Cet ouvrage monumental doit son origine à une banale
conversation où une femme rétorqua à l’auteur un argument communément admis et
qui fait force de loi « Oui, mais une dette doit être remboursée ! »
En réponse, David Graeber nous entraine dans une scrupuleuse et incroyable
enquête à travers tous les continents et 5 000 ans d’histoire.
Toujours, les violents ont dit à leurs victimes
qu’elles leurs devaient quelque chose. Envahie par la France en 1895,
Madagascar a du lui rembourser les coûts de sa propre invasion et de sa
colonisation. La seule protestation de la population en 1947, a été
immédiatement réprimée et fit sans doute 500 000 victimes. De même la
République d’Haïti fondée par d’anciens esclaves s’est vu réclamer 150 millions
de francs de dommages et intérêts (environ 18 milliards actuels) par la France.
Toujours, le prêteur, pour échapper à l’opprobre inspiré par l’usure, a rejeté
la responsabilité sur un tiers (longtemps les Juifs) ou fait valoir que
l’emprunteur est pire encore.
De l’origine de la monnaie.
Si les économistes ont toujours présenté le troc
comme antérieur à l’apparition de la monnaie, il n’a jamais été trouvé de
société le pratiquant. Il semble donc purement théorique et on imagine mal des
commerçants l’utiliser. Ce mythe fondateur de notre système d’échange
économique ne repose sur aucune preuve. Si l’enchainement troc/monnaie/crédit a
depuis longtemps été réfuté, il a cependant la vie dure. Il semble que
l’évolution ait plutôt eu lieu dans l’autre sens.
Deux théories s’affrontent pour expliquer l’origine
du crédit. La théorie monétaire prétend que la monnaie est apparue comme unité
de mesure abstraite utilisée comme reconnaissance de dette. Par exemple, elle était
échangée contre une paire de chaussures et pouvait être utilisée en échange
d’autre chose. C’est la théorie chartaliste (du latin charta : feuille de papyrus). Les États en émettant de la
monnaie, vont tout d’abord se porter garants de la stabilité du système de mesure.
L’Europe Occidentale a tenu ses comptes pendant 800 ans avec le système
monétaire (en livres, sous et deniers) mis en place par Charlemagne alors que
les quelques pièces émises avaient depuis longtemps disparues. Puis les États
instaurent des impôts pour créer des marchés dans les territoires conquis. Les
paysans vendent leurs productions pour obtenir de la monnaie qui va leur servir
à s’acquitter des impôts. Ils achèteront des marchandises avec le restant.
Les économistes orthodoxes conçoivent eux la monnaie
comme une marchandise. Elle n’est pas une mesure mais une valeur.
David Graeber soutient qu’elle est en définitive les
deux à la fois, tout comme une pièce a deux faces, symbole de l’autorité
politique d’un côté et unité de mesure de l’autre. Considérant que la logique
du marché s’est insinuée dans toute pensée sous forme d’idées reçues, il décide
de repartir à zéro, pour fonder une théorie neuve.
Nous ne pourrons rapporter ici que ces conclusions.
Ses démonstrations sont abondamment argumentées d’études des sociétés
esquimaude, iroquoise, malgache, irlandaise, Tiv, Lele, Nuer,…
De
l’origine des dettes.
Trois principes moraux sont susceptibles de fonder les relations économiques :
Le communisme, la hiérarchie et l’échange.
- Le
communisme est le fondement de toute sociabilité humaine. Il obéit au principe
« De chacun selon ses capacités, à chacun ses besoins ». Si les
entreprises capitalistes sont organisées autour de chaînes de commandement
verticales, de type militaire, qui promeuvent la stupidité en haut, l’inertie
et la rancœur en bas, toutes opèrent à un moment ou un autre selon le mode
communiste. Lorsque quelqu’un demande « Passe-moi la clef de 12. »,
personne ne lui répond « Qu’est-ce que tu me donnera en
échange ? ».
-
L’échange repose sur l’équivalence.
-
La hiérarchie fonctionne selon les logiques
de la coutume et du précédent.
Une dette nécessite une relation entre deux êtres
potentiellement égaux, qui ne sont actuellement pas sur le même pied d’égalité
mais pour lesquels il y a moyen de rééquilibrer les choses. Les rapports
humains suivis ne peuvent prendre qu’une seule forme : les dettes.
Dans la plupart des « économies humaines »
(par opposition aux « économies commerciales »), les « monnaies
sociales » (qui peuvent être des objets) sont utilisées pour créer, maintenir ou interrompre des
relations entre des personnes et non pour acheter des choses : le
« paiement de la fiancée », les dettes de sang ou de chair. C’est toujours
la reconnaissance d’une dette impossible à payer. La vie humaine est la valeur
absolue sans équivalent possible, donnée ou prise, la dette contractée est
absolue.
Pour qu’une chose soit vendable, il faut l’arracher
à son contexte. Avec l’esclavage, une personne devient une chose parce qu’elle
n’a plus de parenté. Elle peut être dès lors achetée ou vendue. Les
institutions de certaines économies humaines ont été systématiquement
perverties, se muant en un gigantesque appareil de déshumanisation et de
destruction. La main-d’œuvre humaine est longtemps venue essentiellement de
l’asservissement pour dettes. Cette extraction est une pratique aussi ancienne
que la civilisation.
De l’honneur et de l'avilissement.
L’honneur existe, par définition, par le regard de
l’autre et a deux significations contradictoires : c’est à la fois un
surplus de dignité mais aussi quelque chose de lié à la violence nécessaire
pour réduire un être humain à l’état de marchandise.
Au début du moyen-âge en Irlande, on appliquait un
code juridique complexe qui fixait méticuleusement des prix d’honneur variables
selon les insultes faites à différentes catégories de personnes.
En Grèce l’honneur depuis les premiers héros jusqu’à
nos jours relève de l’obsession. Le même mot « time/timis » est
utilisé pour signifier « prix ». Le concept « krisis » renvoie
à la notion de carrefour. Lié à l’honneur, il est intime et morale : c’est
le conflit intérieur qui précède le choix.
En principe, les avancées scientifiques et
technologiques, la croissance économique apportent un élargissement des
libertés. Pourtant, on constate que, partout, l’évolution est inverse en ce qui
concerne les femmes. Les féministes développent l’hypothèse d’une
militarisation des États qui, de fait, les éloignent des prises de décision. En
Mésopotamie, on peut observer l’infiltration des mœurs patriarcales des
éleveurs nomades dans la vie urbaine à la fin de l’âge du bronze, vers 1 200
avant J.C. David Graeber rappelle que les États et les marchés s’aliment
réciproquement : les conquêtes s’accompagnant d’impôts qui créent des marchés.
Il y a deux grands principes antagonistes qui gouvernent
les mariages :
-
la dote doit être payée par la famille de la
femme comme contribution, pour cette nouvelle bouche à nourrir,
-
au contraire, « le paiement de la
fiancé » se rencontre dans les régions peu peuplées où la terre est
abondante et où importe l’acquisition de main d’œuvre.
Pour autant, cette dernière coutume ne fait pas de
la femme une marchandise puisque le mari ne peut en aucune façon la revendre
même si, en cas d’emprunt, il peut l’utiliser, comme garantie. En cas
d’incapacité à rembourser un prêt, elle serait alors « asservis pour
dette ». Ainsi l’honneur est-il bel et bien lié au crédit comme capacité à
maîtriser sa maisonnée. L’autorité domestique n’est plus fondée sur la bienveillance
et la sollicitude mais sur un droit de propriété.
L’origine de la prostitution commerciale serait liée
au sacré, pratiquée par des « incarnations de la civilisation », dans
les demeures des dieux, les temples sumériens, sommet d’une machine économique
reposant sur le crédit. Le patriarcat est né du rejet des grandes civilisations
urbaines, « Babylone la prostituée » par exemple, au nom d’une forme
de pureté. Tous les livres saints font écho à la colère de ces éleveurs qui
mêlent mépris de la vie urbaine corrompue et intense misogynie. C’est un code
assyrien datant de 1400 à 1100 avant J.-C., sous l’égide de l’État le plus
militariste du Moyen-Orient antique, qui permit de distinguer les femmes
respectables des prostituées et des esclaves par le port du voile. Si cette
pratique ne s’est pas répandue dans le Moyen-Orient, elle a était adoptée en
Grèce. Dès lors, la sexualité a cessé d’être un don des dieux pour devenir
synonyme de corruption, d’avilissement et de culpabilité.
Dans un système héroïque, l’honneur se confond donc avec
le crédit. Le rôle de la monnaie pour régler les dettes d’honneur, pour
« régler ses comptes » selon la logique du donnant-donnant,
progressivement, va se déplacer vers toutes sorte de stratagèmes malhonnêtes.
L’anonymat conféré par la monnaie frappée va favoriser une violence prédatrice
qui va réduire les hommes à l’état de marchandise. La monnaie qui transforme la
morale en données quantifiables encourage paradoxalement les pires
comportements. De ce dilemme naitra l’éthique et la philosophie moderne. Ainsi Platon
décrit une realpolitik cynique où la justice ne sert que l’intérêt des
puissants. Il cherche à garantir que les détenteurs du pouvoir politique ne
l’exerceront pas pour le profit mais pour l’honneur.
Le droit romain est à la base de toutes les conceptions
fondamentales juridiques et constitutionnelles. Il a défini la propriété privée,
le dominium, comme une relation entre
une personne et une chose caractérisée par un pouvoir absolu, contre le monde
entier. Les juristes médiévaux affineront ce concept en distinguant trois
principes : usus (l’usage de la
chose), fructus (la jouissance des
produits de la chose) et abusus
(l’abus ou la destruction de la chose).
L’histoire de la Rome primitive, comme celle des
débuts des cités-États grecs, est celle d’une lutte incessante entre débiteurs
et créanciers. Puis l’élite romaine comprend et adopte le principe appliqué par
ses homologues prospères tout autour de la Méditerranée : des paysans
libres et une armée plus efficaces, conquérantes pour ramener des prisonniers
de guerre qui remplacerons dans leurs tâches les « asservis pour
dettes ». Dès lors, l’esclavage introduit partout, jusqu’à l’intérieur des
foyers un pouvoir politique absolu qui n’est pas une relation morale. Si la
liberté est le droit de jouir de ses propriétés, l’esclavage est avant tout une
privation de tous droits, y compris sur la possession de son propre corps. Par
conséquent l’esclavage est la vente de la liberté, comme le travail salarié en
est maintenant la location.
Pourtant l’esclavage est resté universellement
détesté dans l’esprit populaire. Le racisme moderne a du être inventé pour le
faire admettre aux Européens pour qui n’était pas justifiable l’asservissement
d’êtres humains à leurs yeux égaux aux autres.
L’esclavage antique a disparu a peu près en même
temps qu’en Inde et en Chine, vers 600 après J.-C.
L’invention des pièces de monnaies a lieu
simultanément, entre 500 et 600 avant J.-C., dans la grande plaine de la Chine
du Nord, dans la vallée du Gange et autour de la mer Égée, pour remplacer les
anciens systèmes de crédits en encourageant dans les transactions quotidiennes
leur utilisation jusque là réservée au commerce international. Cette innovation
s’est rependue pendant plus d’un millénaire. Puis, lors de la disparition de l’esclavage,
les liquidités se sont taries. Il y a eu un retour au crédit.
Le crédit s’impose durant les périodes de paix
(relative), puisqu’il repose sur une relation de confiance. Le lingot prédomine
au contraire pendant les périodes de violence généralisée. David Graeber relève
une alternance de cycles entre ces deux grandes tendances :
-
L’âge des premiers empires agraires (3 500 à
800 avant J.-C.) dominé par la monnaie virtuelle de crédit.
-
L’âge axial (800 avant J.-C. à 600 après
J.-C.) caractérisé par l’essor du monnayage et un passage généralisé au lingot
métallique.
-
Le Moyen-Âge (600 à 1450 après J.-C.) avec un
retour à la monnaie virtuelle.
-
L’âge des empires capitalistes (de 1450 à
1971) avec un retour massif aux lingots d’or et d’argent.
-
La période actuelle depuis que Richard Nixon
a décidé que le dollar ne serait plus convertible en or.
L’Âge Axial.
Pendant l’âge axial, on constate le même processus
en Chine, en Inde et en Grèce : un état de guerre permanent dans un
paysage politique fragmenté, l’essor des armées de métier et la création de
pièce de monnaie pour les payer, le développement des marchés et de l’esclavage
généralisé. Les États imposent leur monnaie et submergent les monnaies sociales
tout en unifiant un marché national. Graeber nomme ce système : complexe
« armée-pièces de monnaie-esclavage ». Sous le joug de cette
violence, les penseurs politiques considèrent les motivations humaines
désormais uniquement motivées par le profit et les avantages. En réaction se
développe des pensées complètement opposées qui prônent l’altruisme, la
charité, l’idéalisme, la spontanéité (au lieu du calcul) comme fondement de
l’éthique et de la morale.
L’apparition de la monnaie coïncide très exactement
avec celle de la philosophie : Pythagore (570-496 avant J.-C.), Bouddha (563-483
avant J.-C.) et Confucius (551-479 avant J.-C.). Tournées vers l’au-delà, les
nouvelles religions permettent d’accepter la réalité et persuadent les
puissants qu’ils ne doivent aux pauvres que des dons ponctuels. D’ailleurs,
plutôt que de les combattre, elles furent admises comme religions d’États. La
monnaie comme la philosophie, conclue l’auteur, servent à payer ses dettes.
Le Moyen Âge.
Au Moyen Âge, les empires s’effondrent et sans
nouvelles conquêtes, plus d’esclavage. La vie économique est de plus en plus
réglementée par les autorités religieuses. Pour la majorité des habitants de la
planète, c’est plutôt la fin d’une période de terreur et pas le début de
l’obscurantisme que l’on décrit toujours.
En Inde, sont inventées les « dotations
perpétuelles » ou « trésors inépuisables ». À chaque offrande à
un monastère qui sera ensuite prêtée, le donateur décide de l’utilisation des
intérêts (repas des moines, bougies allumées à la mémoire d’untel,… )
« aussi longtemps que dureront la Lune et le Soleil ». Ainsi, l’or
s’accumule dans les lieux de culte. Ce pouvoir permet l’instauration d’une
hiérarchie complexe fondée sur un système de castes immuables. Les dettes
peuvent être remboursées en « intérêts corporels » parfois sur
plusieurs générations.
L’empire chinois est si vaste que son marché intérieur
est suffisant. L’État confucéen met en place une administration chargée de
réglementer les marchés sur la base de la formule
« marchandise-argent-marchandise ». Les capitalistes c’est-à-dire les
marchands, au contraire, appliquent la formule
« argent-marchandise-argent ». Les empereurs les considèrent comme
des « parasites destructeurs », égoïstes et anti-socials, motivés par
la cupidité, de même que les guerriers le sont par le goût de la violence. Les
uns et les autres pouvaient cependant être utilisés dans l’intérêt public, pour
alimenter les marchés tout en veillant à refreiner leurs ambitions spéculatives
ou pour défendre les frontières du Nord contre l’envahisseur. Ainsi la Chine a
longtemps maintenu le niveau de vie le plus élevé du monde grâce à sa «
théologie de la dette ». Le but ultime du Bouddhisme est la libération
absolue, l’élimination de tous les attachements humains et matériels. Pour
cela, toutes les dettes, dettes karmiques dues pour chacun de ses actes qui
entrainent forcément des dommages (tracer un sillon détruit trous et
nids !) et dettes filiales (dette de lait, par exemple, évaluée à 1 636
litres), doivent être rachetées par des dons aux « Trésors Inépuisables »,
ensuite gérés collectivement.
Dans une perspective historique mondiale, David
Graeber considère les trois religions monothéistes comme des manifestations
différentes d’une même tradition intellectuelle occidentale. Au Moyen Âge,
l’épicentre de l’économie est l’Occident. La Chrétienté, logée dans l’empire
Byzantin déclinant et les obscures principautés barbares du Nord, a été
insignifiante. Du point de vue du reste du monde, l’Occident c’est alors le
monde musulman avec son aile marchande qui reliait l’Inde, l’Afrique et
l’Europe.
L’islam médiéval considère l’État comme une regrettable nécessité, le droit comme une
institution religieuse issue du Prophète et le commerce bénéficie d’une vision
positive. Si l’usure (tout comme l’esclavage) est proscrite, la recherche du
profit n’est pas considérée comme immorale. L’auteur relève que bon nombre de
raisonnements et d’exemple précis d’Adam Smith sont empruntés à des essais
économiques rédigés en Perse au Moyen Âge. C’est la diffusion de l’islam qui a
propagé le marché dans le monde, indépendamment des États, donc authentiquement
libre, reposant sur la coopération et non la concurrence.
Le christianisme défend le « communisme des
apôtres » qui condamne l’usure
(sauf envers les étrangers) et incite à pratiquer la charité (qui
maintien la hiérarchie). Pour justifier la propriété, il doit ressusciter le
droit romain. Le commerce était considéré comme une extension de l’usure, une
guerre non armée, légitime car dirigée contre des ennemis, des concurrents. Les
banquiers italiens se sont prémunis de l’expropriation en prenant le pouvoir,
se dotant de leur propre système judiciaire et de leur propre armée. Commerce,
croisade et piraterie sont souvent liés.
À l’apogée des foires de Champagne (chambre de
compensation financière de l’Europe au Moyen Âge) et des empires marchands
italiens, entre 1160 et 1172, le poète Chrétien de Troyes développe une légende
arthurienne de chevaliers errants en quête d’aventures qui n’existent pas dans
la réalité. Il s’agit plus certainement d’une image sublimée, romancée des
marchands voyageurs. Le Graal, forme de valeur purement abstraite, pourrait
être un symbole inspiré des nouvelles formes de finance. Dans l’islam c’est
Sindbâd, le marchand voyageur, qui sert de modèle fictionnel.
Si l’Âge axial a été celui du matérialisme, le Moyen
Âge a été celui de la transcendance. L’effondrement des empires antiques a
laissé la place à des mouvements religieux populaires devenus rapidement
institutions dominantes. Un « capitalisme monastique » s’instaure et
l’auto-organisation des marchands se développe pour instaurer des monopoles.
L’Âge
des grands empires capitalistes ou les origines de l’économie moderne.
Les « Grandes Découvertes » marquent le
retour à l’or et à l’argent, des grands empires et des armées de métiers, des
guerres de prédation massive, de l’usure sans entrave et de l’esclavage en
pleine propriété. Mais ces composantes qui sont celles de l’Âge axial,
disparues au Moyen Âge, se sont agencées différemment.
Pour comprendre les origines de l’économie moderne,
il faut retenir que l’essentiel de l’or venu des « nouveaux mondes »
a fini dans les temples indiens et l’écrasante majorité des lingots d’argent a
été expédiée en Chine qui a alors abandonné l’usage du papier-monnaie.
Les Mongols ont conquis la Chine en 1271. Important
leur ancienne fiscalité, ils ont levé des impôts en travail et en nature. Le
développement des voies de communication a favorisé celui du commerce mais la pression
était alors si lourde que le banditisme s’est rependu ainsi que l’extraction
clandestine d’argent pour alimenter un commerce clandestin. Le développement de
la misère s’est accompagné d’insurrections nombreuses. L’État ne pouvant
éliminer cette économie souterraine, cessa d’émettre du papier-monnaie,
légalisa les mines et reconnu les devises en argent y compris pour payer
désormais les impôts. La dynastie Ming a encouragé le marché tout en veillant à
prévenir les concentrations indues du capital.
N’ayant jamais produit rien que les Asiatiques
souhaitent acheter, les Européens leur ont toujours payé les épices, soies et
aciers en or et en argent. L’expansion européenne fut motivée par l’accès à ses
importations de luxe. L’Europe Atlantique bénéficie sur ses rivaux musulmans de
l’avantage d’une tradition active et avancée en matière de guerre navale. Dès
lors le commerce maritime traditionnellement pacifique s’accompagne de saccages
et de conquêtes de toutes les villes portuaires rencontrées.
En 1540, les prix en Europe se sont brusquement
effondrés en raison du brusque excédent d’argent. Les conquêtes auraient
rapidement cessé sans la demande de la Chine. Très vite les galions ont cessé
de décharger leurs cargaisons en Europe pour rejoindre directement la Chine ou
ils faisaient le plein de soie, de porcelaine et d’autres marchandises,
contribuant à l’enrichissement prodigieux des marchands-banquiers italiens,
néerlandais et allemands.
David Graeber explique la violence sans commune
mesure de ces conquêtes non par une cupidité froide et calculatrice mais par la
pression frénétique des dettes et la rage de demeurer débiteur. Par exemple,
les marchands espagnols facturaient à des prix prohibitifs les produits de
base. Matériels et soins étaient facturés aux soldats. Cette relation entre le
« joueur » aventurier et le financier prudent et soucieux de ses
profits, est au cœur de ce qu’on appelle aujourd’hui « capitalisme ».
Si l’Église a toujours combattu l’usure, c’est que
l’argent a toujours le potentiel de devenir un impératif moral. Le capitalisme
moderne a créé des dispositifs pour nous forcer à penser le monde et les
relations humaines comme des questions de calcul coûts/avantages. Ainsi les
employés ignorent toutes considérations morales (humaines, environnementales,… )
pour apporter le rendement maximal aux actionnaires (dont l’avis n’est surtout
jamais sollicité). Pourtant, Cortès, qui a commis le vol le plus colossal de
l’histoire du monde est toujours resté débiteur sans le sou. À l’Âge axial, la
logique monétaire s’est vue accorder l’autonomie. La monnaie est alors un outil
de l’empire. Les pouvoirs politique et militaire se réorganisent autour d’elle.
Le nouvel ordre capitaliste émerge. Pourtant un système monétaire séparé de
l’État doit être réglementé. À l’instar de la prohibition islamique de l’usure,
Martin Luther va proposer en 1524 une « réglementation ». En Allemagne,
paysans, mineurs et citadins pauvres se révoltent, réclamant de rétablir le
vrai communisme des Évangiles, avec des années sabbatiques (qui effacent toutes
les dettes). Plus de cent mille ont été massacrés. Luther affirme que peu sont
capables de vivre réellement selon les préceptes de l’Évangile et que, si
l’usure est bien un péché, un taux d’intérêt de 4 à 5% est légal dans certaines
circonstances actuelles. Nous devons respecter la loi divine « Aime ton
prochain comme toi même » mais comme nous en sommes incapables, nous
devons obéir à la loi humaine, inférieure, « Rendez à chacun ce qui est
dû ». La doctrine catholique s’alignera lentement, par accord tacite.
L’idée que se faisaient les paysans de la fraternité
communiste venait de leur expérience quotidienne concrète : entretien des
communaux, coopération et solidarité entre voisins. Même le crédit n’était
considéré que comme une extension de l’entraide. Les rapports humains venaient
d’abord. Thomas Hobbes a jeté les bases d’une nouvelle perspective morale avec Le Léviathan, publié en 1651, dans
lequel il développe une théorie générale des motivations humaines basée sur
l’intérêt. Sous couvert d’un langage scientifique, il conserve des postulats
théologiques à cette quête permanente de profit. L’histoire de l’origine du
capitalisme n’est pas celle de la destruction des communautés traditionnelles
par le pouvoir impersonnel du marché mais celle de la conversion d’une économie
du crédit en économie de l’intérêt.
L’histoire des instruments financiers modernes
commence réellement avec l’émission des bons municipaux par l’État vénitien au
XIIe siècle, pour financer ses campagnes militaires. Mais c’est la
Banque d’Angleterre, première banque centrale nationale indépendante, qui émet,
en 1694, les premiers véritables billets. Ils ne sont plus une dette due au roi mais une dette due par le roi.
Désormais, il est possible de créer quelque chose à
partir de rien et ce pouvoir est infini puisque la cupidité sans limite et le
profit illimité sont admis. En fait, les éléments de l’appareil financier (banques
centrales, marchés obligataires, vente à découvert, maison de courtage, bulles
spéculatives, titrisations, rentes… ) sont apparus avant la science économique
mais aussi avant « l’économie réelle » (usine et travail salarié). Le
marché mondial constitué à l’origine pour la recherche des épices, s’est vite
stabilisé autour de trois grands commerces : les armes, les esclaves et
les drogues, essentiellement douces (café, thé, sucre et tabac). Il reposait
sur une chaine géante de dettes créant des obligations. Jamais le capitalisme
n’a été organisé autour d’une main d’œuvre libre ! L’esclavage et le
travail salarié partagent d’étranges et nombreuses affinités. Ce système a été
rendu « acceptable » notamment par l’apport d’Adam Smith qui a créé la
vision d’un monde imaginaire quasiment affranchi de la dette et du crédit, donc
de la culpabilité et du péché.
Début d’une ère encore indéterminée.
Le 15 août 1971, Richard Nixon annonce la fin de la
conversion en or des dollars détenu à l’étranger. Le financement de la guerre
du Vietnam sur le déficit, comme toutes les guerres capitalistes, devenait trop
lourd. Aussitôt le cours de l’once d’or est passé de 35 à 600 dollars,
revalorisant considérablement les réserves américaines.
La Réserve Fédérale américaine prête de l’argent au
gouvernement en achetant des bons du trésor, puis elle monétise la dette
publique en prêtant à d’autres banques l’argent que lui doit l’État. La dette
américaine est essentiellement une dette de guerre et l’augmentation des
dépenses militaires suit scrupuleusement celle de la dette fédérale. Mais les
bons du trésor américain ne seront jamais remboursés. C’est une taxe imposée à
toute la planète. Les plus gros acquéreurs sont d’ailleurs les banques des pays
qui hébergent des bases militaires américaines (Allemagne de l’Ouest, Japon,
Corée du Sud, Taïwan,… ). Dès qu’un pays fait mine de vouloir sortir du système
monétaire mondial, il subit des représailles immédiates. Ainsi, l’Irak fut
bombardé en 2000 dès que Sadam Hussein a décidé de réaliser ses transactions,
notamment pétrolières, en euros.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un accord
tacite a suspendu la lutte des classes en Europe et en Amérique du Nord. La
classe ouvrière blanche, si elle acceptait de renoncer à tout changement
radical du système, conserverait ses syndicats, jouirait d’avantages sociaux
(retraite, vacances, soins médicaux,… ) et grâce à l’enseignement public, pourrait
faire profiter ses enfants de l’ascenseur social. Pendant cette période dite
keynésienne, de 1945 à 1978, l’accumulation excessive du capital était
relativement contrôlée. Les principaux mouvements revendicatifs concernaient
les exclus de cet accord : les Noirs aux États-Unis, les féministes, les
pays périphériques du Chili à l’Algérie… Ce compromis a pris fin avec Ronald
Reagan et Margaret Thatcher : désormais tout le monde aurait des droits
politiques mais ceux-ci seraient privés de signification économique. C’est
alors un retour au monétarisme : les capitaux investis sur le marché peuvent
être déconnectés de la production ou du commerce et être purement spéculatifs.
Loin d’ « euthanasier » les rentiers, comme le proposait Keynes,
on allait permettre à tout le monde de le devenir. En 1980, le Congrès abroge
les lois fédérales interdisant l’usure et limitant les taux d’intérêt à 7 ou
10%. Avec les prêts sur salaires, ils pourront atteindre jusqu’à 120%, c’est-à-dire
caractéristiques du crime organisé. Cette « démocratisation de la
finance » a été instituée en idéologie, évacuant toute notion d’honneur.
Mais ce nouveau cycle débouche lui aussi sur une crise de l’inclusion :
transformer tous les habitants de la planète en micro-entrepreneurs s’est
révélé tout aussi impossible que de leur offrir retraite et assurance-maladie.
D’ailleurs, lors de l’effondrement des subprimes,
si les financiers ont bien été renfloués avec l’argent des contribuables, la
grande majorité des emprunteurs immobiliers ont été abandonnés aux attentions
des tribunaux et du régime des faillites, voté avec une prémonition suspecte un
an plus tôt !
David Graeber suggère que le capitalisme, dans une
génération, n’existera plus car on ne peut générer une croissance perpétuelle
dans un monde fini. On assiste aux ultimes effets de la militarisation du
capitalisme américain. Comme les mouvements sociaux qui proposent d’autres
solutions ne doivent surtout pas émerger, on voit se créer un immense appareil
militaire, carcéral et policier.
L’histoire réelle des marchés ne correspond
nullement à l’idée communément admise. Il faut donc s’en détacher pour laisser
émerger des idées nouvelles. La morale de la dette repose sur des impératifs
financiers qui voudraient que nous souscrivions à une vision exclusivement
monétisable du monde, que nous soyons réduit à imiter les pillards. Une dette
est une promesse corrompue par les mathématiques et la violence. Parce que tout
le monde n’est finalement pas tenu de payer ses dettes (pour répondre à la
question initiale), les effacer toutes pour prendre un nouveau départ serait
immédiatement bénéfique. David Graeber se permet un seul conseil, pour conclure,
en préconisant de procéder à un jubilé.
L’universalité de cette enquête change notre regard
historique euro-centré. David Graeber mène une longue instruction pour
comprendre les origines de la monnaie, du crédit et du capitalisme. Il explore
5 000 ans de dépositions et de preuves, interroge les témoins et les experts. Puisqu'il y a des victimes, il y a
forcément des coupables.
Nous avons tenté de rendre compte autant que
possible de sa longue démonstration, sans pouvoir reprendre nombre d’exemples
et de précisions pourtant fort intéressants. Si la lecture de cet ouvrage
n’intéressera que les lecteurs curieux de ces questions, elle s’avérera
absolument passionnante.
Indispensable !
DETTE : 5 000 ANS D’HISTOIRE
David GRAEBER
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise et
Paul Chemla.
624 pages – 29,90 euros
Éditions Les Liens qui Libèrent – Paris – septembre
2013
667 pages – 11,70 euros
Éditions Actes Sud – Collection Babel essai – Arles
– avril 2016
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