Pour quoi faire ?

28 septembre 2019

CHRISTOPHE COLOMB ET AUTRES CANNIBALES

L’historien Jack D. Forbes livre ici l’un des premiers essais sur la colonisation européenne du continent américain, écrit par un Amérindien. Dans cette histoire critique de la destruction des cultures indigènes, il se penche sur « la maladie de l’agression envers les autres créatures, et plus précisément la maladie de l’absorption des forces vitales et des possessions des autres êtres vivants », pathologie à laquelle il donne le nom de psychose wétiko (cannibale). Il examine son origine, son épidémiologie, ses caractéristiques, et propose certains antidotes.

Il rappelle que dans les mythes amérindiens l’univers a été créé par la parole, selon un processus mental, ce qui confère à la parole un caractère sacré, d’autant que ce don est un aspect essentiel de notre humanité. L’univers est né de l’amour, principe fondateur essentiel et « norme » pour l’humanité, selon ces cosmogonies. La violence est donc une aberration. « Les êtres humains raisonnables continuent d’obéir au principe de l’amour envers les autres membres de la communauté des vivants, tandis que les exploiteurs sont des gens qui ont perdu la raison. » Selon ces traditions, toutes formes de vie sont soeurs et ont pour mère la Terre. C’est pourquoi la plupart des êtres vivants ne montrent aucun signe de cruauté et n’infligent de souffrance à une autre créature que lorsqu’ils doivent se nourrir. Les Amérindiens ne tuent un arbre ou un animal que lorsqu’ils en ont besoin et non sans lui en avoir demandé la permission ni sans lui rendre hommage pour son sacrifice.

« « L’ouest » des États-Unis ne devint « sauvage » que lorsque l’impérialisme européen commença à anéantir les Amérindiens, à exterminer les bisons et à détruite les structures sociales et culturelle des nations amérindiennes. » Jack D. Forbes utilise un terme cree , Wétiko, qui désigne « spécifiquement un esprit ou une personne malveillante qui terrorise les autres créatures par des actes terribles et diaboliques incluant le cannibalisme », pour qualifier l’impérialisme et l’exploitation.
Il rappelle que « la prétendue découverte de Colomb est un mythe grotesque qui a la vie dure ». On sait pourtant que les Amérindiens ont atteint l’Europe avant Colomb, et que des Norvégiens, des Bretons, des Basques, l’ont précédé. Bartolomé de Las Casas rapporte des rumeurs faisant état de Noirs ayant abordé aux Caraïbes avant 1492 et les sagas islandaises relatent des expéditions au Labrador et à Terre-Neuve cinq siècles plus tôt. « Colomb incarne parfaitement la figure du dément, du cannibale, de l’assassin, de l’exploiteur qui maltraite ses semblables. » Il initia un processus d’extermination, un ethnocide qui ouvrit la voie à la conquête des Amériques par les Blancs, fournit de la main-d’oeuvre bon marché aux Européens, contribua à financer le développement économique de l’Europe moderne, et posa les jalons de cinq siècles de domination des élites blanches aux Amériques.
S’il reconnait la perspicacité des analyses de Paulo Freire sur le problème de l’oppression et de la violence, il lui reproche de considérer « l’humanisation » comme un problème central pour l’homme, écueil typique de la pensée européenne qui nie l’appartenance à l’environnement des autres créatures vivantes. Il dénonce également la part belle laissée aux « héros » par l’historiographie européenne et les manuels d’histoire : « la plupart sont des impérialistes, des bouchers, des fondateurs de régimes autoritaires, des exploiteurs de pauvres, des menteurs, des tricheurs et des tortionnaires ». Il en conclut que « la maladie wétiko a corrompu la pensée européenne (du moins celle de ses dirigeants) au point que les comportements et les buts wétikos sont considérés comme l’essence même de l’évolution européenne. » Il considère l’instauration du patriarcat, le commerce et le mensonge comme des symptômes de la maladie wétiko. Pour les Amérindiens, une personne qui ment perd la face et ne peut avoir de rigueur morale. « Des milliers ou des millions d’indiens sont morts ou ont souffert du fait de leur franchise, de leur honnêteté et de leur incapacité à tricher. »
Jack D. Forbes retrace la généalogie de la maladie wétiko depuis les Égyptiens, les Babyloniens, les Assyriens qui ont « propagé l’infection à travers le Moyen-Orient », les Grecs qui l’ont attrapée, l’Empire romain qui l’a diffusée à grande échelle, contaminant les peuples celtes, ibères, germaniques, slaves, arabes et finnois. Il croit qu’ « une véritable civilisation est une société où les gens sont civils, c’est-à-dire où ils se conduisent de telle manière les uns envers  les autres qu’ils n’ont nul besoin de police ou de forces armées pour se régir ».
Les fondements de la folie wétiko sont la cupidité, la luxure, l’ambition démesurée, le matérialisme, l’absence de « vrai visage », une personnalité schizoïde (« morcelée »), l’arrogance. Le colonialisme corrompt les peuples conquis en préservant quelques minorités utilisées pour tuer, fouetter et surveiller leurs semblables, encore plus opprimés.
Le christianisme s’est transformé en une religion hostile à la nature par l’introduction de la figure de Satan, souvent assimilé au monde naturel, et du concept de péché originel, par la négation du caractère spirituel des humains et des autres êtres vivants, la désacralisation de tout ce qui vit, donnant lieu au syndrome matchi, caractérisé par le sadisme et la cruauté.
Les colonisateurs employèrent des « méthodes terroristes », terrifiant les populations par d’horribles massacres pour les soumettre. Les politiques anglo-américaines à l’encontre des Amérindiens, semblables à la politique israélienne menée contre les Palestiniens, s’appuyaient sur la déportation, la guerre, un harcèlement permanent, des traités malhonnêtes, la corruption de certains dirigeants, entraînant un traumatisme collectif.
Le terme « esclavage » servait à déguiser « un système carcéral privé », puisque la détention sans crime avéré violait le droit commun. Les « ravisseurs » exerçaient un contrôle total, hors de tout cadre légal sur leurs victimes innocentes. Il s’agissait d’un système de vol brutal, de terrorisme planifié qui n’a pas pris fin en 1865 aux États-Unis puisque fut alors établi un système ségrégationniste qui perdura jusque dans les années 1960, permettant l’exploitation au plus bas coût possible de la main d’oeuvre de couleur. Ainsi, le terrorisme implique plus souvent qu’on le pense, l’utilisation du pouvoir étatique ou au moins la connivence des institutions.
La domination masculine, caractéristique des grandes religions, est une prédation wétiko, tout comme bien des crimes organisés approuvés, initiés ou tolérés par l’État, conspiration organisée pour détruire la concurrence, par exemple le démantèlement des services de transports en commun pour favoriser le développement de la voiture individuelle, agression d’autres États, génocide, esclavage, torture.
Une religion enfermée dans des bâtiments, est isolée du reste de la vie. La psychose wétiko et les problèmes qu’elle a engendrés sera guéri en amenant une conscience critique au-delà des limites posées par des contextes strictement humains. Si l’humanisme permet de combattre les oppressions dans un cadre matérialiste, il doit être complété d’une dimension spirituelle, au-delà du seul champ sociopolitique, afin de nous inciter à suivre la « voie du pollen ». Le bouddhisme traditionnel et la spiritualité amérindienne évitent la théologie et laisse chaque personne suivre sa propre expérience personnelle. Nous sommes des éléments parmi d’autre de « l’environnement », au point qu’en vérité, il n’y a pas d’environnement. « Nous ne sommes pas des êtres autonomes et autosuffisants comme l’enseigne la mythologie européenne. » « Quand je respire j’inhale le souffle de milliards d’arbres et de plantes à présent disparus. Quand les arbres et les plantes respirent, ils inhalent le souffle de milliards d’humains, d’animaux et d’autres créatures à présents disparus. » L’imminence de la mort, loin de nous terrifier, nous oblige à « vivre de manière enrichissante », à emplir notre existence « d’actions bien définies, belles et significatives ».

Voici un de ces rares livres qui vous hante tout le jour et vous relève la nuit afin de vous y replonger. Nous n’avons fait que survoler nombre de réflexions qui méritent toute notre attention. S’il ne s’agit bien sûr pas de devenir indiens, leur pensée constitue, sans aucun doute, une source d’inspiration rafraichissante.




CHRISTOPHE COLOMB ET AUTRES CANNIBALES
Jack D. Forbes
Préface de Derrick Jensen
220 pages – 16 euros
Éditions Le Passager Clandestin – Paris – Novembre 2018
Édition, revue et complétée, de 2008.
Première édition : 1979
http://www.lepassagerclandestin.fr/




Voir aussi :

LES VEINES OUVERTES DE L’AMÉRIQUE LATINE : Une contre-histoire

TRÈS BRÈVE RELATION DE LA DESTRUCTION DES INDES

UN SIÈCLE DE DÉSHONNEUR

 

 

 

 

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