16 novembre 2018

LE JARDIN DE BABYLONE

La société industrielle finit d’anéantir la nature en la « protégeant » et en l’organisant. Bernard Charbonneau décrit le cycle qui a conduit la civilisation d’une « clairière précaire, maintenue au prix d’un effort écrasant dans la marée des forêts » à l’urbanisation des campagnes par « l’Aménagement du Territoire », artificialisation qui réduit les chances de la liberté humaine.

Il évoque la lente évolution du statut de la nature depuis le cosmos habité par les divinités des paganismes. La Genèse chasse l’homme de la Création divine puis Rousseau, nourri au puritanisme de la Réforme, réconcilie l’homme avec son état de nature, expression de sa liberté. L’inventaire scientifique de la planète favorise son exploitation rationnelle et, enfin, sa soumission. « L’homme qui se perdait autrefois en se confondant avec la nature risque aujourd’hui de se détruire en niant le rapport qui l’unit à elle. »
Dans cet ouvrage écrit il y a cinquante ans dans une langue sublime, Bernard Charbonneau mettait déjà en garde contre le manque de prudence de nos sociétés, fidèles au progrès, qui éludent tout questionnement et se reposent sur un acte de foi : « On trouvera bien un moyen ! ». Analysant l’industrialisation des campagnes après la Seconde Guerre mondiale, il alertait sur l’épuisement des milieux naturels, l’élimination des résidus, la pollution du ciel par les gaz, la frénésie d’exploitation, le manque de sens du gratuit. « Le soucis de la productivité s’attache trop au présent, il n’envisage pas assez l’avenir. » Il mettait en évidence et analysait longuement l’opposition ville-campagne, société industrielle-société traditionnelle, plus profonde que celle des classes mais passée inaperçue des théoriciens car « trop énorme et trop simple, trop concrète et, par conséquent, trop complexe ». Si pour ses habitants la campagne est immuable, « pour les citadins, elle est l’inépuisable compte en banque où peut tranquillement puiser la réaction, ou le progrès. La réserve d’espace, d’air pur et d’eau claire indispensable au développement de l’industrie : le stock d’énergie et de vertus traditionnelles où les usines puisent leur main-d’oeuvre et les caserne leur infanterie ; le parc naturel où l’homme des villes est sûr de pouvoir jouir en toute liberté des plaisirs des premiers jours. » « Jusqu’au XIXe siècle, les villes grandirent, comme fait un arbre ou un homme ; et à chaque nouveau gain une nouvelle enceinte, ou un nouveau cercle de boulevards, délimitait une forme plus vaste. Puis, un jour, avec le progrès de l’industrie, elles explosèrent, projetant au loin en étoile le semis des bâtisses et des foules, sans que nulle rocade ait eu cette fois le temps de les réunir. La ville engendrée par la mutation industrielle n’est plus un fruit, ni une oeuvre, mais un chaos. » La banlieue est « une projection démesurée de la ville », sans centre ni vie propre. « La banlieue peut grouiller d’hommes, elle ne s’anime que lorsque ceux-ci la quittent, le matin et le soir pour gagner la ville. » Elle exprime « l’effort impuissant de l’individu pour se distinguer de l’individu, le vertige et l’illusion de l’époque de l’individualisme où elle fut construite ». « Les hommes se sont rassemblés dans les villes pour se soustraire aux forces de la nature. Et ils n’y ont que trop bien réussi ; le citadin moderne tend à être complètement pris dans un milieu artificiel. » « Si le paysage rural est le fruit d’un mariage entre la terre et l’homme, la ville moderne est une construction où les raisons humaines – parfois devenues folles – ont vaincus. » L’auteur explique comment la ville est à l’origine de la liberté pourtant, aujourd’hui, être libre, c’est en sortir.
« La Province, cette étendue vide que définit ce point fixe : la capitale. Vérité dure à reconnaître pour les provinciaux, mais tout aussi bien pour les Parisiens qui ne sont rien d’autre que des provinciaux montés à Paris. » L’urbanisation, le développement des voies de circulation, la décentralisation transforment la Province en « une vaste banlieue dortoir où l’homme se retire pour dormir ou mourir ».
Rares sont les livres où si grande est la tentation d’un alignement de citations, explicites et suffisantes : « Le citadin vit dans le rythme artificiel d’un univers purement humain, le paysan est englobé dans la pulsation du cosmos. » « Si le paysan s’est soumis à la nature, il l’a aussi vaincue, et sa victoire est la plus complète parce que la plus mesurée. » « Au siècle de la division du travail le paysan est l’homme des cultures et des travaux multiples. »

« L’explosion urbaine n’est pas un simple effet de l’expansion économique ; les villes qui ont le plus augmenté sont les villes des pays dits « sous-développés ». » « Les hommes montent vers les villes, parce que la ville c’est toujours Rome ou Jérusalem : le but prestigieux de leur ambition ou de leurs rêves, le phare qui indique le terme magique où il leur est enfin possible de vivre la vraie vie. Ils vont à la ville soi-disant pour trouver du travail, en fait pour être plus près de la lumière. » « Le signe le plus voyant de la montée du chaos urbain c’est la marée des ordures, la ville précédant partout l’établissement d’un système de nettoiement et d’égouts. Cette vieille folle de société industrielle, par d’autres côtés sympathique, ne s’est pas encore aperçue que, l’automobile aidant, elle perdrait ses matières au petit bonheur, au risque de souiller ses jolis dessous de nylon. »
Bernard Charbonneau reproche à la société industrielle de refuser « à être lucide », à mesurer les inconvénients et les avantages, par exemple du pétrole : « Le pétrole nous chauffe et nous transporte, ce n’est que trop évident ; il sert entre autre à transporter une minorité aux antipodes, vers les dernières eaux où il n’y a pas de mazout. Mais le pétrole est aussi l’ordure idéale : puante, moirée et, surtout, incroyablement tenace. Ce n’est pas pour rien que la terre retenait dans ses entrailles ce précieux caca. » « Si nous n’envisageons pas les effets naturels et humains de la civilisation industrielle et urbaine, il faut considérer comme probable la fin de la nature, avec pour quelque temps une confortable survie dans l’ordure : solide, liquide ou sonique. Et si quelque accident détraque la grande machine, ce ne seront plus seulement les poissons qui pourriront au grand air, mais les hommes physiquement et surtout spirituellement asphyxiés. »

Il dénonce « Mégalopolis » et son « apoplexie menaçante » : « La ville dont le centre était une promenade et une agora devient le lieu où l’on se tait dans le fracas. » « La raison d’être de la ville était d’abriter l’homme entre des murs et sous un toit, or elle n’arrive plus à remplir cette fonction. » « Le centimètre carré valant de l’or, nos appartements bourrés de machines sont plus petits et plus sonores : nous avons sacrifié l’essentiel au superflu. » « Le transport quotidien des masses humaines impose à la société un gaspillage de travail et d’argent, l’énorme système ne tient que parce que la nation tout entière le subventionne. » « Tout tend à faire de Mégapolis une sorte de bombe sociale où de brusques explosions de fureur succèdent à de longues périodes d’atonie. » « Les pavés volent, les autos flambent : l’homme se rétablit. Car cette révolte instinctive est condamnée à rester la dupe du milieu qui l’engendre, tant qu’elle n’aura pas entrepris de le contester méthodiquement. »

Il raconte la naissance de la « banlieue rurale ». Pendant très longtemps, la caserne ou la tranchée furent les seules occasion pour beaucoup de paysans français de connaître un autre univers. L’instruction primaire, sorte de « colonisation bourgeoise de la campagne », en même temps qu’elle leur apprenait à lire et à écrire, leur désapprenait leur langue et leur folklore.
« Les produits chimiques – on peut dire aussi les poisons – fertilisent le sol et diminuent le travail du paysan en détruisant les mauvaises herbes et les broussailles. Mais comme par ailleurs il faut les payer, il faut d’autant plus travailler. L’électrification et l’adduction d’eau, en même temps qu’elles allègent, multiplient les tâches, en intégrant le paysan dans le système urbain. La vulgarisation agricole, la grande presse, et surtout la T.V., autant que la nécessité d’être informé des caprices du marché ou du législateur, achèvent d’entraîner la campagne dans le circuit des villes. » Aux USA, « pays neuf », « l'entreprise agricole se constitua sur le modèle capitaliste, en fabriquant de façon industrielle des produits standards pour le marché mondial. Mais là où il y avait des sociétés rurales plus anciennes et plus complexes, il fallait détruire pour construire. »  La guerre de 14-18 peut-être considérée comme « une bataille de la ville contre la campagne ; une guerre de l’Instruction et de l’Idée contre l’ignorance et l’instinct, pour l’urbanisation de la société rurale. » La Révolution russe promit la paix et la terre aux paysans avant de collectiviser la propriété, déracinant les paysans pour en faire des prolétaires. Entre 1955 et 1965, la mécanisation des campagnes françaises détruisit une paysannerie qui semblait indéracinable. Polytechniciens, ingénieurs, économistes prirent en main le destin du pays au nom du rendement à l’hectare, négligeant complètement la conservation des sols, la saveur des produits, la pureté de l’air et de l’eau, « éléments peu susceptibles d’une expression numérique ». « Le Plan prévoyait donc le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan dans le cycle de l’argent et de la machine. Il fallait que l’agriculture se mécanise et qu’elle consomme de plus en plus de produits chimiques. » « La France de l’aménagement du territoire est celle de la production et du rendement ; tout au plus de l’industrie des loisirs. » « La révolution agricole rase la campagne française, n’en laissant plus qu’une étendue, poussiéreuse ou boueuse, où le tracteur, à perte de vue, tire son trait. Indifférent au relief, au passé, il va. » La spécialisation, la monoculture entraînent la « clochardisation des campagnes ». « Si le tracteur permet de travailler trois fois plus vite, il faut travailler trois fois plus pour le payer. »

Le « sentiment de la nature » naît dans les villes en Angleterre au XVIIIe siècle. « Le sentiment de la nature est une réaction à certains bouleversements de l’infrastructure humaine, revendication des éléments : d’air, d’eau, de silence, d’espace et de temps ; et surtout de liberté. Alors la société mise en cause réplique en refoulant cette protestation dans la superstructure : elle qualifie le nécessaire de superflu, le sérieux de frivole ; elle la range dans les catégories de la Culture et du Loisir. » « La nature c’est d’abord la littérature. » Les écrivain anglais l’invente (Robinson Crusoë est le premier campeur), Goethe et Rousseau la répandent sur le continent. Ce dernier est à l’origine de l’individu moderne, par son discours qui démontre que la civilisation corrompt l’homme. Les révoltes de Giono, Nietzsche et D. H. Lawrence contre « une civilisation qui tend à faire du monde une seule organisation utilitaire, dont les mouvements seraient réglés sur le plan physique par la technique et sur le plan humain par la morale » sont celles d’individus isolés, incapables d’engager la lutte contre la réalité économique et sociale, au nom de la nature, condamnés à jouer à l’Indien ou au paysan, pendant que la société poursuit son chemin.
Bernard Charbonneau considère la chasse et la pêche comme les « dernières actions qui puissent nous unirent totalement au cosmos », et le tourisme comme un survol de la nature, devenu « industrie lourde ». Il porte son analyse sur la mer et la montagne, explique comment l’une et l’autre ont été aménagées, « industrialisées », pour la recherche de profit, jusqu'à « l’apoplexie » qu’il qualifie de « concentrationnaire ». Il reproche à la « révolte naturiste » de n’avoir engendré qu’une littérature et non une révolution, qu’il souhaite précisément encourager avec ce livre. Il accuse les réserves naturelles, sauvegardées comme prétexte du marché touristique, de supprimer le contact avec le public et considère qu’il n’y a probablement pas de solution au sein de notre société industrielle. Cependant il tente d’ébaucher quelques pistes. Plutôt que de refouler la nature dans quelque réserve, il propose de la réintégrer dans la vie : « Désormais toute entreprise devrait être envisagée d’un point de vue biologique et humain, pas seulement en fonction de la production ou de la nation, mais en tenant compte de la totalité de l’équilibre qu’elle perturbe. » Si rien ne change, nous n’aurons pour avenir qu’un « univers résolument artificiel, purement social ». Il ne reste plus à l’homme qu’à se connaître et à lutter contre lui-même, à se dominer pour continuer à dominer la terre.

Si nous avons eu tant de mal à ne pas recopier ici l’intégralité de cet ouvrage, c’est bien signe de son importance. Tel Cassandre, Bernard Charbonneau ne semble guère avoir été entendu. Tel Cassandre, il semble aussi avoir eu raison. La lecture de ses écrits n’en est que plus urgente. Impossible de ne pas lui laisser le dernier mot : « En réalité, il n’y a qu’un vrai désespoir : capituler, et capituler c’est d'abord fuir les problèmes.
»


LE JARDIN DE BABYLONE
Bernard Charbonneau
274 pages – 19 euros.
Éditions de l’Encyclopédie des nuisances – Paris – Mai 2002
Première parution en 1969 aux Éditions Gallimard




Du même auteur :

LE TOTALITARISME INDUSTRIEL

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