Alors qu’on voudrait aujourd’hui, grâce au progrès, disposer de la campagne pour ses loisirs, comme d’un « compte en banque d’espace, d’air et d’eau et de liberté », « la succursale auvergnate de l’inépuisable cosmos », il rappelle quelle est « le fruit d’un pacte, progressivement élaboré depuis des siècles, entre la nature et l’homme », une oeuvre « faite de l’accord patient de l’artiste et de son matériau » : « la main humaine est partout passée pour ordonner l’explosion confuse des rocs et des arbres ». « Il fallait cent générations de bergers et de faucheurs pour faire la lande rase, cent millénaires de noroît n’y auraient pas suffi. » « Bocage ou campagne, le paysage est l’habit dont un peuple a revêtu la terre qu’il habite. Peu à peu il l’a taillé à son image, isolant ses maisons dans un dédale de haies, ou bien rassemblant les familles au village dans le vide des champs. Le paysage est le visage d’un pays : d’une société, le témoin durable de ses travaux et de ses rêves ; la variété des vues reflète celle des façons de voir et de faire. »
« Mais le Beau Visage de la France, comme on dit à l’Alliance Française, a la lèpre. » La « première mue industrielle et urbaine » a conduit la campagne à l’abandon, la seconde s’en occupe et l’occupe. Une guerre est en cours, faite, comme toute les autres, « pour le bonheur de l’Humanité » : « il faut abattre des toits, raser des murs et déraciner des coutumes autant que des arbres » et bâtir des « banlieues paradisiaques, pétrifiées par l’ennui, banlieues infernales où hurle, pue et flamboie l’industrie ».
La banlieue ne sera jamais un corps, « une forme achevée parce que vivante ». Elle est « éparpillée ou agglomérée », « sans plan, ni structure ». « La banlieue populaire est sordide, mais le silence glacé de la banlieue bourgeoise est celui d’un beau cimetière. » Tandis que la route se perdait dans le paysage, l’autoroute et les grandes voies de circulation l’éventrent, sectionnent l’espace, les champs, les villages.
Jusqu’alors, les bâtiments étaient « situés dans le pays », enracinés, le pavillon, l’immeuble, le château d’eau semblent posés, venus d’ailleurs, tout d’un coup. « Pendant des siècles le paysage s’était enrichi de maisons ou d’églises comme un arbre de branches et de fruits », puis l’éruption, partie des environs de Paris, a gagné la province. « La laideur se mit à proliférer. Les bâtiments s’égarèrent hors du site, ils s’écrasèrent et montèrent en graine ». « À la campagne les premiers édifices qui rompirent systématiquement avec le lieu furent les bâtiments administratifs », l’école, la gare, la poste. Chaque village peut espérer avoir son usine, sa zone. « Parfois le Commerce se substitue à l’Industrie, et le chef-lieu voisin lui délègue un supermarché où la bagnole vient faire le plein de la semaine en essence et en golden. » Chaque ferme se transforme en petite usine mais, faute de fonds, « la tôle rouillée soutenue par des asperges de fer, le parpaing minable remplacent la pierre et la tuile des étables et des granges ». Chaque village qui se meurt s’entoure d’une banlieue pavillonnaire.
« La société « post-industrielle » de certains magnats du ski et du pédalo est en réalité celle de l’industrie totale parce quelle est celle de l’exploitation taylorisée des loisirs. »
« Le confort moderne dans l’horreur souligne les lacunes d’une société qui sacrifie l’essentiel de l’existence humaine à l’idée étroitement matérielle qu’elle s’en fait. La banlieue – puisqu’il faut donner un nom à l’édification du chaos – nous parle de l’accélération du temps et du rétrécissement de l’espace. »
Au lieu de disparaître dans le paysage, le pavillon se montre, « se hisse sur un piédestal : des pilotis ou un tumulus de gazon pour qu’on le contemple ». « L’hétéroclite qui est le signe de la banlieue pavillonnaire témoigne d’une société individualiste et massive dont les membres s’isolent en s’entassant. Chacun désirant vivre dans son île prétend avoir son idée du beau et du bien, ce qui n’empêche pas la peur d’être seul. »
De même que l’individu n’habite plus l’immeuble où on l’y loge, l’État et les promoteurs bâtissent des immeubles pour résoudre le problème du logement. Un seul moyen pour faire face aux prévisions : « le stockage vertical ».
Ainsi, la banlieue devint la norme de la société et fut créé l’aménagement du territoire. « La société qui détruit la nature décida d’englober sa protection dans sa destruction, comme cela personne n’aurait rien à faire, ni à dire. » « Dans les parcs nationaux la nature est strictement protégée, l’ours élevé au biberon, l’oeuf de vautour couvé par le directeur. » Prétextes à banlieue, souillés par l’industrie des loisirs, tout autour s’accumulent les stations, et « sur des kilomètres la montagne se couvrira de monte-charge pour hisser la viande ». « En effet, l’hectare doit rendre, à raison de tant le quintal de maïs, ou de vacancier. » « La Grande Motte c’est la guerre officiellement déclarée à la nature, au Languedoc, à l’homme. »
En conclusion de ces quatre articles publiés en 1972, Bernard Charbonneau pronostique qu’en trente ans, si le processus de construction-destruction se poursuit, la France se sera transformée en banlieue totale. « La laideur de la banlieue révèle à la vue comme à travers une radio le cancer qui ronge en profondeur notre société. En ce sens elle est un bien. Pour y mettre fin il faut changer la vie, le monde. » Au lieu de condamner en bloc le mouvement vers les résidences secondaires, il préconise de mieux l’utiliser pour sauver l’habitat rural et les villages. Il veut aussi défendre l’exploitation familiale de polyculture, probablement beaucoup plus rentable que l’industrie chimique agricole.
Difficile de ne pas abuser de citations avec Bernard Charbonneau, d’autant que son propos n’a pas pris une ride et que la guerre qu’il dénonce continue à faire rage de part le monde.
VERS LA BANLIEUE TOTALE
Bernard Charbonneau
Préface de Thierry Paquot et postface de Daniel Cérézuelle
86 pages – 12 euros
Éditions Eterotopia France – Collection « Rhizome » – Paris – Juin 2018
http://www.eterotopiafrance.com/
Première édition : LA FIN DU PAYSAGE – Éditions Anthropos – 1972
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