Pour quoi faire ?

16 février 2019

SOUMISSION À L’AUTORITÉ

Avec la série d’expériences réalisée au début des années 1960 et qui porte désormais son nom, Stanley Milgram a mis en lumière les processus d’obéissance et de désobéissance, la façon dont l’homme concilie les impératifs de l’autorité avec la voix de sa conscience.

« L’obéissance est le mécanisme psychologique qui intègre l’action individuelle au dessein politique, le ciment naturel qui lie les hommes aux systèmes d’autorité. » La Seconde Guerre mondiale a montré comment, au service d’une cause néfaste, elle peut se muer « en vice odieux » alors qu’elle a très longtemps était considérée comme une vertu. Le problème moral en cas de conflit entre l’ordre donné et la conscience a été traité par Platon, mis en scène dans Antigone, puis analysé sur le plan philosophique à toutes les époques. Hobbes affirme que la responsabilité incombe à l’instigateur et non à l’exécutant, tandis que les humanistes mettent l’accent sur la suprématie de la conscience individuelle et soutiennent que l’éthique personnelle doit primer.

L’expérience de Stanley Milgram permet de mesurer à quel point un sujet suit les instructions d’un expérimentateur avant de refuser d’obéir. Deux personnes viennent dans un laboratoire de psychologie dans le cadre d’une enquête sur la mémoire et l’apprentissage. L’un, l’élève, est sanglé et équipé d’électrodes (en réalité un comédien complice qui va simuler la douleur) tandis que l’autre, le moniteur, (en réalité, le véritable sujet de l’expérience) lui apprend une liste de couples de mots en sanctionnant chaque erreur par des décharges électriques d’intensité croissante (de quinze à quatre cent cinquante volts). Un conflit s’instaure entre les manifestations de douleur de l’élève et les injonctions de l’autorité à continuer. Bien que beaucoup de sujets éprouvent un stress considérable et protestent, une proportion importante poursuit l’expérience jusqu’au niveau de choc le plus élevé malgré la véhémence des plaintes de la victime, sa souffrance manifeste et ses supplications pour qu’on la libère. Ces résultats et les conclusions qu’en tire Stanley Milgram, rejoignent l’analyse d’Hannah Arendt à propos de la banalité du mal : des gens ordinaires ont rempli leurs obligations, non pour assouvir des tendances agressives mais pour « faire leur devoir ». Même si les gens prétendent qu’en pareil situation, ils désobéiraient, peu s’avèrent capables, en situation, de traduire leurs valeurs en actes car « le sens moral est moins contraignant que ne voudrait nous le faire croire le mythe social. » Une série de « facteurs de maintenance » enferme dans la situation : la politesse, le désir de tenir sa promesse, la perspective de l’embarras d’un refus. Des processus d’adaptation « transforment le mode de pensée du sujet et sapent en lui toute velléité de révolte », réduisant la tension issue du conflit : l’attention accordée aux aspects techniques détache des conséquences lointaines, le désir de se montrer à la hauteur diminue les préoccupation éthiques, l’abandon de la responsabilité personnelle pour n’être plus qu’un instrument aux mains de l’autorité, la dévalorisation de la victime. Il est d’autant plus facile de nier sa responsabilité quand ont est qu’un simple maillon dans une chaîne d’exécutants.
Pour mesurer la force l’obéissance, donc, il dresse un obstacle : infliger une punition de plus en plus sévère, pour inciter à la révolte. Il du faire intervenir des protestations de la victime pour augmenter la résistance du sujet. En leur absence, presque tous les sujets poursuivaient allègrement l’expérience jusqu’à la dernière manette. Une autre étude montre pourtant que toutes les personnes à qui cette expérience est présentée affirment qu’elles désobéiraient.
Des variantes de l’expérience, plaçant la victime dans une autre pièce, avec ou sans retour ou au contraire imposant un contact physique avec elle pour pouvoir poursuivre, démontrent que le taux de désobéissance augmente avec la proximité.
Lorsque la victime indique qu’il souffre d’une maladie du coeur, le taux de désobéissance n’augmente pas. Par contre la présence physique de l’expérimentateur est déterminante. En son absence (consignes données par téléphone), le taux de résistance augmente, de plus ceux qui n’osent se révolter contre l’autorité trouvent un subterfuge en trichant sur les intensités administrées.
Lorsque des femmes sont admises comme sujet, le taux d’obéissance reste le même, par contre l’intensité du conflit est supérieur.
Le fait que la victime expose des conditions préalables et les fassent valoir en cours d’expérience pour se retirer, est négligeable, de même un cadre moins institutionnel ne fait que fléchir légèrement le taux d’obéissance.
Lorsqu’on laisse au sujet le choix de l’intensité, il administre des chocs plus faibles, ce qui montre qu’il n’obéit pas à ses pulsions agressives.
Si l’expérimentateur s’oppose à la poursuite de l’expérience mais que l’élève demande à ce qu’elle se poursuive jusqu’au bout, le sujet obéit à l’ordre émit par l’autorité. Si le rôle de l’expérimentateur est tenu par un sujet ordinaire, son autorité diminue : le sujet désobéit, convaincu d’agir comme lui aurait demandé l’expérimentateur institutionnel. Lorsque celui-ci est placé en situation de victime, le sujet obéit à sa première demande de cesser.
Ces différentes variantes démontrent que l’autorité, bien plus que l’ordre, détermine le comportement.
Quand deux complices comédiens sont adjoints au sujet, celui-ci cesse d’obéir dès que ses pairs se rebellent contre l’autorité.

Stanley Milgram cherche ensuite à comprendre le fonctionnement d’un système hiérarchique en se référant à la cybernétique. Chez un individu, les pulsions instinctuelles prennent leur origine dans le ça mais ne sont pas converties en action sans subir d’abord le contrôle des mécanismes inhibiteurs du surmoi. À l’intérieur d’un mode organisationnel, il n’évalue plus les directives issues d’un agent coordonnateurs selon les critères de son code moral personnel. Le fonctionnement des structures hiérarchiques est garanti par la suppression du contrôle au niveau individuel. « Typiquement, l’individu qui entre dans un système d’autorité ne se voit plus comme l’auteur de ses actes, mais plutôt comme l’agent exécutif des volontés d’autrui. » L’auteur nomme cette condition « état argentique », en opposition à l’ « état autonome ». De la famille à l’école et au monde du travail, l’individu fonctionne toujours en tant qu’ « élément subordonné dans un système d’autorité ». Il est perpétuellement confronté à un système de récompenses dans lequel sa docilité lui apporte une faveur, la rébellion, un châtiment, si bien qu’il ne peut qu’intérioriser cet ordre social.
La conversion à l’état argentique nécessite la perception d’une autorité légitime (son apparence est plus déterminante que sa qualité intrinsèque), une coordination entre l’ordre et la fonction d’autorité, et une justification idéologique.
L’état argentique se caractérise par :

  • Un phénomène de syntonisation, c’est-à-dire une réceptivité beaucoup plus importante de ce qui provient de l’autorité que de l’extérieur.
  • Une abdication idéologique (« bien que le sujet accomplisse l’action, il permet à l’autorité de décider de sa signification »), fondement cognitif essentiel de l’obéissance.
  • Une perte du sens des responsabilités : le surmoi n’apprécie plus la notion du bien et du mal inhérente à l’acte, mais contrôle la qualité du fonctionnement de l’individu dans le système d’autorité.
  • L’image de soi, la projection idéal de son moi, est une source considérable d’inhibition interne.
Il est maintenu par la continuité de l’action, l’obligation contractée, l’anxiété. « Il y a obéissance quand les facteurs de maintenance sont plus importants qui le taux net de tension tandis que la désobéissance résulte de la situation inverse. » Les signes de tension sont preuve de l’échec de l’autorité à convertir le sujet à un état argentique absolu.
 Des mécanismes psychologiques entrent en jeu pour dissiper la tension : la dérobade (dissimulation des conséquences perceptibles) et le refus de l’évidence, les subterfuges, les manifestations psychosomatiques, la désapprobation, mais bien sûr seule la désobéissance met un terme à la tension.

En fin d’ouvrage, Stanley Milgram répond aux principales objections rencontrées. Il rapproche aussi ses conclusions avec des situations historiques, l’Allemagne nazie et les bombardements au Viet-Nam notamment.

Si ces travaux sont globalement bien connus, le détail des différentes variantes l’est beaucoup moins. Ce récit permet d’appréhender les comportements des individus (et des foules) en situation d’obéissance, en complément à d’autres ouvrages.


SOUMISSION À L’AUTORITÉ
Stanley Milgram
Traduit par Emy Molinié
274 pages – 130 francs
Éditions Calmann-Lévy – Collection « Liberté de l’esprit » – Paris – Octobre 1997


320 pages – 9 euros
Éditions Fayard – Collection « Pluriel » – Paris – Septembre 2017

96 pages – 6,50 euros
Éditions La Découverte – Collection
« Poche/sciences » – Paris – Mai 2017

Titre original : Obedience to Authority - An Experimental View – Harper & Row publishers Inc. – 1974



 



Voir aussi :

LA SOUMISSION LIBREMENT CONSENTIE


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