Selon le philosophe, l’étude du cerveau humain constituerait une rupture anthropologique, « la quatrième blessure narcissique de l'humanité », après celles infligées par Copernic et Galilée, Darwin et Freud. En battant le champion du monde d’échecs Gary Kasparov en février 1996, l'ordinateur Deep Blue d’IBM porta le premier coup à la dignité de l'intelligence humaine. Cependant, ce supercalculateur aurait simplement déstabilisé son adversaire en déplaçant une tour de façon totalement aléatoire sans aucune vision stratégique, fondant ainsi sur un malentendu le mythe de la supériorité de la machine sur l'homme.
Dès le XVIIe siècle, Leibniz proposait une explication du fonctionnement de « l'entendement humain » :
- La perception, lorsque l'organisme vivant reçoit un stimulus.
- L’aperception, lorsque l'organisme réagit selon ses propres caractéristiques à ce stimulus.
- La conscience, lorsque le cerveau produit des images consciente à partir de ces aperceptions.
Le corps tout entier est engagé dans le processus perceptif cérébral, affecté par ses interactions avec son espace sensoriel. : « Tout le corps pense… Pas seulement le cerveau. » Il produit du sens dans un monde physique « insensé », chaotique, qui n'est qu'un continuum de stimuli. Les connexions continuelles ne correspondent pas à la temporalité biologique dont a besoin le vivant. Aucune activité n’est neutre sur l'organisation cérébrale. Les écrans modifient la plasticité du cerveau, hypertrophient le système d’attention externe en fabriquant un « non-lieu », installant les corps dans un fonctionnement déterritorialisé, les habituant à des dispositifs non situés, les rendant dépendant par des circuits dopaminiques de récompenses. « Dans un environnement technologique d'interface–écran, exclusivement numérique, le cerveau déraciné se transforme peu à peu en une sorte de plaque de gestion de l'information, un centre de collecte de données en circuit fermé… (Un imbécile bien informé.) » La numérisation implique la délégation de fonctions sans développer de nouvelles compétences. De plus, la colonisation par les algorithmes en à peine quinze ans n'a pas permis au cerveau de développer des mécanismes de régulation et de protection. Les nouvelles technologies considère que tout est possible, ignorant les compossibles de la vie du cerveau : « dans un eugénisme à peine masqué, le mythe postmoderne de l'homme indéfiniment augmentable célèbre en grande pompe l'idéal du Cyborg. » Les neurosciences, au nom de l'homme neuronal, considère que le cerveau fonctionne comme une machine de Turing. Dès lors, le cerveau augmenté sert d'alibi au « silicon capitalism » néolibéral. La théorie des biais cognitifs n'est qu'une théorie fumeuse. La modélisation numérique du monde créé une « gouvernance algorithmique », qui échappe à la conscience humaine.
Thierry Murat met en cases et en bulle, comme il le mettrait en scène, le texte de Miguel Benasayag. Il incarne sous forme dialogique la pensée de celui-ci, dans un souci de vulgarisation. Quant à l’auteur, il se complait dans une certaine ambiguïté, considérant que les technologies, dont il dénonce pourtant longuement les mécanismes et les effets, seraient neutres et pourraient être affectées à un noble objectif, à condition de prendre le temps d’une « coévolution », que la vie et la culture les colonisent ! Si son analyse est extrêmement fine et plonge dans la complexité, philosophique comme technique, de la révolution numérique, ses mises en gardes argumentées, ses conclusions restent donc superficielles. Libre au lecteur d’en tirer de tout autres.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
CERVEAUX AUGMENTÉS
(humanité diminuée ?)
Miguel Benasayag et Thierry Murat
184 pages – 24,95 euros
Éditions La Découverte/Delcourt – Paris – Mai 2023
www.editions-delcourt.fr/bd/series/serie-cerveaux-augmentes-humanite-diminuee/album-cerveaux-augmentes-humanite-diminuee
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