte secrète » contre l’Allemagne. Pour garantir la loyauté de ces troupes, l’État major distille le racisme entre colonisés eux-mêmes.


Depuis l’Antiquité, le principe de la « juste défense de soi » est liée à la défense de l’État. Dans la tradition anglo-saxonne, la défense de la nation est une extension de la défense de la personne. Dans la tradition continentale et plus spécifiquement française, la défense de la nation se substitue à la défense de soi. L’instauration du service militaire doit créer une communauté de citoyens-soldats. Au début du XXème siècle, deux stratégies militaires vont s’opposer qui vont conditionner en partie les politiques de maintien de l’ordre, notamment la gestion des révoltes ouvrières : soit former une élite préparée à défendre la France mais dévouée au Capital et utilisée à des fins répressives sur le territoire national, soit armer le peuple, à même de transcender ses intérêts de classe, selon Jaurès, au profit de la défense de la Nation. Pour celui-ci la « guerre défensive » est une guerre juste, légitimant l’engagement des prolétaire français. Pour d’autres (Rosa Luxemburg, Georges Yvetot,…) cette distinction n’est qu’une abstraction juridique. Dans Le Manuel du soldat, publié en 1902, Yvetot dénonce la « religion de la violence » qu’est le militarisme, bras armé du capitalisme : « L’armée de la nation, l’armée composée des fils du peuple est contre le peuple au service du patron (…). En attendant de servir à la guerre étrangère, le soldat, en effet, sert encore et sert toujours à la guerre sociale. »


Au début du XX ème siècle, face au constat que les revendications pour une égalité civile et civique ne peuvent être adressées à l’État, principal instigateur de l’injustice sociale, une frange du féminisme suffragiste en Angleterre, a mis en pratique et en mouvement ce constat par le passage à la violence. Elsa Dorlin retrace l’arrivée puis la diffusion du judo et du ju-jitsu notamment, dans le pays et comment ce mouvement féministe s’en empare pour se défendre de la brutalité policière. Leur tactique d’autodéfense relève de la guérilla urbaine : entraînement, dissimulation d’armes sous les vêtements, déguisements, réseaux de soutien, caches d’armes, etc. Elle politise des corps.

Fin octobre 1942, dans le ghetto de Varsovie, la constitution de l’Organisation juive de combat s’apparente à une résistance, une contre-attaque mais aussi, puisqu’il n’est plus question de survivre, à une défense de soi, une défense du choix de sa mort. Combattre plutôt que d’être exterminé est un choix éthique, une défense de la vie même. La mort devient instance restauratrice des valeurs de la vie.
L’auteur dessine une généalogie de l’autodéfense des mouvements juifs depuis la création de la Garde juive Odessa en 1881 contre les pogromistes, qui préconise la violence défensive ; la constitution systématique de groupes par le Bund à partir de 1902, initiés à une forme ultra-violente de boxe à poings nus. Le mouvement sioniste est divisé entre un courant socialiste et culturel, et un courant ultra-conservateur, nationaliste voir fascisant. Pendant la Première Guerre mondiale, Zeev Vladimir Jabotinsky, théoricien d’une conception autoritariste et nationaliste de l’autodéfense, fonde un groupuscule paramilitaire pour conquérir la Palestine, La Légion juive, puis en 1920, la Haganah, milice offensive paramilitaire illégale qui se radicaliser encore à partir de 1937 et commettra des attentats terroristes meurtriers. Cette philosophie du combat rapproché qui définit la sphère civile comme un espace de violence permanente et imminente, a donné naissance au sionisme militarisé, terroriste et colonialiste. Le Krav Maga, inventé pour répondre aux menaces permanentes de pogroms en Europe de l’est, apparenté à la mythologie fondatrice d’Israël, symbolise l’idéologie nationale de défense offensive, d’une guerre de conquête érigée en principe d’une civilitée sécuritaire. Ainsi, le droit à la violence et à la colonisation tire sa légitimité du principe de la défense de soi.


Un chapitre est ensuite consacré aux philosophies du contrat social qui, les premières, ont conceptualisé l’autodéfense moderne.
Thomas Hobbes (1588-1679) établit une puissance souveraine légitime et absolue afin de pacifier la violence intrinsèque aux rapports interindividuels même si elle ne pourra jamais être totalement éradiquée de la vie civile. Pour John Locke (1632-1704) au contraire, la défense est strictement impensable en dehors du cadre imposé par la question de la légitimité du droit premier que confère la propriété de soi-même. Toute offense à la propriété autorise même les propriétaires à user légitimement de la violence. C’est ce droit naturel à la préservation de soi qui fonde le droit à l’autodéfense armée présent dans la culture juridique anglo-saxonne.
En Angleterre, le port d’armes devient un droit fondamental en 1689 pour tout protestant. En passant aux États-Unis, ce droit deviendra un élément fondamental de l’histoire coloniale, raciale et sociale, un ressort rhétorique de sa légitimation et fera parti des dix amendements à la Constitution ratifiés le 15 décembre 1791. Des mouvements vigilantistes vont se développer, prônant l’autodéfense armée et/ou paramilitaire ainsi qu’une justice extra-légale dans le cadre de rhétoriques conservatrices et racistes. Dans les États du Sud, ils s’apparentent à la branche armée de l’idéologie de la suprématie blanche.
Une loi va autoriser Charles Lynch et ses hommes à ne pas respecter les lois pour éradiquer les voleurs de chevaux qui sévissent en Virginie. Bientôt les lynchages vont se multiplier, participant de l’affirmation ritualisée de l’unité blanche. Les écoles fermeront pour que les enfants puissent assister à ces spectacles et les familles pique-niqueront à l’ombre des arbres où pendent les corps suppliciés. Le viol des femmes blanches devient progressivement le chef d’accusation au nom duquel des milliers d’innocents seront exécutés. En 1892, Ida B. Wells lance aux noirs un appel à l’autodéfense armée : « Désormais, un fusil Winchester doit avoir une place d’honneur dans chaque foyer noir. » W.E.B. Dubois dénonce en 1916 l’ « industrie du lynchage ». Elsa Dorlin considère que « l’expérimentation savamment pensée d’Abu Grahib marque l’actualité de la culture du vigilantisme états-unien sur la scène internationale. »

Avec la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis se présentant comme une démocratie exemplaire en lutte contre le fascisme, les exactions racistes deviennent indéfendables sur leur propre sol. Pourtant, si la lutte pour la déségrégation rencontre quelques victoires juridiques, l’idéologie de la suprématie blanche se maintient et se renouvelle notamment avec le « Kissing Case ». En octobre 1958, à Monroe en Caroline du Nord, une petite fille blanche de 8 ans rapporte qu’elle a embrassé sur la joue un des deux petits garçons noirs de son âge avec qui elle s’amusait. Une foule armée menace de les lyncher. Ils seront arrêtés, violentés et  condamnés pour agression sexuelle. Robert Williams, le président de la section locale de la NACCP va la transformer en unité de combat. Il dénonce la politique raciste américaine et les exactions commises contre la minorité noire comme un colonialisme intérieur. Selon une position philosophique classique, il considère que l’État fédéral échoue sciemment à faire respecter le quatorzième amendement de la Constitution et que les tribunaux sont illégitimes à exercer la justice. La violence exercée par les Blancs est légale mais illégitime alors que celle des Noirs en retour est illégale mais légitime. L’autodéfense n’est pas l’amour de la violence  mais l’amour de la justice. Elle survient lorsque persévérer dans la non-violence devient du suicide. « Selon lui, la stratégie de la violence défensive s’apparente à une dynamique insurrectionnelle seule capable de modifier en profondeur les rapports de pouvoir. » Il inspirera les Blacks Panthers, en opposition à la stratégie de la résistance non violente prônée par Martin Luther King. Celui-ci espérait dévier le cours de l’histoire à l’usure, en engageant les corps dans la confrontation pour faire apparaître la violence des agressions et déclencher des effets moraux, politiques et psychologiques. Au contraire, les stratégies d’autodéfense veulent la révolution, en rétablissant les modalités d’un combat à armes égales. C’est la métaphore de la frappe et non du rabot.
Cependant, en constatant la dérive viriliste et machiste du Black Power, Elsa Dorlin démontre l’imprégnation insidieuse des normes dominantes de genre, comme un « dispositif de domination qui produit, au sein même des luttes sociales, une forme de vulnérabilité idéologique ». « L’autodéfense est sans issue si elle ne travaille pas prioritairement cette lutte sémiotique des classes », conclut-elle

Elle raconte ensuite, à partir du milieu des années 60, l’évolution des mouvements de libération homosexuelle et trans, notamment avec la Purple Panther Division chargée d’intervenir rapidement dans l’espace public en cas d’agression et de nettoyer les rues de San Francisco des homophobes.
Elle dénonce ensuite les campagnes sur les violences faites aux femmes qui réifient systématiquement les corps féminins mis en scène comme des corps victimes, actualisant la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme d’une part, et érotisent la domination d’autre part, en montrant aux agresseurs leur puissance d’agir.
Elle analyse longuement Dirty Week-end, roman d’Helen Zahavi paru en 1991 qui provoqua un scandale à sa parution en Angleterre, tant la violence est communément pensée comme expression des dominants et pas comme une option politique pour le féminisme. Elle considère que celui-ci avait besoin de cette héroïne pour questionner son propre rapport à la violence. En effet, Bela n’a pas appris à se battre mais a désappris à ne pas se battre, en passant à une stratégie d’autodéfense féministe. C’est la revanche des impuissants et des fragiles. La prise de conscience d’un rapport de pouvoir et la politisation des expériences vécues de la domination passent par un processus singulier intime, phénoménal et non pas par un collectif. Toujours à partir de ce roman, elle complète l’analyse traditionnelle de la disposition féminine à se soucier des autres, à leur prêter attention et en prendre soin, comme le produit historique d’une assignation prioritaire, d’une division sexuelle du travail domestique.  Pour elle, c’est la violence endurée qui détermine les individus qui la subisse à demeurer dans une inquiétude radicale, à être constamment à l’écoute du monde et des autres, à des fins d’autodéfense. Cet effort permanent se traduit par une ignorance de leur propre puissance d’agir.


Comment répondre à la violence ? Ces différentes réponses apportée à différentes époques et surtout les analyses qu’en proposent Elsa Dorlin, aideront à définir les nôtres. Un livre riche, savant et nécessaire.




SE DÉFENDRE - Une Philosophie de la violence
Elsa Dorlin
258 pages – 18 euros
Éditions Zones – Paris – Septembre 2017
www.editions-zones.org

288 pages – 11,50 euros
Éditions La Découverte – Collection "Poches sciences"
Paris – Octobre 2019




Elsa Dorlin a accordé une série d’entretiens au site d’information Lundimatin :




Voir aussi :

LA TERREUR FÉMINISTE

 

 

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