20 septembre 2017

LA SOCIÉTÉ CONTRE L’ÉTAT

Les sociétés dites « primitives » fonctionnent sans État ni pouvoir non pas parce qu’elles n’auraient pas encore atteint ce stade de développement mais parce qu’intuitivement elles ont compris qu’elles devaient éviter leur apparition pour les garantir de la violence.

 

Pierre Clastres s’appuie essentiellement sur l’Essai sur le fondement du pouvoir politique de J.W. Lapierre qu’il commente et critique. Celui-ci démontre que le pouvoir politique est absent chez les animaux et en conclue qu’il ne trouve pas son lieu de naissance et sa raison d’être dans la nature. Il s’intéresse donc aux sociétés dites « archaïques », chez lesquelles on retrouve l’absence d’écriture et l’économie de subsistance.
Toutes sont dirigées par des chefs qui ne possède pas de pouvoir. « La vérité et l’être du pouvoir consistent en la violence et l’on ne peut pas penser le pouvoir sans son prédicat, la violence. »

Toutes les sociétés indiennes des trois Amériques, exceptés les hautes cultures d’Amérique Centrale et des Andes, sont archaïques. Toutes sont dirigés par des chefs qui ne possède pas de pouvoir. Pierre Clastres dénonce l’éthnocentrisme qui médiatise tout regard sur les différences pour les identifier et finalement les abolir, et l’évolutionnisme qui entend relier les différentes cultures à travers une histoire dont l’aboutissement serait l’adulte occidental sain d’esprit et lettré. Il prétend « prendre enfin au sérieux » l’homme des sociétés primitives.
Le pouvoir politique n’est pas une nécessité inhérente à la nature humaine mais l’est à la vie sociale : il n’y a pas de société sans pouvoir. Même dans les sociétés où l’institution politique est absente, le politique est présent. Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n’est qu’un cas particuliers. Pierre Clastres propose une véritable « révolution copernicienne » : renverser les perspectives de l’anthropologie politique pour penser les sociétés archaïques en échappant à « l’attraction » occidentale.


La plupart des sociétés indiennes se distinguent par le sens de la démocratie et le goût de l’égalité. Leur chef est un « faiseur de paix », il doit être généreux de ses biens et un bon orateur. Plus qu’un juge qui sanctionne il est un arbitre qui cherche à réconcilier. Sa générosité, plus qu’un devoir, est une servitude, une sorte de droit de le soumettre à un pillage permanent.
Dans la plupart de ces sociétés, l’institution matrimoniale de la polygynie est étroitement articulée à l’institution politique. Elle peut-être générale ou restreinte, au chef ou à une minorité d’hommes.
En tant que débiteur de richesse et de messages, le chef est dépendant par rapport au groupe et contraint de manifester à chaque instant l’innocence de sa fonction.
Tout se passe comme si ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d’une intuition qui leur tiendrait lieu de règle : le pouvoir est en son essence coercition. Il recèle pour le groupe un risque mortel et le principe d’une autorité supérieur et créatrice de sa propre légalité est une contestation de la culture elle-même. Celle-ci affirme la prévalence de ce qui la fonde - l’échange - précisément en visant dans le pouvoir la négation de ce fondement. Ces cultures, en privant les « signes » de leur valeur d’échange dans la région du pouvoir, enlèvent aux femmes, aux biens et aux mots leur fonction de signes à échanger. « Cultures indiennes, cultures inquiètes de refuser un pouvoir qui les fascine : l’opulence du chef est un songe éveillé du groupe. »


Pierre Clastres consacre quelques chapitres à étudier d’autres aspects de ces sociétés. Moins en rapport avec le propos de ce blog, nous en rendrons compte beaucoup plus sommairement. Par ces descriptions, il s’attache à remettre en cause les « clichés » associés à ces sociétés.
Le mode de subsistance des sociétés de la Forêt est essentiellement agricole, associé à la chasse, la pêche et la cueillette. Les communautés rassemblent en moyenne cent à deux cents personnes. La descendance bilatérale prévaut. Elles pratiquent l’exogamie locale qui est un moyen d’alliance politique, et la résidence post maritale est soit patri- soit matri-locale.
Il remet en cause les principales études démographiques concernant l’Amérique de Sud précolombienne. En effet, au contraire de ce qu’affirment habituellement les chercheurs, partout où écologiquement et techniquement l’agriculture était possible, elle était présente. En suivant différentes méthodes, il parvient à l’estimation crédible de 80 ou 100 millions d’habitants. C’est un quart de la population mondiale qui a été exterminée.
Chez les indiens Guayaki, le chasseur ne peut manger ce qu’il rapporte. Il passe sa vie à chasser pour les autres et à recevoir d’eux sa propre nourriture. Cette interdépendance garantit la cohésion du groupe. Les femmes étant deux fois moins nombreuses que les hommes dans cette société, un système de mariage polyandrique a été instauré, sous forme de maris secondaires.
« L’homme est un animal politique, la société ne se ramène pas à la somme de ses individus, et la différence entre l’addition qu’elle n’est pas et le système qui la définit consiste en l’échange et la réciprocité par quoi sont liés les hommes. »


« Parler, c’est avant tout détenir le pouvoir de parler. » « Si, dans les sociétés à État, la parole est le droit du pouvoir, dans les sociétés sans État, au contraire, la parole est le devoir du pouvoir. » Parler est, pour le chef, un obligation impérative, un acte ritualisé. Sa parole n’est pas faite pour être écoutée et son discours est vide. Sa parole ne peut être parole de pouvoir d’autorité, de commandement.


Les sociétés primitives ne produisent pas de surplus. Il n’y a pas de hiérarchie dans le champ de la technique. Les sociétés primitives démontrent leur capacité de satisfaire leurs besoins, tout comme les sociétés industrielles et techniciennes.
Les sociétés primitives sont en contradiction avec les deux axiomes qui paraissent guider la marche de la civilisation occidentale : la « vraie société » se déploie à l’ombre protectrice de l’État et « il faut travailler ». En effet, les indiens consacraient peu de temps au travail, 3 ou 4 heures par jours, sans mourir de faim pour autant, par refus d’un excès inutile, par volonté d’accorder l’activité productrice à la satisfaction des besoins. Par le refus de laisser le travail et la production les engloutir, par la décision de limiter les stocks aux besoins socio-politiques, par l’impossibilité intrinsèque de la concurrence, par l’interdiction de l’inégalité, les sociétés primitives sont des sociétés sans économie.

L’apparition de l’État a opéré le grand partage typologique entre Sauvages et Civilisés. Le Temps devient Histoire.
On a souvent décelé deux accélérations décisives dans le mouvement de l’histoire mondiale : la révolution néolithique (domestication des animaux, agriculture, découverte du tissage et de la poterie, sédentarisation, etc) et la révolution industrielle au XIXe siècle. Cependant une économie de chasse, pêche et collecte n’exige pas obligatoirement un mode de vie nomadique. Pierre Clastres considère que la coupure politique est plus décisive que le changement économique. Aussi, la véritable révolution dans la protohistoire de l’humanité n’est pas celle du néolithique puisqu’elle peut laisser intacte l’ancienne organisation sociale, mais « l’apparition mystérieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, de ce que nous connaissons sous le nom d’État ».
L’État est l’instrument qui permet à la classe dominante d’exercer sa domination violente sur les classes dominées, après division de la société en classes sociales antagonistes, liées entre elles par des relations d’exploitation. La capacité égale chez tous, de satisfaire les besoins matériels, et l'échange des biens et services, qui empêchent constamment l'accumulation privée des biens, rendent tout simplement impossible l'éclosion d'un désir de possession qui est en fait désir de pouvoir. « La société primitive, première société d'abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance. » Sans entreprendre ici de démonstration, Pierre Clastres émet l’hypothèse que « dans le discours des prophètes gît peut-être en germe le discours du pouvoir et, sous les traits exaltés du meneur d’hommes qui dit le désir des hommes, se dissimule peut-être la figure silencieuse du Despote ».
Quoiqu’il en soit, l’histoire des peuples qui ont une histoire est l’histoire de la lutte des classes ; l’histoire des peuples sans histoire est l’histoire de leur lutte contre l’État.


Cette étude remarquable bouleverse bien des conceptions et bien des préjugés. Il est regrettable que son contenu n’en soit pas plus connu et admis. Ainsi les continents américains abritaient des millions d’habitants vivant en parfaite égalité, se préservant soigneusement de l’apparition de l’État et du pouvoir.  

Lecture absolument indispensable !



LA SOCIÉTÉ CONTRE L’ÉTAT
Pierre Clastres
194 pages – 9,50 euros.
Éditions de Minuit – Collection « Reprises » – Paris – Octobre 2011
Première parution : 1974

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