14 décembre 2019

LA LIBERTÉ DANS LE COMA - Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer

La mise en lambeau de la vie privée, la régression de l’anonymat et le traçage des citoyens résultent plus du choix collectif d’un mode de vie irresponsable que d’un projet étatique autoritaire. Le Groupe Marcuse (Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie) s’emploie à comprendre la passivité, l’approbation même, avec lesquelles a été accepté le déferlement technologique, mais aussi la conception de la liberté dont celui-ci est porteur. Il reproche aux « dénonciations plus ou moins affolées du risque de surveillance totale » de ne pas remonter à la racine du problème.

Plutôt que de documenter un sujet que nombre de publications se sont déjà employées à prospecter, les auteurs souhaitent expliquer comment on est arrivé à « cette traçabilité quasi intégrale des humains et de leurs activités ». Les puces RFID et la biométrie, « avatars les plus spectaculaires d’une domination politique et économique assise sur la répression, l’humiliation et l’enfermement des plus démunis » ne sont que « la partie émergée de l’iceberg informatique », aboutissement d’un « mouvement historique de soumission de la réalité matérielle et mentale à des procédures de traitement mécanisé, puis informatisé ».
Dans la vie courante de l’Occident médiéval, dominait plutôt l’identification de face à face. Du XVe au XVIIIe siècle, la circulation des hommes s’amplifiant, des documents nouveaux apparaissent : registres, livrets, militaire et ouvrier, passeports, fichiers, utilisés comme outils de surveillance. La distribution de secours aux nécessiteux justifie leur enregistrement car les logiques de surveillance et d’assistance sont « profondément entremêlées dans le déploiement de la puissance étatique ».
En France, les casiers judiciaires, apparus en 1850, sont complétés par des mesures anthropométriques, les empreintes digitales, des photographies pour les criminels récidivistes. En 1912, un carnet anthropométrique est imposé à tous les Tsiganes. À la fin de la Première Guerre mondiale, les résidents étrangers sont dotés d’une carte d’identité. Elle sera étendue à toute la population par le régime de Vichy, supprimée à la Libération, réintroduite dès le début de la guerre d’Algérie. Sous Vichy est également introduit le Numéro d’Identification au répertoire (NIR), ancêtre du numéro de sécurité sociale, et le service national des statistiques qui sera conservé à la Libération pour favoriser la naissance d’une économie planifiée, la gestion plus rationnelle de la production de masse. René Charmille, l’ingénieur militaire qui l’a créé, était obsédé par l’efficacité, « incapable de saisir que le totalitarisme ne réside pas seulement dans les finalités condamnables, mais aussi dans les moyens employés ».
Aux États-Unis, l’explosion démographique nourrie à la fois par la croissance intérieure de la population et par les importantes vagues de migration en provenance d’Europe, impose un recensement précis, notamment en raison de la nature du système politique américain : le nombre de représentants de chaque État dépendant de son poids démographique. Le comptage et surtout le dépouillement des données recueillies s’avérant cauchemardesque (sept ans furent nécessaire pour celui de 1880 !), une première machine statistique à cartes perforées fut inventée par Hermann Hollerith, fondant l’entreprise qui deviendra IBM.
La technique n’est pas neutre. L’innovation permet de ne pas reposer la question de l’organisation légitime du pouvoir, de valider et pérenniser la manière dont la société pose ses problèmes.
L’apparition de la marque, autour de 1900, est la première étape du développement de la traçabilité dans le commerce. Elle limite la marge de manoeuvre du détaillant, très importante avec la vente en vrac. Puis le code-barres fait son apparition en 1948 pour identifier les articles lors du passage en caisse. Vers 1970, le premier système d’identification par codes à barres est utilisé dans une usine automobile du Michigan. La technique de la puce RFID permet l’identification non plus d’une famille de produit mais de chaque article individuellement. La mise en oeuvre de dispositifs d’identification électronique dans les centres commerciaux, le métro, la rue, n’est qu’une application à la réalité physique de ce qui s’expérimente déjà sur Internet, qui achèvera la ruine « de toute notion d’anonymat commercial pour celui qui achète ». Ainsi, non seulement la bourgeoisie n’a pas perdu la maîtrise du monde matériel, de l’appareil de production et de la vie sociale, comme le prédisait Marx, mais la nouvelle classe de gestionnaires qui a prit les rênes de la production de masse après l’effondrement capitaliste de 1929, a imposé son point de vue à la société moderne, parvenant à administrer la consommation pour la faire croître en fonction de la production, même quand les revenus des couches modestes ont commencé à stagner ou à décliner.
« L’ordinateur n’est pas un simple perfectionnement des machines à cartes perforées successives, sous l’effet d’une sophistication des besoins de la gestion de masse » mais aussi le « résultat d’un projet philosophique et social qui comporte une dimension utopique », un « projet politique et anthropologique ». Les auteurs retracent l’histoire de son apparition et de son développement. Ils identifient 1936 comme une année charnière. Pendant que Turing planchait sur le problème logico-mathématique de la décidabilité, une partie importante du peuple espagnol se confrontait au problème de la « décidabilité politique » en expérimentant jusqu’au champ de bataille la démocratie directe dans tous les domaines de la vie sociale. « L’Occident a fait un choix de civilisation en plaçant sa confiance dans la logique formelle, coupée du réel et du langage ordinaire mais lourde de stupéfiantes retombées matérielles, alors qu’il se défiait de plus en plus de la quête de vérités morales et politiques, quête jugée trop complexe et dangereuse, incompatible avec le bonheur de l’individu et la prospérité de la société. » La cybernétique, science de l’information et du contrôle, a joué le rôle d’idéologie justificatrice, accompagnant le changement technique. Les NTIC ne sont pas une fatalité mais une « idéologie matérialisée », correspondant à une représentation du monde que d’autres choix de vie et de production pourraient défaire.

On connait l’argument qui se voudrait rassurant de celui qui n’a rien à se reprocher. Mais qui peut garantir que les données de la Base Élèves enregistrées par les écoles pour une durée de trente-cinq ans ne serviront jamais à des fins policières ? Qui peut avoir la certitude qu’il n’aura jamais un besoin vital d’échapper à l’État et à ses forces armées ? Le problème de la surveillance est admis comme une incidence évitable, avec quelques garde-fous légaux, de technologies par ailleurs enthousiasmantes. Or, « Google est essentiellement une entreprise de surveillance puisque sa raison sociale est d’accumuler des données sur tout et sur tous. Les compagnies de téléphonie mobile sont pratiquement des services auxiliaires de la police, chargés de la géolocalisation des individus tenus en laisse par leur portable. »
L’identification électronique est l’aboutissement de la civilisation bureaucratique. Elle remplace la décision d’une personne par un automatisme : désormais les gens n’ont plus besoin de se parler.
La migration des classes moyennes vers des quartiers « populaires » où demeure un semblant de sociabilité de voisinage, est un « exode touristique ». « On fuit la dépersonnalisation de la société car ce n’est pas drôle de se promener dans une prison high-tech aux allures de supermarché, mais ce nouveau visage de la société, on l’accepte par ailleurs comme inéluctable. »
Désormais, tous les métiers consistent à être vissé devant un ordinateur, l’information compilée s’est substituée à la relation d’apprentissage et l’ordinateur personnel a pénétré progressivement les foyers, multipliant les écrans, avec des conséquences considérables sur la vie de famille, la sociabilité et les rapports amoureux. Avec les réseaux sociaux, non seulement le spectateur ne s’est pas émancipé mais il devient un « petit producteur de Spectacle ». L’architecture d’Internet, défendue souvent avec enthousiasme comme société en réseau, repose sur le DNS (Domain Name System), directement sous contrôle du département du Commerce américain ! « Ce monde est une forme d’apogée du spectacle, si l’on entend par là la confiscation de l’expérience commune et sa restitution sous la forme d’une image marchande, à ce qui est devenu un public. »
Les menaces qui pèsent sur la liberté sont plus identifiables dans des rapports personnels asymétriques. L’illusion du libéralisme se maintient pour tous ceux qui ne sont par la cible directe de mesures coercitives car les espaces sociaux sont « organisés à l’image du supermarché, modèle et laboratoire d’une forme de gestion des populations qui nie leur liberté sans la mettre en cause frontalement ». La conception de la liberté politique, développée à partir du XIXe siècle, comme liberté défensive destinée à protéger l’individu des tendances envahissantes de la puissance publique, a subi un singulier renversement, puisque désormais la vie privée est livrée délibérément à l’État et aux grandes entreprises, intégrée à l’économie nationale puis mondiale, sans que cela choque grand monde. L’obsession sécuritaire de notre époque est le résultat d’une liberté au rabais : la liberté d’être tranquille, loin des tumultes du monde.
Après 1850, les marxistes voulaient éradiquer la misère ouvrière par l’industrialisation qui en était précisément la cause. Ils aspiraient à une ère d’abondance par l’administration des choses, état administratif qui a finalement bien été atteint. Aussi les auteurs invitent à se tourner vers les courants d’idées et d’action qui n’ont pas fait reposer leur vision de l’émancipation sociale sur l’abolition de la rareté et la maîtrise scientifique de la nature. « Le sentiment de liberté intérieure ne suffit pas. La liberté comme autodétermination, doit s’éprouver dans la discussion et l’organisation collectives, dans la confrontation avec la nécessité et non dans son évacuation. C’est dans une telle confrontation que peuvent se ressourcer les cultures et les exigences d’égalité. »

« L’urgence n’est pas de défendre “les libertés“ mais de réinventer la liberté. » En ces temps de régression, il n’est pas possible d’arrêter le mouvement économique dans sa totalité et aucun mouvement social ne porte ce souhait. Il s’agit d’abord d’échapper à un enfermement, d’ « empêcher le monde de se refermer à l’endroit où l’on vit, où l’on travaille, où l’on passe ». Les victoires, même temporaires, les luttes défaites même, sont précieuses car « elles font vivre la critique et l’insoumission, dans une époque marquée par le consensus et la soumission ». « Elles illustrent la possibilité que la politique se joue hors des institutions, et même contre elles, que la parole des experts soit rejetée par des personnes qui prennent leurs affaires en main et refusent de voir leur vie administrée par d’autres. » Les luttes locales, contre une mesure ou un grand projet, doivent remettre en cause les fondements de la société présente tout en sachant que celle-ci ne va pas changer à brève échéance, conjuguer deux exigences : être réaliste sans perdre de vue l’utopie et dénoncer la réalité comme insoutenable tout en gardant prise sur elle. Pour subvertir cette société, il faut imaginer « un mouvement de désobéissance général aux injonctions bureaucratiques et technologiques incessantes ». Si un recul massif de l’usage des nouvelles technologies semblent utopique, la création de brèches dans le consensus à leur sujet aurait déjà une grande valeur politique.

Les auteurs s’en prennent longuement à la CNIL qui fournit à l’État des gages de sérieux et un cadre juridique à l’automatisation du fichage, tout en agitant la menace d’une opposition politique qu’elle seule pourrait endiguer. Ils reviennent sur le mouvement des « faucheurs volontaires », favorables à l’ingénierie génétique si elle suit « des protocoles rigoureux dans ses expériences en milieu confiné », leur reprochant une « désobéissance à 99% respectueuse de l’État ». Dans un monde presque juste, désobéir viserait à améliorer la loi et le cadre où elle s’inscrit, pas à les remettre en cause. En réduisant leur discours politique à une demande de contrôles plus stricts, les faucheurs et les Verts ont directement contribué à la promotion de la traçabilité dans la société. Le bio aussi a accéléré la mise en oeuvre de la traçabilité, devenant une marque comme les autres, s’inscrivant plus dans une culture de l’hygiénisme industriel que dans l’élaboration d’alternatives à l’agriculture capitaliste. Ces postures sous-estiment la puissance de la logique industrielle-marchande et rendent impossibles de réelles alternatives. Un reproche de semblable impuissance est également adressé au courant insurrectionnaliste qui table sur le saccage et l’émeute pour constituer une opposition à l’oppression actuelle.
Le Groupe Marcuse assume sa position minoritaire et appelle au développement d’espaces de discussion réels, des espaces autonomes « où l’on se donne le temps de trouver un langage commun qui dépasse les impressions subjectives tout en échappant à la novlangue managériale et citoyenne ». Il invite chacun à se questionner en profondeur sur le sens de ce qu’il fait, sur ses moyens de subsistance, sur ses usages de la machinerie industrielle » pour commencer à remettre en cause le chemin pris par notre société : « Nous considérons qu’une vie sans Internet, sans appareil photo numérique, sans baladeurs musicaux, sans centrales nucléaires et sans TGV vaut plus la peine d’être vécue que celle que les humains endurent actuellement, et que tous ces artefacts sont incompatibles avec la liberté et la démocratie. Nous pensons qu’une société urbanisée à 95% est inhumaine. » « La liberté ne se conquiert pas en fuyant notre humanité mais en l’élaborant autrement. »



La critique radicale du Groupe Marcuse invite à s’attaquer à la racine des problèmes et dépasser une critique superficielle des nouvelles technologies qui s’obstine à ne dénoncer que la mise en péril des « libertés ». Nous assumons le paradoxe d’en recommander ici la lecture.


 
LA LIBERTÉ DANS LE COMA
Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer
Groupe Marcuse
248 pages – 24 euros.
Éditions La Lenteur – Paris – Septembre 2012

264 pages – 16 euros.
Éditions La Lenteur – Saint-Michel-de-Vax – Mars 2019




 



Voir aussi : 

CONTRE L’ALTERNUMÉRISME

L’HUMANITÉ AUGMENTÉE - L’Administration numérique du monde

LA SILICOLONISATION DU MONDE

LA REVUE DESSINÉE#4

 

 

 

 

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