Alors que le monde semblait résigné au néolibéralisme, un foisonnement inattendu de mouvements de contestation multiples, diffus, a surgi. Les auteurs analysent, avec force exemples, cette contre-offensive.
Sans coordination ni concertation des mouvements ont émergé, sous des formes cousines, un peu partout, refusant de s’inscrire dans le fonctionnement politique classique et ne considérant plus la prise du pouvoir comme un objectif.
À la fin des années 70, la condamnation des idéologies par les « nouveaux philosophes » notamment, résumée par la formule d’André Glucksmann « Tout isme est un fascisme », participa à l’écroulement des modèle en politique et au développement du sentiment d’impuissance. Les mouvements de protestation se retranchent dans des combats à la marge, « droit-de-l’hommistes » : il ne s’agit plus de lutter contre les structures du néolibéralisme mais de tenter de corriger ses erreurs et de limiter les dégâts d’un monde où l’injustice est structurelle. La « nouvelle radicalité » va naître, par exemple dans la lutte aux côtés des sans-papiers, une partie des troupes considère qu’il ne s’agit pas d’humaniser une procédure d’attribution administrative, mais de contester un système, ses rapports Nord-Sud, sa logique économique. Il ne s’agit plus de lutter pour mettre en place un modèle de rechange. La lutte participe en soi aux fondations d’où doit émerger la société de demain.
« Pourtant, le problème n’est pas de supprimer les tempêtes. C’est que, quand elles nous trouvent, nous soyons en état de leur résister. Le capitalisme, ce n’est pas Big Brother, mais un système de valeurs, que chacun de nous incarne. (…) Pour moi, s’occuper du monde, c’est vivre différemment. » explique Élisa, victime des inondations en Argentine.
On peut dater symboliquement l’émergence de cette nouvelle radicalité au 1er janvier 1994, avec l’apparition du mouvement zapatiste au Chiapas. Plus généralement, l’ensemble de l’Amérique latine n’a jamais complètement basculé dans la civilisation de l’individualisme. « De façon plus ou moins souterraine, continuait à se perpétuer un autre rapport au temps, à la nature, au groupe, pas tout à fait soumis à l’utilitarisme. »
Les féministes ont modifié les rôles, les rapports quotidiens entre les sexes en pensant le changement depuis la base et non au sommet. « Une application du féminisme depuis l’appareil institutionnel et son arsenal contraignant aurait réussi à transformer le machisme en porte-drapeau de la liberté. »
Le mouvement écologiste s’est développé dans les années 60 mais dès 1935, Aldo Léopold contestait à l’être humain son titre autoproclamé de maître de la planète pour le renvoyer au statut de simple espèce parmi les espèces. Une partie va s’organiser en formation politique, entrer dans le jeu électoral et plus se préoccuper de méthodes pour gagner les élections ou participer à un gouvernement.
Le mouvement des chômeurs n’interroge pas le système mais leur place, leur rang à l’intérieur de celui-ci. Leur revendication n’est pas ontologique, à la différence des féministes, mais catégorielle.
Longtemps, l’accès au savoir qui conduisait au pouvoir, était confisqué par le clergé qui prêchait la « docte ignorance ». Dès le XIIème siècle, apprendre va devenir le chemin de la libération de l’homme mais l’inquisition veille à maintenir le voile, jusqu’à l’explosion encyclopédiste. Pas un secteur n’échappe alors à la gigantesque tentative de transcription, jusqu’aux moindres replis du vivant, en lois rationnelles, bâtissant le mythe d’une possible connaissance totale : l’homme n’ignorait plus rien, il ne savait pas encore.
En août 1900, David Hilbert, au premier congrès international de mathématiques, expose les « vingt-trois problèmes » qui restent à résoudre pour chasser toute contradiction du champ de la logique afin de construire une axiomatique complète et consistante qui embrasera enfin le savoir dans sa totalité. Hélas, n’y parvenant, il ouvre la porte à l’incertitude. On admet désormais qu’un système peut être valide bien qu’incomplet ! Cette « trahison de la connaissance » s’étendra aux autres sciences « exactes » et pourtant « politiques, historiens ou protagonistes des luttes sociales, continuent à parier sur la conscience et pensent encore la société, le monde dans le cadre étroit d’un déterminisme classique où l’homme-sujet continuerait à se vivre comme capable de maîtriser les événements d’un monde-objet. »
Le monde, c’est ici et maintenant. Il sait que la table ne sera jamais rase, que l’homme ne peut plus rien. Pendant à la nouvelle radicalité, émerge les votes extrémistes : puisque tous ont échoué mais qu’ils continuent de promettre, de faire semblant d’y croire, ils ouvrent la porte à des propositions qui échappent plus encore à la raison. En 1933 en Allemagne, la lâcheté et la traitrise des chefs de l’opposition nourrit la haine et la colère contre un ennemi désigné, responsable rapidement identifiable : il était plus facile de chasser les juifs que le capitalisme.
Les luttes semblent nécessaires mais jamais suffisantes pour abattre un régime : le franquisme, après un demi-siècle de résistance, s’éteint de lui même en même temps que Franco, le Mur de Berlin tombe en poussière en quelques heures,… Le changement est une émergence imprévisible. En décembre 2001, à l’instant où le président argentin annonce l’instauration de l’état d’urgence, des milliers de personnes descendent dans la rue spontanément et y restent toute la nuit, renversant le gouvernement puis les deux suivants. « L’événement comme véritable rupture, comme crise, relève, lui, d’un indécidable qui échappe à la volonté consciente de ceux qui y participent et ne peut se constater que dans l’après-coup, depuis son lieu de dépassement. » Cette autonomie de la situation permet de parler d’une théorie de l’émergence dans le champ des sciences sociales. « Il n’existe pas de lien de cause à effet, même contradictoire, mais deux phénomènes ontologiques autonomes l’un de l’autre. Il s’agit donc aujourd’hui de comprendre le processus sans sujet, ou plutôt un processus où le sujet se trouve à l’intérieur de la situation, paramètre parmi les autres et non plus celui qui la maîtrise. » « La seule solution pour l’homme est de s’opposer en situation, sans garantie d’en connaître jamais le résultat. »
Un militant se lamentait que son engagement contre l’État colonial français ait au bout du compte contribué à donner naissance au régime des généraux à Alger. On s’engage parce que le présent l’exige, sans garantie. La fin ne justifie plus les moyens parce que celle-ci n’existe plus en tant que telle.
Après la Seconde Guerre mondiale, aucun mouvement contestataire ou groupe révolutionnaire n’aurait imaginé fonctionner sans une « avant-garde armée » : vaincre le mal passait forcément par son « éradication ». S’engager s’était prendre les armes ou côtoyer ceux qui les prenaient. Là se situait le point de rupture entre adhérer à des idées, défendre une opinion, mais il n’est plus là. Le débat sur la violence dans la nouvelle radicalité est rapidement discrédité sous la pression du pouvoir dominant : la moindre contestation, du caillou lancé au McDonald démonté, est immédiatement condamnée, réprimée, assimilée aux prémices d’une escalade forcément terroriste.
Un autre débat au nom du « réalisme » divise souvent les mouvements, entre les « optimistes de la volonté » considérant encore que l’action décidée par le groupe peut peser sur le cours des choses, et les « pessimistes de la raison », résignés face à la complexité des structures. S’ils n’ont plus le pouvoir qu’on leur prête, ceux qui dirigent sont au moins responsables de la pérennisation d’un système d’injuste répartition des richesses mais il ne faut surtout pas croire qu’il suffirait de les remplacer pour que cela change. On a déjà essayé.
Le capitalisme n’est pas un simple régime politique qu’il suffirait de renverser, mais « une forme de civilisation, un long cheminement de la pensée, de la culture, de la vie, dont nous faisons tous partie. »
Il ne s’agit plus de lutter contre un ennemi, qui n’existe plus, mais de développer des constructions, des expériences, des contre-pouvoirs, sans autre objectifs qu’eux-mêmes. « Ce serait plutôt dans un au-delà du capitalisme, et non dans la seule confrontation avec lui, que se situe aujourd’hui la nouvelle radicalité. » Il ne s’agit pas pour autant « d’édifier des kibboutz, petits bastions fonctionnant à huis clos », mais d’élaborer des projets en lien avec la complexité et le réel.
Aujourd’hui, beaucoup souhaitent un « monde plus juste » et manifestent. Cependant, le « vouloir » et le « faire » sont deux combinatoires autonomes, les souhaits ne s’incarnant pas dans une action, renforçant le sentiment d’impuissance. Pourtant, il ne s’agit plus de savoir « que faire », mais d’être la situation.
La nouvelle radicalité implique le dépassement de la figure du « militant triste » qui puise sa force dans une promesse dont il se veut le prophète, détaché des petits plaisirs tant que le monde va mal, exilé de sa vie au nom de la vie, comme de la figure du « militant modificateur, enfin arrivé au pouvoir ». « Les habitants du pouvoir central n’ont finalement que deux solutions : écraser ou accompagner un changement. Jamais celle de la créer, ni même de l’incarner. » Ce sont des gestionnaires. La construction du contre-pouvoir vise ni à affronter ni à désirer cette place. En admettant que jamais l’état de liberté idéal ne sera atteint, s’ouvre la voie de tous les possibles à venir. Reconnaître ce qui impossible n’est pas y renoncer mais désigner ce sur quoi on ne doit pas céder.
« Le changement d’hégémonie n’a rien à voir avec une dimension totalisante de la multiplicité. Il ne peut survenir que comme l’émergence d’un élément hégémonique nouveau présent et existant dans chaque multiple. »
L’économie s’impose comme un principe de réalité mais l’économie alternative n’est pas compréhensible de l’étroit point de vue de l’économiste : les objets, les échanges, la production, le travail même tendent à récupérer d’autres dimensions existentielles que celle de l’utilitarisme. « Au nom d’une foi irrationnelle, affublée arbitrairement du nom trompeur de « rationalité », les hommes détruisent de la nourriture par tonnes ou arrachent des forêts pour maintenir les prix du marché, spéculent au lieu de produire.
Même s’il s’appuie sur de nombreux exemples de luttes, cet ouvrage cherche avant tout à remettre en perspective les mouvements de la « nouvelle radicalité » avec les précédents, à découvrir leurs caractéristiques communes et leurs capacités alors que la complexité du monde réduit considérablement les possibilités de le changer et alimente le sentiment d’impuissance.
RÉSISTER, C’EST CRÉER
Florence Aubenas et Miguel Benasayag
98 pages – 6,40 euros
Éditions La Découvert – Collection « Sur le vif » – Paris – Octobre 2002
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