Pour quoi faire ?

24 mai 2022

SACCAGE et autres pièces

Avec chacune de ces trois pièces de théâtre, Judith Bernard tente de faire apparaître une structure économique et sociale dictée par le capitalisme afin de nous soustraire à son emprise, en s’inspirant à chaque fois d’un théoricien contemporain (Frédéric Lordon, Bernard Friot, David Graeber) : successivement, le salariat, la dette puis l’État.




BIENVENUE DANS L’ANGLE ALPHA


Librement adapté de Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, de Frédéric Lordon (2010). 




Le salariat, « par un de ces retournements dialectiques dont seuls les grands projets d’instrumentalisation ont le secret », est la rencontre entre la liberté des uns d'utiliser les autres, et la liberté des autres de se laisser utiliser. Spinoza nomme conatus l’effort « par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être », « la force d’exister », « l'énergie du désir, qui jette le corps à la poursuite de son objet ». Le « capturat » c’est l’enrôlement d’autres êtres par le désir-maître : le patronat, mais aussi le metteur en scène qui recrute la puissance d’agir de ses acteurs, pour son spectacle, le chef de guerre, le dirigeant d’ONG qui s’approprie le travail de ses activistes ou le mandarin universitaire celui de ses assistants, etc. Le patronat dispose de l’argent pour faire s’activer des personnes « à la réalisation d’un désir qui n’est pas le leur », grâce à l’organisation de la société, qui repose sur la division du travail et rend impossible l’autonomie matérielle. L’ « angle alpha », mesure de l’écart entre le désir du capitalisme porté à des profits illimités et notre désir propre, selon un concept de Frédéric Lordon, est matérialisé sur scène par l’ouverture d’une échelle en ses différentes variations. Lorsque sa mesure est nulle, le désir enrôlé vit entièrement pour le désir-maître, comme dans le projet néolibéral. Lorsqu'il est droit, le conatus échappe complètement au désir-maître.
Les orateurs successifs exposent ; les agents commentent ; et soudain, tout s’explique : « L’obtention du salaire est le moment joyeux du rapport salarial », les « affects joyeux de la consommation » justifient toutes les transformations économiques contemporaines. « La construction européenne a porté cette stratégie à son plus haut point de perfection en réalisant l’éviction quasi complète du droit social par le droit de la concurrence, affirmé comme le plus grand service susceptible d'être rendu aux individus – mais sous leur identité sociale de consommateurs seulement. »
Les indications scéniques abondent et donnent une idée précise de l’ « illustration » donnée aux propos complexes et techniques, mais toujours parfaitement intelligibles. On comprend vraiment tout, jusqu’à l’angle alpha à 180°… qui remet « l’histoire en marche » !
Franchement, on pourrait difficilement être plus clair.





AMARGI ! L’ANTI-TRAGÉDIE DE LA DETTE


Sources d’inspiration : La Malfaçon de Frédéric Lordon, Dette, 5 000 ans d’histoire de David Graeber, La Monnaie entre confiance et violence d’André Orléan et Michel Aglietta, Émanciper le travail, entretiens de Bernard Friot avec Patrick Zech.



Les personnages jouent plusieurs situations, mettant en évidence les rapports de force dans le système économique contemporain. La spirale de l’endettement est rendue visible tout au long de la pièce par une installation modulables de cerceaux et de balles. Ainsi, on apprend qu’un prêt bancaire n’en est pas un mais un simple jeu d’écriture qui permet à la banque de créer de la monnaie temporairement et de générer des intérêts qui devront être « trouvés » dans l’économie par l’emprunteur. Le cynisme du mécanisme est mis en lumière de façon très vivante, jusqu’à la crise des subprimes, en passant par l’hyperinflation en Allemagne au début des années 1920, à cause des spéculateurs qui ont joué le mark à la baisse, « trauma primitif du peuple allemand » responsable de la configuration de l'euro en monnaie austéritaire. L’origine de la monnaie est également racontée, comme reconnaissance de dettes impossibles à rembourser, de « dettes de vie », comme « manière d’obtenir une forme de paix ». Puis l’invention de l’écriture est motivée, en Mésopotamie, par la nécessité de tenir une comptabilité, le compte des dettes, jusqu’à ce que soit décrété l’Amargi.
« L’animatrice : Quand les dettes se sont accumulées partout, que les enfants sont placés en gage chez les créanciers, que la colère gagne parce que les pauvres s’appauvrissent, à cause d'une mauvaise récolte, qu’ils y sont pour rien, le roi fait Amargi.
L'endettée : Sinon les paysans se mettent à quitter la cité pour aller rejoindre les nomades des confins du désert, ils menacent la ville de revenir y faire des pillages, c’est dangereux alors le roi, il a pas le choix, il fait Amargi. Ça veut dire liberté.
L’animatrice : Enfin, littéralement, ça veut dire “retour chez la mère“. Parce que tout les enfants retenus pour dettes peuvent rentrer à la maison.
L'endettée : On efface tout : on brise les tablettes d’argile, ardoises à zéro !
Le marchand : Il est bien, votre roi.
L’animatrice : Tous nos rois font ça, depuis, je ne sais pas, depuis toujours, sinon ça marcherait pas.
L'endettée : Sans Amargi, les dettes s’accumuleraient, se transmettraient de génération en génération, les pauvres seraient de plus en plus pauvres, les riches de plus en plus riches, on n’en sortirait pas !
Rire général des moissonneurs devant l'absurdité d'une telle hypothèse.
L’animatrice : Ce serait horrible, t’imagines ? Et tellement absurde !
L'endettée : On pourrait travailler toute une vie, si le ciel n’y met pas un peu du sien, que les pluies ou la sécheresse jouent de malchance, on se retrouverait asservis pour dette à jamais, esclaves à vie ! Et nos enfants après nous !
L’animatrice : Faut vraiment être barbare.
Le marchand : Tu m’étonnes ! »
En Grèce, plutôt que d’institutionnaliser les amnisties, on a choisi la politique d’expansion, en envoyant les pauvres fonder des colonies militaires outre-mer. La monnaie est frappée pour payer la solde des soldats, lesquels la diffusent dans l’économie, les populations conquises ne pouvant s’acquitter des taxes et des impôts à l'Empire qu’avec elle.
Enfin, est montrée une société débarrassée du capitalisme, dans laquelle la propriété d’usage a remplacé la propriété lucrative, les salaires sont indexés sur les compétences et la valeur produite, celle-ci étant définie par « ce qui vaut vraiment ».
En quelques tableaux et seulement cinq comédiens, Judith Bernard parvient à rendre intelligibles 8 000 ans d’histoire économique et aussi à représenter des futurs désirables, sans provoquer le moindre bâillement. Pièce à inscrire au programme de tous les étudiants en économie, dès le lycée et à jouer absolument partout.





SACCAGE



 Alimenté par les BD de Zerocalcare et Alessandro Pignocchi.

Récit de quelques destructions plus ou moins récentes : d’une école innovante aux cabanes de Notre-Dame-des-Landes. Des espaces emblématiques d’expérimentation, d’alternatives à l’État sont visités, puis saccagés : la victoire de la ZAD qui oblige à rentrer dans le cadre des réglementations, la fac de Vincennes, en 1970, qui doit cogérer son budget avec le ministère, le confédéralisme démocratique du Rojava, la clinique de la Borde dans les années 1950,… C’est la mécanique du saccage qui est cette fois mise en scène.
Ces retours d’expériences d’autogestion et de ce qui les a entravées, finissent par monter en généralité, par dénoncer une politique de sabotage systématique de tout ce qui révèle l’inutilité de l’État. Une belle démonstration.




Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



SACCAGE
Et autres pièces
Judith Bernard
274 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Octobre 2020
editionslibertalia.com/catalogue/la-petite-litteraire/saccage



 

Voir aussi :

DETTE : 5 000 ANS D’HISTOIRE

KOBANE CALLING

LA RECOMPOSITION DES MONDES

 

 




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