Pour quoi faire ?

30 juillet 2019

LE TOTALITARISME INDUSTRIEL

Recueils des « Chroniques du terrain vague » de Bernard Charbonneau écrites pour La Gueule ouverte, entre 1972 et 1977, et de ses articles parus dans Combat nature de 1974 jusqu’à sa mort, en 1996. Il y fustige le saccage des campagnes par la civilisation des machines, pourfend l’industrie agro-chimique et les loisirs de masse, écharpe le Concorde et défend le Cantal.
Florilège.


Face à la difficulté de rendre compte un à un de cette cinquantaine d’articles, nous nous sommes concentrés sur quelques thématiques emblématiques de la pensée de l’auteur, en suivant d’ailleurs le chapitrage de l’ouvrage.

Bernard Charbonneau dénonce sans relâche le développement (la croissance) devenu loi, « n’ayant plus ni but ni terme » ni aucun sens, d’autant que « la terre est une petite planète définie et finie ». Il met en garde contre la destruction de celle-ci, « comme le dinosaure, victime d’un corps géant gouverné par un cerveau minuscule, que l’obsession de la croissance matérielle aura atrophié ». « Tant qu’on ne mettra pas en cause le principe du système scientifique, technique et industriel, on luttera en vain contre ses effets. »
Il s’agace contre le culte du fric, « ce Saint-Esprit de temps » : « Le vin de Chypre, l’amour ou la mort ne furent plus que le prétexte abstrait du nouveau concret : faire de l’or pour faire de l’or. Accumuler le signe rutilant par quoi toute valeur se jauge. La nature est vaincue, l’Économie fondée, le Progrès mis en train. » Toujours en termes très imagés, il explique des phénomènes comme l’inflation, l’épargne, l’impôt, avec une poésie aussi pédagogique que crue : « Dénonçons l’institution infâme par excellence : la spoliation des pauvres aux fins de bâtir stations de ski ou marinas. Tordez le cou à l’affreux rongeur ! Dépensez vos deux sous, torchez vous en le cul ! »
Pour « freiner la machine », enrayer « l’uniformisation et la stérilisation de la planète transformée en une sorte de machine à produire », en finir avec la « mystique du Changement », il préconise que « l’économie, aujourd’hui réduite à un calcul des quantités, enregistre les qualités » et que soit rétablie « une production-consommation sur place ». Il imagine « la société humaine diverse et universelle, polycentrique, qui a toujours existé avant que la terre ne soit devenue l’usine, le bureau, la caserne ou l’aérodrome ».

« Le principe de l’économie actuelle est moins de nourrir, de loger et de vêtir les hommes que de produire du superflu, car celui-ci répondant au seul désir qu’une bonne pub peut développer n’a pas les limites du besoin. (…) Il semble que seule une crise écologique ou sociale, et non une volonté humaine, puisse mettre un terme au fatum du Développement. C’est pourtant cette dernière qui permettrait d’éviter la catastrophe. Mais plus le temps passe, plus cette volonté pour s’imposer aux choses et aux hommes devrait être de fer.
Entre la catastrophe et le totalitarisme planétaire destiné à l’éviter, quelle est entre la marge de notre liberté ? En tout cas il n’y a pas d’autre issue pour la raison et l’esprit humain. » (1996)


« L’erreur fondamentale qu’il faut tout d’abord dénoncer, c’est la soi-disant neutralité de la technique. Rien de ce qui est sur terre n’est neutre, toute chose obéit à sa nature, toute cause entraîne des effets à la mesure de sa taille ; tout gain se paye, et c’est à la réflexion critique de peser des coûts d’autant plus élevés qu’on se sera refusé à les considérer. » (1975)
Le progrès scientifique et technique n’est pas neutre parce qu’il est le fruit d’un pouvoir sur les choses et sur l’homme. Ainsi une commission convoquée par M. Lecanuet en 1975 met en garde contre l’informatique comme « alourdissement du contrôle social ». Bernard Charbonneau prévient que c’est « à la loi, à l’opinion et aux personnes inspirées par la passion de l’égalité et de la liberté de maintenir des blancs : des secteurs qui seront interdits à l’information et aux moyens techniques, publics ou privés », car « par des voies techniques et non politiques, sans drame, le cauchemar de science-fiction de George Orwell, 1984, se réalise. Et c’est une société libérale et démocratique, non nazie ou stalinienne, qui s’engage dans la voie d’un totalitarisme ».
« La science est la vérité oecuménique. » Autrefois fruit d’un esprit de liberté, elle a aujourd’hui remplacé la vérité religieuse : « Dieu est mort mais deux et deux font quatre. » L’auteur juge impératif un moratoire, un examen philosophique et éthique du développement de la recherche, pour peser les coûts du progrès, choisir en conséquence et ne pas trop en payer les gains.

« Quand une société n’a qu’une idée : le profit, et qu’un plan : produire des machines qui produiront des machines encore plus puissantes, un moteur lui tient lieu de méninges. » La machine qui devait alléger la peine de l’homme, lui permettre d’en faire dix fois moins, lui sert à en faire vingt fois plus. Bernard Charbonneau évoque souvent son quotidien, sa campagne béarnaise, le ruisseau qui coule dans sa vallée, comment il a vu les conséquences de l’industrialisation de l’agriculture le transformer en égout. Sa critique repose aussi sur une observation quotidienne de son cadre de vie.

Alors que l’essentiel du renouvellement de l’oxygène de l’air est dû au phytoplancton marin, la pollution massive s’étend aux océans et on continue d’appliquer « le grand principe de l’expansion à tout prix : « on verra bien » ». Les problèmes sont planétaires et les querelles entre États les dissimulent derrière « nos vieux ennemis : le Profit, la Nation, l’idéologie ».

Le Concorde, « cet anus volant », en prend pour son grade : « ce sont les rampants qui une fois de plus subventionneront le luxe des PDG et des stars ».

La mort des campagnes est le résultat des opérations de remembrement responsables de l’anéantissement des chemins ruraux. « Le sentier ne tranche pas la forêt comme le fait l’autostrade, il l’épouse en s’insinuant entre les arbres, et en le suivant le promeneur n’a pas le sentiment d’y être un étranger qui la considère de l’extérieur, lui aussi s’intègre dan l’ombre forestière comme le font tous les habitants. »


Quand la quantité progresse, la qualité régresse. « La mainmise de l’industrie sur l’agriculture, autant que par le ravage des paysages, se traduit par la disparition des nourritures qui, tout en nourrissant le corps, sont une délectation pour les sens et une joie pour l’esprit. »
Une circulaire du Service de répression de fraude et du contrôle de la qualité du 2 août 1972, autorise le traitement des poires et des pommes au thiabendazole (pas plus de 6 mg par kilo de fruits !). La mention « conservé au moyen de thiabendazole » doit figurer sur les factures et sur une face extérieure des emballages. Dans le commerce de détail, la mention « conservé au moyen d’une substance agrée » doit apparaître sur l’étalage. « Informer le public consiste à lui cacher le nom des produits chimiques qu’on lui fait avaler. »
« L’industrie des ersatz », avec l’agriculture « sans sol », la « zéro pâture », annonce la « liquidation des nourritures ». « Plus de veau « sous la mère », ce n’est pas rentable, c’est antihygiénique et probablement immoral. Plus de boeuf et de mouton dans un pré, cela gaspille du kilo, de la seconde et du mètre carré. » Cette standardisation et cette industrialisation sont « un pacte de famine dirigé contre les personnes et le peuple ».
« Dans un paysage campagnard on ne saurait distinguer ces deux éléments qu’on oppose dans ce faux dilemme : la nature ou l’homme. La campagne c’est la nature ; le mur, la tour, le clocher, le toit c’est l’homme. Car à la campagne l’édifice est toujours situé en un lieu auquel il emprunte ses éléments, et l’on ne saurait distinguer le pont de la rivière qu’il enjambe. La campagne et son paysage est le fruit d’un équilibre entre la nature et l’homme, établi au cours des millénaires. » En devenant un « ouvrier », le paysan qui était le « gardien de la nature », participe à la destruction de celle-ci. L’exploitation familiale de polyculture sagement modernisée n’est-elle finalement pas plus « rentable », si l’on ne s’en tient pas à des critères de court terme et considère des facteurs qualitatifs ? Pour livrer la campagne à l’industrie, il a fallu réduire la propriété paysanne à un outil de travail et le paysan, « libre entrepreneur d’une activité variée et complexe », à « un prolétaire aliéné à un travail monotone et spécialisé dans une banlieue sordide ».
Il ne s’agit plus d’opposer la Nature et l’Homme mais de rechercher l’harmonie, l’équilibre à maintenir : la campagne qu’il faut conquérir contre la nature et défendre contre l’homme. « Le progressisme et le naturisme ne détiennent chacun que la moitié des cartes. » « Si l’homme n’est pas conscient de ses propres limites, son intervention démesurée déchaînera un désordre dont il sera la première victime. » « S’il s’agit de la nature, ne nous inquiétons pas, elle est invincible. Ce qui est en voie d’anéantissement, c’est l’éveil au petit matin au-dessus du vignoble embrumé, la plongée de la loutre sous la digue du moulin, le cèpe cueilli dans une futaie où l’on peut se promener sans armes à la main, et le retour le soir vers la maison perdue dans les chênes. »


1970 fut l’année de la protection de la nature. « Désormais la société qui détruit la nature la protège, que voulez-vous de plus ? » Bernard Charbonneau questionne longuement le mouvement écologiste et le met en garde contre certaines contradictions. Fonder un parti c’est participer à la conquête du pouvoir, sachant que, faute de pouvoir être majoritaire, il faudra contracter des alliances en échanges de promesses de quelques mesures.
« Le problème d’une politique écologique réaliste est celui du freinage progressif qui n’enverrai pas la mécanique en folie dans le décor. Aux plans de croissance il faut opposer des plans de décroissance pour éviter qu’elle ne se produise de toute façon au hasard en catastrophe. Refroidir progressivement une surchauffe économique qui menace la terre et l’homme de désintégration en chaîne, voilà le seul problème qui englobe tous les autres. »


Riches de réflexions qui n’ont rien perdu de leur acuité.


LE TOTALITARISME INDUSTRIEL
Bernard Charbonneau
274 pages – 20 euros.
Éditions L’Échappée – Collection « Un pas de côté » – Paris – Février 2019
https://www.lechappee.org/




 Du même auteur :
LE JARDIN DE BABYLONE


 

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