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6 août 2020

DES OMBRES À L’AUBE - Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire

Karl Jacoby, professeur d’histoire à l’Université Columbia, enquête sur l’assassinat, pendant leur sommeil, de plus de cent quarante Apaches, en majorité des femmes et des enfants, à l’aube du 30 avril 1871, dans le canyon d’Aravaipa, situé à quatre-vingt-dix kilomètres de Tucson, en Arizona, connu sous le nom de Massacre de Camp Grant. Il juxtapose quatre récits, correspondant aux quatre communautés impliquées, et la mémoire que chacune en a conservée. Confronté à un ensemble de discours interprétatifs différents, il interroge les raisons profondes de la violence dans l’Ouest américain. « L’apparente inéluctabilité de l’histoire de l’Ouest – la Destinée manifeste (Manifest Destiny), l’expansion nationale américaine, la dépossession territoriale et la soumission des indiens – nous ont longtemps désensibilisés à la fois vis-à-vis de la violence et des autres spécificités de la région. Dès lors que l’on commence à penser l’Ouest non plus seulement comme l’ « Ouest » – c’est-à-dire la portion du territoire américain située au-delà du Mississippi – mais comme l’extension du Nord du Mexique et la terre natale d’un réseau complexe de communautés indiennes, nous permettons à différents scénarios concernant cet espace d’émerger. »

Si leurs voisins mexicains et anglos les appelaient Indiens Pimas ou Papagos, eux se nommaient les O’odham, c’est-à-dire le « Peuple ». Installés dans la région depuis des milliers d’années, ils forgèrent des alliances avec les espagnols contre les Apaches, migrants vers le Sud. Karl Jacoby présente les coutumes entourant la guerre chez les O’odham : toucher un ennemi permettait d’acquérir son pouvoir et de l'utiliser dans les rituels de guérison et de fertilité. Le « tueur d’ennemi » devait être purifié avant de réintégrer le groupe et tous les biens de l’ennemi étaient brulés. Confrontés à une absence de chef, les missionnaires et les administrateurs militaires espagnols distribuèrent des postes de pouvoir dans l’espoir de créer une hiérarchie tribale claire qui leur permettrait de les gouverner, mais ces fonctions offrirent des opportunités à la résistance des O’odham. L’indépendance du Mexique en 1821, puis les cessions en 1848 et 1854 de régions importantes de leur territoire aux États-Unis, leur étaient difficilement concevables. Leurs « bâtons calendaires », annales du Peuple, retiennent en effet des petits récits obscurs qui dépassent rarement la communauté du gardien du bâton, plutôt que des grands récits centrés sur un chef, et encore moins sur des empires ou des nations. Ils s’arrangèrent pour préserver leur autonomie de la même façon avec les autorités américaines, acceptant bétails et autre récompenses pour leurs raids contre les Apaches.
De la même façon et beaucoup plus en détail que nous ne pouvons le rapporter bien évidemment, Karl Jacoby revient sur la « pacification » des Amériques (terme préféré à « conquête » par Philippe II dans une ordonnance de 1653) par l’incitation à adopter une vie sédentaire, le christianisme, les vêtements, le castillan que les Espagnols considéraient comme la civilisation. En 1772, la Couronne créa un barrière infranchissable pour les Apaches, constituée d’un cordon de presidios sur les deux mille deux cents kilomètres de la frontière septentrionale de la Nouvelle-Espagne, mais l’entretien de ceux-ci s’avéra couteux et ils étaient facilement contournables. Aussi, en 1786, des campagnes de pacifications exterminèrent les bandes d’Apaches ou les repoussèrent à l’extérieur de la frontière, où ils étaient installés dans des establecimientos de Paz. Après l’indépendance en 1821, les Mexicains poursuivirent cette politique à l’aide de « traités de paix partielle », des promesses réciproques de ne pas attaquer l’autre, parfois accompagnés de distribution de rations et de cadeaux aux groupes d’Apaches. Avec le traité de Guadalupe Hidalgo, le Mexique fut contraint de céder aux États-Unis pratiquement la moitié de son territoire, mais ce changement de souveraineté n’empêcha pas que la langue espagnole reste plus souvent parlée que l’anglais. Les raids apaches contre le bétail des habitants étaient traditionnellement vengés par des expéditions de représailles, mêlant volontaires vecinos, indiens Papagos, Anglos et même parfois soldats de l’armée américaine. L’expédition du canyon d’Aravaipa fut vraisemblablement organisée par les frères Elias.
Au nom de la très utile « Destinée manifeste » de la nation américaine à s’étendre sur « tout le continent que lui avait alloué la Providence », selon la formule du fervent expansionniste John L. O’Sullivan, les États-Unis annexèrent la province mexicaine du Texas en 1845, déclenchant une guerre avec leur voisin du Sud, qui se termina par le rattachement de  près de la moitié du Mexique. Cependant, l’expérience des borderlands américano-mexicains illustre les contradictions entre la logique de construction nationale d’une « communauté imaginée » et la réalité locale. « Les américains prétendaient (…) arriver au Sonora non pas en conquérants ou en bénéficiaires d’une transaction foncière douteuse, mais bien en émancipateurs chargés de libérer les habitants de la région d’un État mexicain défaillant et d’un ennemi indien redoutable », mais ils se heurtèrent à la complexité des relations ethniques dans la région. Les Américains entreprirent une guerre d’extermination contre les Apaches, se comportant en agresseurs au prétexte de se protéger de la violence indienne, selon une logique de « conquête défensive ». Les rapports faisant état de mauvais traitements à l’égard des populations indiennes se multipliant, le président Ulysses S. Grant, en 1869, imputant la responsabilité des conflits aux injustices évitables commises par les Américains plutôt qu’à une prétendue « sauvagerie » inhérente aux indigènes américains, engagea une « Politique de la paix », avec la création de réserves. C’est dans ce cadre que les Apaches se rassemblèrent dans les environs de la base militaire de Camp Grant, sous la protection des troupes fédérales, suscitant la plus grande incompréhension des colons. L’utilisation des archives permet à Karl Jacoby de saisir l’enchaînement des événements qui conduisit au massacre, notamment l’utilisation a posteriori des meurtres du couple Wooster comme justification de l’expédition punitive, face à la réaction publique provoquée par le massacre de femmes et d’enfants.
L’auteur entreprend ensuite une présentation historico-ethnologique des Apaches. Leur mode de vie migratoire semblait incompatible avec les accords de paix qui prévoyaient leur sédentarisation. Cependant, le Peuple des Roches Noires négocia pendant plus d’une décennie la possibilité de pouvoir s’installer dans le canyon d’Aravaipa et d’y vivre en paix. Leurs récits sur cette période ne mentionnent aucun raid furtif dont on les accusait.

Après cette longue présentation des quatre groupes impliqués, il rend compte très brièvement du procès, en décembre 1871, d’une centaine de résidents de Tucson, accusés d’avoir « tué et assassiné avec préméditation » les Apaches, grande première historique qui aboutit à un verdict d’acquittement. Puis il s’intéresse à la mémoire de ces événements, du point de vue de chacun des groupes.
Un seul gardien de bâton calendaire O’odham estime nécessaire de mentionner l’événement. Le Peuple s’étonnait que tuer des Apaches, acte encouragét par les autorités et les civils américains, puisse générer tant de mécontentement.

Au sein de la communauté anglo-américaine, deux récits opposés apparurent presque immédiatement. Ceux qui condamnaient l’attaque imposèrent l’étiquette « massacre », renversant les images prédominantes des vertueux colons et des cruels indiens. Pour leur défense, les colons dénoncèrent cette confusion sur les catégories de sauvagerie et de civilisation, au sujet du « prétendu massacre ». Les archives de l’Arizona furent confiées à la Société des pionniers de l’Arizona qui, devenant organisation historique officielle, conférait aux récits officiels d’Oury, responsable de l’expédition, une certaine autorité, sans aucun regard critique. Un siècle après le massacre, celui-ci commença à disparaître de la conscience collective de nombreux américains qui préféraient considérer leur histoire comme celle du progrès euro-américain, effaçant toutes références aux guerres indiennes.
Au tournant du siècle, deux tendances contradictoires cohabitaient chez les Apaches au sujet du Massacre de Camp Grant : certains survivants souhaitaient épargner aux autres le chagrin et demeuraient circonspects dans leurs récits, tandis que d’autres conservaient la mémoire du massacre pour offrir les moyens d’interpréter cette violence et insistaient sur les avertissements restés lettre morte. Au début des années 1980, des membres de plusieurs tribus, poussés par l’absence d’information sur le massacre dans les livres d’histoire, tinrent une série de cérémonies de « Paix et Fraternité » au canyon d’Aravaipa. Dans les années 1990, ils réussirent à faire entrer le lieu du massacre dans le Registre national des emplacements historiques, puis en 1995, la tribu apache de San Carlos inaugura son centre culturel. Leur version du passé commence juste à se raconter.

Cet ouvrage apporte bien plus qu'un simple témoignage sur un épisode parmi tant d'autres actes de violence commis dans les borderlands. L’approche polyphonique de Karl Jacoby permet de rendre compte de la complexité des relations entre les différentes communautés en présence, loin de toute simplification manichéenne.




DES OMBRES À L’AUBE
Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire
Karl Jacoby
Traduction de Frédéric Cotton
406 pages – 26 euros
Éditions Anacharsis – Collection “Essais“ – Série “Histoire“ – Toulouse/Marseille – Mai 2013

540 pages – 14 euros
Éditions Anacharsis – Collection “Poche“ –  Toulouse/Marseille – Août 2020

editions-anacharsis.com







 

Voir aussi :

UN SIÈCLE DE DÉSHONNEUR

MÉMOIRES DE GÉRONIMO

POUR UNE HISTOIRE AMÉRINDIENNE DE L’AMÉRIQUE

CHRISTOPHE COLOMB ET AUTRES CANNIBALES

 

 



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