30 juin 2025

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LES COLONIES

Le 6 février 1784  (16 pluviôse an II), la Convention proclame la « liberté générale », abolissant par décret l'esclavage dans les colonies françaises – sans indemnisation des anciens propriétaires, contrairement à 1848. Marc Belissa étudie la dynamique des interactions entre la métropole et ses colonies, de celles entre les différents acteurs de la Révolution françaises et ceux des révolutions coloniales, le contexte militaire inter-impérial. Il fait la synthèse des recherches de ces dernières décennies sur des questions totalement invisibilisées par l’historiographie de la période révolutionnaire, jusqu’au bicentenaire de 1989.  


Il présente tout d’abord l’ensemble des colonies d’un point de vue géopolitique, notamment le passage du monopole de compagnies privées au contrôle royale sous Louis XIV et le processus d’ « impérialisation » avec l'établissement de liens de subordination verticaux et de l’uniformisation administrative, sous Louis XV. Toutefois, l’éloignement permettait une relative autonomie des autorités locales, d’autant que certains agents s’étant « créolisés » défendaient davantage leurs intérêts que ceux du roi. Entre 1716 et 1789, la valeur des produits provenant des colonies a été multiplié par 12. « Environ 40 % du sucre provenait des Antilles françaises. » Le port de Nantes, en 1789, contrôlait la moitié des expéditions négrières et celui de Bordeaux la moitié des réexpéditions coloniales françaises vers l’Europe du Nord. Les colons ne pouvaient transformer leurs productions, pour ne pas concurrencer les industries de la métropole, et les marchandises étrangères étaient prohibées à la vente dans les colonies françaises, bien que beaucoup pratiquaient l’interlope, le commerce illégal avec les colonies étrangères et les États-Unis. Le taux de mortalité extrêmement élevé chez les esclaves (environ un tiers la première année) nécessitait sans cesse leur renouvellement. À Saint-Domingue, à la veille de la révolution, les esclaves représentaient 90 % de la population, 80 % à la Martinique, à la Guadeloupe et à l’île Bourbon, 78 % en Guyane. « La législation ségrégationniste avait pour but d'ajouter, à l'opposition juridique entre libres et esclaves, une barrière de couleur infranchissable afin de confiner les libres de couleur dans une position subalterne et les esclaves dans une infériorité absolue. »


Avant 1789, le puissant lobby des colons, le club des Américains, s’active pour obtenir la fin de l’Exécutif et du « despotisme ministériel », et pour contrer les activités des philanthropes, notamment la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788. La revendication de certains d’entre eux de participer aux États généraux, puis à l’Assemblée constituante proclamée le 9 juillet 1789, ouvrit le débat public autour de la question de l'esclavage et du préjugé de couleurs. Le débat sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen les effraya. Ils cherchèrent à obtenir qu’elle ne s’applique pas aux colonies.

La Société des Citoyens de couleurs fut également fondée pour lutter contre le système ségrégationniste qualifié d’« aristocratie de l'épiderme ».

Marc Belissa rapporte la teneur des nombreux débats et des différentes prises de position, des décisions consécutives, ainsi que la succession des événements dans chacune des colonies : première révolte des esclaves en Martinique fin août 1789, élections organisées par les colons à Saint-Domingue pour s’emparer illégalement du pouvoir législatif et exécutif. Il serait fastidieux de tout résumer ici. La révolte des esclaves de Saint-Domingue est bien entendue centrale, ainsi que les différents décrets relatifs à la question noire : le 29 mars 1792, les Brissotins font voter l'institution de l'égalité civile et politique pour tous les libres, métis et noirs des colonies, le 4 février 1794, l’abolition de l'esclavage est proclamée dans l’enthousiasme, son rétablissement décrété par Bonaparte le 20 mai 1802.


En dehors de ce récit historique, l’auteur prend le temps de nuancer l’idée avancé par les études postoloniales depuis une vingtaine d'années, selon lesquelles « les idées des Lumières auraient été marquées par une forme de colonialisme ou du moins que certains contemporains auraient justifié la domination du monde occidental sur les mondes extra-européens en élaborant le concept de civilisation et en dévalorisant les cultures locales, renvoyées à l'idée de barbarie et de sauvagerie. On a même parfois considéré que les Lumières auraient servi de cadre à la construction de théories racistes justifiant la colonisation ». Il rappelle que « les théologiens, les jurisconsultes, les hommes de lettres du XVIe et XVIIIe siècles, espagnols (Las Casas, Vitoria, Suárez), français (Montaigne), hollandais (Grotius) et allemand (Pufendorf), s'étaient posé la question de la légitimité de la conquête coloniale et de la domination européenne sur les populations et territoires conquis. Leur réponse avait constituée un important corpus philosophique et juridique dans le cadre du renouvellement des théories du droit naturel médiéval. » Il propose quelques citations dans ce sens et précise que « la critique anticoloniale ne débouchait pas sur un programme d'indépendance au sens actuel du terme, mais sur une perspective de transformation du lien colonial en un lien fédératif fondé sur l'autonomie ».

Un chapitre est également entièrement consacré à la circulation des hommes, notamment avec les déserteurs qui refusèrent de se battre pour rétablir l’esclavage, des informations par et en dehors des journaux, ceux-ci disposant de peu de sources sûres, des rumeurs, par exemple sur les prétendues « horreurs africaines », et des valeurs de la Révolutions française. « L'influence, pour utiliser un terme inadéquat, de la Révolution de France sur les troubles et les révolutions coloniales passa donc avant tout dans le travail de réception et d'hybridation de ses idées par les esclaves et les sans-maîtres. […] Les révolutionnaires des colonies ne furent donc pas des “révolutionnés“ par la métropole mais bien des créoles dont l'identité politique s'était construite par l'hybridation des principes formalisés dans la Déclaration des droits et dont ils s'étaient emparés sans toujours en avoir conscience. » Un « vent commun » contribua à diffuser l'idée d'une abolition immédiate et non plus graduelle de l’esclavage. Il ne s’étendit cependant pas aux autres colonies européennes même s'il provoqua « des lézardes importantes ».

Un autre chapitre, tout aussi passionnant, s’attache à analyser la notion d’identité et son évolution à travers les époques, la construction du préjugé de couleur – différent du racisme biologique – en même temps que celle de l'esclavage moderne, « justification a posteriori de l'esclavage des Africains et non l'inverse ». Bon nombre de ceux qui étaient recensés comme blancs au début du XVIIIe siècle avaient souvent des ascendances bigarrées, mais étaient définis selon « la représentation sociale qui le[s] présumait comme tel[s] » et la créolisation englobaient tous ceux qui étaient nés dans les colonies par rapport à ceux qui venaient d’Afrique ou d’Europe.

Marc Belissa s’intéresse aussi au développement de la critique de l’esclavage, contemporain de la naissance de l’esclavage moderne. Les « Économistes », par exemple, condamnent l’esclavage au nom de la rationalité économique, car jugé moins productif que le travail salarié, et de la liberté du marché de la main-d’œuvre. Et dès 1789, les philanthropes s’opposent à l’ « aristocratie de l’épiderme ». Les antiesclavagistes étaient essentiellement gradualistes, considérant que l’abolition était inatteignable politiquement à court ou moyen terme. Peu, à part Marat et Collot d’Herbois par exemple, soutiennent l’insurrection d’août 1791 à Saint-Domingue. L’abolition y a pourtant été accomplie, avant d’être confirmée par la Convention et étendue (théoriquement) à toutes les colonies.

Le lobby esclavagiste avec ses arguments économiques, puis la Contre-Révolution sont aussi analysés, ainsi que la violence, inhérente à toute guerre. Les rumeurs d’ « horreurs africaines » sont rarement confirmés par des sources. Rochambeau utilisa des émanations de soufre pour asphyxier des prisonniers et utilisa des dogues achetés à Cuba pour chasser les « nègre ». Les « représailles » de Dessalines après l’indépendance d’Haïti, firent entre 2 000 et 5 000 victimes blanches. « En l'absence d'une solution de compromis ou de paix républicaine (telle que la cherchait Toussaint dans sa politique de réconciliation entre 1796 et 1801), le cycle de vengeance aboutit à des dérives exterminatrices. »


Synthèse historique extrêmement fouillée.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier




LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LES COLONIES

Marc Belissa

320 pages – 20 euros

La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2024

lafabrique.fr/la-revolution-francaise-et-les-colonies/



Voir aussi :

TRÈS BRÈVE RELATION DE LA DESTRUCTION DES INDES

LES JACOBINS NOIRS


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