Samuel P. Huntington, professeur de relations internationales à Harvard, est l’auteur de la fameuse thèse sur le « choc des civilisations » : avec la fin de la guerre froide, les conflits internationaux se focaliseraient désormais autour des oppositions entre traditions culturelles. Selon lui, les valeurs propres à la civilisation occidentale : individualisme, libéralisme, constitutionnalisme, droits de l’homme, égalité, liberté, règne de la loi, démocratie, marché libre, séparation de l’Église et de l’État, sont totalement étrangères aux cultures orientales. Pourtant, avant le XIXe, voire le XXe siècle, elles étaient parfaitement inacceptables, inconcevables même, à la majorité des « Occidentaux ». La civilisation occidentale serait une tradition littéraire et philosophique née sous la Grèce antique, transmises pendant des milliers d’années sous forme de livres avant d’être mise en oeuvre et inscrite dans les institutions des pays bordant l’Atlantique et de commencer alors à imprégner le sens communs des citoyens ordinaires.
David Graeber explique que l’Eurasie, durant la plus grande partie de son histoire, a été divisée en trois centres principaux que nous appelons aujourd’hui la Chine, l’Inde et le Moyen-Orient dont l’Europe et l’Afrique étaient les périphéries économiques et culturelles pendant la plus grande partie du Moyen Âge. L’Islam correspondrait à ce qu’on décrit comme « civilisation occidentale » : efforts pour articuler les Écritures judéo-chrétiennes et la philosophie grecque, rationalisme scientifique et juridique, monothéisme puritain, impulsion missionnaire, capitalisme mercantile, etc. L’émergence du « système Atlantique nord » s’est ensuite opérée avec la destruction de civilisations entières, l’esclavage de masse, la mort d’au moins cent millions d’être humains.
Athènes au Ve siècle fût l’une des sociétés les plus compétitives, faisant de tout un objet de rivalité publique (l’athlétisme, la philosophie, l’art dramatique) et dans laquelle les décisions étaient prises par le peuple en armes. De nombreuses sociétés plus égalitaires ont existé à travers toute l’histoire humaine. Elles avaient souvent développé une forme de procédure de décision par assemblées pour rechercher le consensus sans pratiquer le vote. Dans des communautés de face-à-face, il est plus facile de se représenter ce que la plupart de leurs membres veulent, plutôt que d’imaginer les moyens de convaincre ceux qui sont en désaccord. « Voter serait le meilleur moyen de provoquer ces formes d’humiliation, de ressentiment et de haine qui conduisent au bout du compte à la destruction des communautés. » Le terme « démocratie » signifie littéralement « force », voire « violence » du peuple (kratos et non archos) et semble avoir était forgé par ses détracteurs pour désigner le règne de la populace, l’émeute populaire. Le cirque romain, lynchages périodiques et sponsorisés par l’État, permettait aux élites « d’offrir au public les images cauchemardesques du chaos qui ne manquerait pas de survenir si celui-ci en venait à prendre en main le pouvoir ». Longtemps la démocratie directe, la « démocratie pure », fut considérée comme « la forme de gouvernement la plus instable et la plus tumultueuse ». Les pères fondateurs des premières Constitutions, en Angleterre, en France et aux États-Unis, étaient hostiles à la démocratie et s’efforçaient d’imiter l’idéal de la République romaine qui équilibrait les pouvoirs entre un chef suprême, une aristocratie fondée sur la richesse ou la vertu et un public. Le terme fut réhabilité par l’intégration du principe de représentation au début du XIXe siècle, substitué à celui de « République », en veillant à conserver la signification de celle-ci. Mais tandis que les autorités européennes commençaient à se penser « démocratiques », elles initiaient une politique systématique de soutien aux élites réactionnaires outre-mer contre tous ceux qui tentaient de mettre en oeuvre des réformes démocratiques. « L’opposition à l’expansion européenne presque partout dans le monde, et cela dès ses débuts, semble avoir été menée au nom même de ces « valeurs occidentales » que les Européens en question n’avaient pas encore faites leurs. »
Plutôt que de rechercher une « tradition » propre à une civilisation, David Graeber défend le principe des influences multiples. Ainsi le fédéralisme et les idéaux d’égalité et de liberté individuelle des États-Unis doivent certainement autant aux exemples bibliques, antiques et européens (Livre des Juges, Confédération helvétique, Provinces unies des Pays-Bas) qu’à la Ligue des six nations iroquoises (influence reconnue par le Congrès en 1980). Au XVIIIe siècle, l’organisation des bateaux de pirates reposait sur des principes démocratiques : un capitaine élu et répudiable à tout moment, décisions prises en assemblée. En l’absence de tout État, une forme d’auto gouvernement devait être improvisée à partir des pratiques de démocratie directe connue de l’équipage : things suédois, assemblée de village africain, conseils amérindiens. De même, les sociétés des frontières constituaient des lieux d’improvisation culturelle, mêlant colons et indigènes, avant l’apparition du racisme moderne. Les innovations démocratiques sont apparues en l’absence du contrôle des États dans des situations où des communautés devaient régler leurs propres affaires et leur vie commune. La généalogie de leur intégration dans la « tradition occidentale » est impossible à reconstruire tant les documents écrits épurent le processus de récupération d’éléments trop exotiques pour les présenter comme invention ou découverte. Par exemple, le concept de contrat social semble trouver son origine dans le fétichisme africain : un fétiche était créé pour sceller des relations économiques durables selon une convention dont la violation entrainerait la destruction du contrevenant par le pouvoir de l’objet. Aucune preuve n’existe que Hobbes en ait eu connaissance bien qu’il ait toujours vécu dans des villes portuaires. Sa théorie repose cependant sur un accord permettant d’instituer un pouvoir souverain habilité à recourir à la violence si les droits de propriétés et les obligations contractuelles ne sont pas respectés. De la même façon, l’État-nation moderne ressemble étrangement à la Chine impériale.
On retrouve des dizaines de communautés réglées par processus de prise de décisions collective dans l’histoire mondiale, s’inspirant les unes les autres. Certaines pratiques furent progressivement adoptées, souvent à contrecoeur, par les élites. Les zapatistes, par exemple, affirment que le système très élaboré d’assemblées communautaires opérant par voie de consensus qu’ils ont développé depuis 1994, repose sur « la radicalisation de la façon dont les communautés mayas se sont gouvernés pendant des millénaires ».
« Durant les deux derniers siècles, les démocrates ont tenté de greffer les idéaux du gouvernement direct du peuple sur l’appareil coercitif de l’État. Au final, ce projet s’est révélé tout simplement impossible. Les États, en raison de leur nature même, ne peuvent pas être véritablement démocratisés. Ils ne sont rien d’autre que des moyens de réguler la violence. Les fédéralistes américains étaient très réalistes quand ils affirmaient que la démocratie ne convient pas à une société fondée sur des inégalités de richesse, dans la mesure où un appareil de coercition est nécessaire pour protéger les richesses et pour tenir en respect cette « populace » à laquelle la démocratie prétend donner le pouvoir. » « L’État démocratique a toujours constitué une contradiction. » Avec les zapatistes, par exemple, la démocratie semble retourner aux lieux de sa naissance, les espaces interstitiels. Ce qui permet à David Graeber de conclure que l’étendre au monde entier ne repose que sur notre capacité d’action.
La puissance iconoclaste de ce court essai s'avère particulièrement vivifiante.
LA DÉMOCRATIE AUX MARGES
David Graeber
Préface d’Alain Caillé
128 pages – 7 euros
Éditions Flammarion – Collection « Champs essais » – Paris – Septembre 2018
Du même auteur :
Pour quoi faire ?
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19 février 2019
LA DÉMOCRATIE AUX MARGES
La démocratie serait une invention occidentale, née en Grèce dans l’Antiquité, puis ravivée aux XVIIe et XVIIIe siècle en Europe et aux États-Unis. David Graeber réfute cette idée reçue, remettant en cause la notion de « culture occidentale » au sens anthropologique et comme tradition intellectuelle. Il montre comment les lettrés se sont constamment opposés à la démocratie que l’on trouve en réalité plus dans les marges des systèmes de pouvoir et que celle-ci est en définitive indissociable de l’anarchie.
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