Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois affirment qu’il est moins compliqué qu’on ne le croit d’amener quelqu’un à faire en toute liberté quelque chose. De telles manipulations peuvent être mises au service des pires comme des plus nobles causes. Ces dernières relèvent de la psychologie de l’engagement dont ils vont nous révéler toutes les ficelles.
L’Homme agit en fonction de ses idées et de ses motivations. Pour changer le comportement de quelqu’un, il convient donc de recourir à l’argumentation et donc à la persuasion ou d’utiliser des stratégies qui reposent sur les récompenses et les punitions. Mais, en recherchant les déterminants du comportement dans la personne elle-même (caractère, personnalité, traits, valeurs, convictions…) plutôt que dans la situation (pressions, récompenses, sanctions, normes sociales, concours de circonstance…), on développe les stratégies les plus sophistiquées. Une punition peut s’avérer efficace mais son effet s’estompe à long terme, au contraire d’une motivation intrinsèque.
La théorie de l’engagement de Kiesler (1971) montre qu’un lien entre la personne et son acte va agir comme un facteur interne de réalisation comportementale.
Quand une personne est déclarée libre de faire, ou de ne pas faire, quelque chose, et qu’elle le fait, elle va se reconnaître dans cet acte et en assumer la signification.
Plutôt que de peser sur les idées pour modifier les comportements, il s’agit de peser sur les comportements pour modifier les idées.
Le simple fait de demander à votre voisin de veiller sur vos affaires et d’obtenir son acceptation, suffit à provoquer son intervention en cas de tentative de larcin dans 95% des cas, tandis qu’il n’aurait pas bougé sans cette « extorsion » de décision (Expérience de Moriarty, 1975).
De même, une conférence ne débouche que peu sur de nouveaux comportements, quelque soit la qualité de l’intervenant, mais des discussions de groupes organisées dans la foulée, avec vote sur l’intention ou pas d’adopter un nouveau comportement, renforcent considérablement la motivation à concrétiser une décision. Ce déterminisme est indépendant des raisons, bonnes ou mauvaises. C’est un effet de gel qui conduit l’individu à faire ce qu’il a décidé de faire et éventuellement à persévérer (Expérience de Lewin).
L’effet de gel peut conduire à une escalade de l’engagement. Les gens adhérent plus au choix qu’ils ont fait qu’aux raisons ayant présidé à ce choix, au sens d’adhérence et non d’adhésion. Qu’importe si le monde change au point de rendre ce choix déraisonnable, l’effet de gel les poussera néanmoins à persévérer dans leur décision.
Le principe de l’amorçage consiste à faire prendre à quelqu’un une décision sur une mauvaise base d’information : soit en lui cachant une partie de la vérité, soit en mentant. Lorsqu’on rétablit la vérité, on constate une persévération de la décision initiale (Expérience de Cialdini, Cacioppo, Basset et Miller, 1978).
Le principe du leurre est un piège consiste à inciter quelqu’un à prendre un décision qu’il juge avantageuse puis à lui annoncer qu’il ne pourra pas la concrétiser. Il acceptera alors facilement de prendre une seconde décision, dite de remplacement, nettement moins avantageuse.
Un premier comportement peu coûteux (répondre à quelques questions, coller une vignette, goûter une soupe, donner l’heure) prédispose une personne à accepter un nouveau comportement plus coûteux. C’est le principe du pied-dans-la-porte. C’est une procédure ayant les mêmes fins que les prescriptions d’obligations (« Vous devez faire ceci ou cela ») ou d’interdits, qui amène les gens à faire ce que l’on souhaite et finalement à se soumettre.
Donc , l’engagement est un lien qui unit l’individu à ses actes comportementaux. Pour Joule et Beauvois les attributions causales internes (auto-attributions) ou externes (par un observateur) sont des conséquences cognitives. Le sujet explique à posteriori son acte comme conséquence d’un trait de son caractère.
L’engagement augmente avec la visibilité sociale de l’acte, en fonction de son caractère public (au contraire d’anonyme), explicite (au contraire d’ambigu), irrévocable et répété, et aussi avec son importance, mesurée par ses conséquences et par son coût.
Les raisons d’ordre externe (punitions et récompenses) créent de la distance entre l’acteur et son acte alors que les raisons d’ordre interne engagent. De même, le contexte de liberté est un puissant facteur d’engagement.
Il faut distinguer deux types d’actes, les non-problématiques des problématiques, qui vont à l’encontre de nos aptitudes et de nos motivations, parce qu’ils enfreignent soit une prescription d’obligations soit une prescription d’interdits.
Un acte préparatoire engageant (signer une pétition par exemple) modifie à la fois les opinions et les conduites extérieures. L’engagement rend donc plus résistant aux contre-propagandes, attaques et agressions idéologiques en tous genres mais produit également une « extrémisation » de l’opinion initiale. Les justifications externes peuvent réduire les effets de l’engagement jusqu’à les annuler complètement. Les effets d’un acte d’engagement non-problématique sont spectaculaires sur le plan comportemental : consolidation des décisions, persévération dans une cours d’actions, répétitions des comportements anciens et production de nouveaux comportements, y compris plus coûteux.
La rationalisation est le processus par lequel une personne ajuste a posteriori ses attitudes (ce qu’elle pense) et ses motivations (ce qu’elle ressent) à l’acte qu’un agent de pouvoir a su obtenir d’elle. La rationalisation d’un acte problématique est un phénomène équivalent à la consolidation des attitudes suite à l’engagement dans un acte non-problématique. Elle ne s’exerce que dans les contextes de liberté. C’est d’ailleurs pourquoi, « En matière d’intériorisation des normes parentales, les pédagogies « libérales » surpassent en efficacité les pédagogie traditionnelles qui font de l’autorité leur credo et des sanctions leurs choux gras. »
Les stratégies de persuasion et de sensibilisation permettent de peser sur les attitudes et les savoirs mais pas sur les comportements, au contraire de la stratégie de l’engagement.
Avant de conclure, les auteurs énumèrent quelques principes d’action qui permettent d’optimiser un engagement :
- Le principe de naturalisation consiste à s’arranger pour que la personne en vienne à croire que ses actes découlent de sa nature.
- Le principe de dénaturalisation consiste à tout faire pour que puisse s’établir un lien entre une personne et un acte non désirable.
- Le principe des attentes confirmée revient à ne jamais laisser prendre une décision sans s’être assuré que tout est prêt pour qu’elle soit effectivement tenue.
Le principe du renforcement de surcroît avec lequel une récompense ou une punition inattendue viendra effectivement renforcer le lien qui loue une personne avec son comportement désirable.
Le principe de la juste identification de l’action.
Compte-tenu des spécificités de cet ouvrage, nous avons opté pour un compte-rendu synthétique, sans reprendre aucun exemple. Nous renvoyons donc le lecteur intéressé à l’ouvrage lui-même.
Le ton parfois léger, badin, notamment lorsque les auteurs prennent pour exemple théorique récurrent Madame O., institutrice dolmate, rend cette lecture nettement moins austère qu’il n’y pourrait paraître.
Il est donc plus efficace d’influencer par le comportement que par la persuasion, ce qui est plutôt décevant par rapport au principe même de ce blog, mais ne nous empêchera pourtant pas de continuer.
Il n’est jamais inutile de chercher à comprendre les fonctionnements de l’être humain. Cette lecture peut permettre d’optimiser une transmission, également de mieux démasquer de viles tentatives de manipulation.
LA SOUMISSION LIBREMENT CONSENTIE
Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?
Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois
218 pages – 18 euros.
Éditions des Presses Universitaires de France – Paris – mai 1998
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