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7 juillet 2021

L’ARMÉE INDIGÈNE - La défaite de Napoléon en Haïti

« Haïti ne fait qu'accomplir à Vertières le rêve avorté de la République française, celui de la réalisation des droits de l’homme, par-delà les conflits raciaux et l’esclavage. » Enquête sur une bataille méconnue au cours de laquelle les anciens esclaves se réclamèrent des idéaux de la Révolution française et infligèrent à Napoléon et à son armée coloniale, leur plus cuisante défaite.



L’historien Marcel Dorigny a particulièrement contribué à intégrer l’histoire d’Haïti à l’histoire de France. Il est le seul à la mentionner, en 2004 : « C’était la masse servile qui avait vaincu l’armée de Rochambeau à Vertières le 18 novembre 1803 (au chant de La Marseillaise face aux troupes françaises médusées). » « D'anciens esclaves aux héritages culturels divers – la plupart sont africains, d'autres sont nés à Saint-Domingue ou ailleurs dans le monde caribéen – se seraient approprié l’hymne national républicain au moment même où Napoléon le mettait sous surveillance en raison de sa symbolique subversive. L'ironie est grande. “Allons enfants de la patrie“, “Aux armes citoyens“, “qu’un sang impur abreuve nos sillons“ : on peut en effet imaginer la stupeur des soldats napoléoniens soudainement conscient que le “sang impur“ de la chanson révolutionnaire est le leur et que leur combat est tout sauf légitime. » L’esclavage a été aboli en 1794 dans les colonies françaises mais Napoléon compte le rétablir à Saint-Domingue, comme il l’a fait en Guadeloupe en 1802. Même si les soldats de l’armée haïtienne n’ont probablement pas chanté La Marseillaise, comme le montre l’auteur de cet essai, Jean-Pierre Le Glaunec, professeur à l’Université de Sherbrooke, cette confusion entre deux événements lui aura tout de même permis de saisir, alors que les conservateurs au pouvoir depuis 2002 instrumentalisent la notion d’identité nationale, s’insurgent contre la « repentance » et encensent les bienfaits de la colonisation, pénalisent l’outrage au drapeau et à l’hymne national, combien l’armée indigène a achevé ce jour-là, ce que la France n’avait pu réaliser pleinement. À l’instar de Georges Duby, avec son ouvrage Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214, il va suivre les traces laissées par la bataille plutôt que narrer de nouveau le déroulement de la journée. La bataille de Vertières a subi un processus de « fossilisation narrative » depuis que l’historien haïtien Thomas Madiou a retracé les événements de la journée dans son Histoire d'Haïti à la fin des années 1840.

Loin de s’être limitées au territoire métropolitain, les idées de la révolution des droits humains fondamentaux ont circulé également outre atlantique. La « Révolution “française“ transplantée » qui éclate entre 1789 et 1791 à Saint-Domingue, met en scène les Blancs, « grands » et « petits », qui rêvent d’indépendance économique, les gens de couleurs libres qui réclament une égalité de droits que leur refusent les Blancs, désireux de conserver l'ordre ségrégationniste de l'Ancien Régime, près de 500 000 esclaves, « les seuls vraiment prêts et les seuls aptes à comprendre en profondeur la Révolution » selon Aimé Césaire. L'auteur relatent les événements qui ont conduit à la bataille de Vertières, notamment l’octroi de l’abolition de l’esclavage
et de l’égalité des droits par la Convention le 4 février 1794 et le ralliement de Toussaint Louverture à la France. Par leur révolte et leurs actions « les esclaves revendiquent leur droits à l'humanité il s'approprient les fondements idéologiques de la révolution française dont ils expriment, par-delà la race, la portée universelle ».
En octobre 1801, le premier consul Napoléon Bonaparte envoie une expédition de 20 000 hommes dirigée par son beau-frère, le général Leclerc, officiellement pour « pacifier » la colonie mais avec pour instructions secrètes de déporter les officiers noirs, de désarmer tous les habitants de l’île, de rétablir, par la violence s’il le faut, le dogme de la « race » qui structurait les rapports de pouvoir sous l’Ancien Régime. Complètement dépassées, les autorités militaires envisagent rapidement une guerre d’extermination pour sauver la face. Après l’arrestation et la déportation de Toussaint Louverture dans une prison du Jura, la résistance s’étend, notamment suite à l’annonce du rétablissement de l‘esclavage en Guadeloupe. Dessalines devient général en chef de l’ « armée indigène ». Le général Rochambeau succède à Leclerc mort de la fièvre jaune en novembre 1802. L’expédition fait près de 50 000 morts du côté français, soit la quasi-totalité des troupes. Le 18 novembre 1803, Capois-la-Mort, à la tête de deux bataillons met un terme à l’expédition  et ouvre la voie à l’indépendance proclamée le 29 novembre 1803 puis le 1er janvier 1804. « La bataille de Vertières est l'aboutissement d'une longue expérience révolutionnaire à caractère transatlantique amorcée en 1789. Elle est l'incarnation d'une lutte acharnée, pour la liberté d'abord, puis pour l'obtention d'un droit fondamental, celui de l’autodétermination. »

Jean-Pierre Le Glaunec reconstitue cette journée bien que les archives françaises, dans lesquelles « le racisme colonial s’inscrit en filigrane », les dictionnaires, les manuels scolaires, les écrits historiques et les publications de spécialistes soient muets à son sujet. Il montre comment « sitôt la défaite connue en France, on assiste en effet à la mise en place de stratégies discursives visant masquer l’ampleur des conditions de la déroute » : omission, flou chronologique, référence à des causes exogènes à l’armée noire (maladie, famine ou intervention britannique), réécriture des faits historiques et diabolisation de l’ennemi. « Des stratégies visant à lutter et effacer les traces de la bataille de Vertières, et la période plus large de la guerre d'indépendance, ont également été employées plus récemment, entre autres par ceux qui travaillent inlassablement à édifier le mythe napoléonien. » Il explore deux hypothèses pour expliquer cet effacement : il s’agirait de masquer ou de minimiser « les fantasmes génocidaires français », d’éviter également « la résurgence d’un traumatisme sous-estimé, celui d’une rencontre d’une rare brutalité entre l’armée française et la mort ». Il analyse la « pensée génocidaire », inscrite « dans la continuité d'un discours colonial d'une extrême violence qui prend forme dès le début de la révolution des esclaves de Saint-Domingue en août 1791 »: « l'enjeu se résume à la nécessité de pouvoir contrôler, de nouveau, in fine, le corps des Noirs. Le fouetter, le mutiler, le désirer, le violer, le faire travailler. Pour cela, il faut lui faire peur, le désarmer et l'humilier, et lui faire oublier son droit à la liberté, à la citoyenneté et à la vie. Et devant l'impossibilité de contrôler le corps des Noirs et d'effacer les mémoires, l'extermination apparaît comme la seule solution. » Les archives sont édifiantes à ce sujet et permettent à l’auteur de préciser que « s’il n'y a pas eu en apparence de génocide orchestré par les hauts dirigeants français, on a certainement assisté à l'émergence d'un désir génocidaire chez ceux qui avaient le mandat de rétablir l'ordre sur le terrain, loin des cabinets feutrés des ministres napoléoniens. »

Au contraire, en Haïti, la bataille de Vertières est hautement symbolique de la guerre d’indépendance, même si sa mise en valeur est relativement récente, inscrite pour la première fois dans les programmes scolaires en 1893. En 1929, un monument est érigé sur le site supposé en mémoire des combattants et un demi-jour est chômé le 18 novembre cette année-là. Puis, à l’occasion des célébrations du 150e anniversaire la bataille et son cortège de héros vont faire l’objet d’un véritable culte, expression d’un « nationalisme culturel ». À partir de 1957, elle sera instrumentalisée par les Duvallier.

Remarquable contribution à une histoire occultée, à une mémoire amputée.



Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

L’ARMÉE INDIGÈNE
La défaite de Napoléon en Haïti
Jean-Pierre Le Glaunec
250 pages – 10 euros
Éditions Lux – Montréal – Février 2021
luxediteur.com/catalogue/larmee-indigene-2/
Première édition : octobre 2014

 

 

 

Voir aussi :

TOUSSAINT LOUVERTURE - La Révolution française et le problème colonial








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