12 janvier 2021

PALESTINE MON PAYS - L’affaire du poème

Passants parmi les paroles passagères, poème de Mahmoud Darwich, provoqua un tollé en Israël en 1988, quatre mois après le déclenchement de la « Révolution des pierres » dans les territoires occupés. Les autorités, la presse et jusqu’aux « intellectuels libéraux » israéliens s’en saisirent, parfois dans des traductions malhonnêtes, pour dénoncer le prétendu appel à leur extermination qu’ils y lisaient, et nier au peuple palestinien le droit de revendiquer son indépendance.


Le poème et la matraque.

Simone Bitton, journaliste israélienne, rappelle comment les premiers mois de l’intifada, dans son « atroce simplicité », mit en évidence « la dignité et le courage contre la déchéance et le désarroi » et commença à gagner la bataille de l’opinion publique. C’est alors que ce poème qui évoquait l’aspiration à la fin de l’occupation israélienne, devint « l’objet de joutes oratoires » et que son auteur fut traité de terroriste, de porte-parole des assassins, de raciste antijuif, d’incitateur à la haine raciale. « L’hystérie soigneusement orchestrée et entretenue par la droite israélienne à propos de quelques strophes allait permettre de les utiliser comme une justification de l’occupation et de la répression. » Le 17 mars, le deuxième grand quotidien israélien, le très droitier Maariv, titrait : « Le poète Mahmoud Darwich, responsable culturel de l’OLP, appelle les Palestinien à chasser les juifs de la mer au Jourdain », sans que jamais l’article ne cite ensuite la phrase incriminée. D’ailleurs, ce même jour, le quotidien Haaretz publiait une interview du poète qui confirmait que son texte appelait les Israéliens à se retirer des territoires occupés pour que les Palestiniens puissent y fonder un État indépendant mais sans jamais préconiser de jeter les juifs à la mer. La droite israélienne aux abois ne renonça pas aux « énormes possibilités mystificatrices » de cette polémique qui lui permettait de « trouver une justification plausible à son refus obstiné de présenter l’intifada comme autre chose qu’une vaste machination antijuive orchestrée par le terrorisme international ». Le 28 avril, le Premier ministre Ytzhak Shamir lança la « campagne de justification poétique de la matraque » à la tribune de la Knesset, avec une telle virulence que personne, pas même l’opposition qui n’avait sans doute pas pris la peine de lire le poème en question, ne se démarqua de ses propos, occasionnant une certaine unité. Le mouvement contestataire renaissant se fissura immédiatement. « La plupart des intellectuels partisans du dialogue avec l’OLP commencèrent, sinon à amorcer une rupture, du moins à faire état de leur “déception“, de leur “besoin de réfléchir“. »
Simone Bitton considère que ce poème dit seulement, mais plutôt dix fois qu’une : « partez, allez-vous en, fichez le camp », et prend le soin de préciser : de notre terre, de notre mer, de nos blessures. Certaines expressions, cependant, certaines métaphores sont « précisément celles à l’énoncé desquelles la plupart des Israéliens perdent le contrôle d’eux-mêmes », ravivant leur « peur née d’un sentiment de culpabilité qui, pour ne pas être consciemment assumé, n’en est que plus ravageur ». Elle analyse les ressorts psychologiques des Israéliens, hantés par la référence historique absolue et constante à l’Holocauste. Comme l’expliquait l’écrivain sud-africain André Brink « si les “intellectuels libéraux“ israéliens admettent aujourd’hui la nécessité de dialoguer avec l’OLP, ils refusent de convenir de la justesse de sa cause. Les Palestiniens sont seulement pour eux l’ennemi avec lequel ils doivent traiter pour mettre un terme à l’effusion de sang. C’est ainsi que, tout comme les Blancs d’Afrique du Sud, ils refusent catégoriquement d’assumer la responsabilité morale de l’injustice commise à l’égard de la population autochtone lors de la guerre de conquête. Les Israéliens disent qu’ils ont libéré la Palestine du pouvoir britannique, mais ils oublient que la domination qu’ils ont ensuite imposée aux Palestiniens perpétue cette situation coloniale. »


Notre pays, c’est notre pays.
Dans cette lettre à un ami, Mahmoud Darwich lui rappelle la position de deux écrivains israéliens à propos de la paix inéluctable et analyse la guerre déclarée par les officiels israéliens « au sein d’un poème qui a été écrit, à un poème qui ne l’a pas été ». Il considère cette « imposture » comme composante d’une campagne de « propagande officielle qui vise à contrecarrer la prise de conscience pacifiste d’un grand nombre d’intellectuels israéliens et juifs appelant à la reconnaissance d’un État palestinien à côté de l’État israélien dès le retrait des territoires occupés ». « L’alibi des Israéliens que constitue leur lutte pour la survie exige en permanence que l’autre soit un sauvage. Son “antisémitisme“ doit justifier l’occupation, et toutes les occupations à venir, destinées à consolider la précédente ! »


L’hystérie du poème.
Dans une seconde lettre, il cherche à comprendre la peur des Israéliens, « la peur d’un ennemi indispensable, fabriqué avec soin de toutes pièces ». Le credo “Le monde entier est contre nous“ qui « a servi dans le passé à empêcher l’assimilation des juifs au sein des sociétés où ils vivaient », « sert aujourd’hui à empêcher l’autre d’émerger, à empêcherez le terre de s’ouvrir à la coexistence ». « On nous somme de corroborer l’image qu’ils ont tracée de nous, afin que les paroles que nous n’aurons pas prononcées soient plus féroces et plus barbares que l’acte qu’ils ont commis. » « A-t-on jamais vu société s’unir ainsi contre un danger illusoire ? »


Un poème de la colère.
Matitiahu Peled, général de réserve de l’armée israélienne et professeur de littérature arabe à l’université de Jérusalem, se livre à une exégèse linguistique du poème.


L’arrogance de la gauche israélienne.
Enfin le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Haolam Hazé, Ouri Avnéri, considéré comme le pionnier du dialogue israélo-palestinien et qui a siégé une dizaine d’années à la Knesset, explique ce qu’il appelle les symptômes de « l’arrogance israélienne » et montre comment celle-ci a interféré dans cette affaire, avec l’injonction à définir les critères de la « modération » de Mahmoud Darwich, notamment. « Je suis partisan de la paix et je me bats pour la paix d’abord dans l’intérêt d’Israël. Dès lors que les Palestiniens sont disposés à négocier, je n’ai pas le droit de leur imposer une conduite ou un discours politique. » « Il faut négocier. Il ne faut pas hésiter à parler librement et à rejeter toutes les propositions inacceptables. Sans pourparlers, il n’y aura jamais aucun espoir de paix. Mais les Palestiniens ne deviendront pas sionistes, tout comme je ne deviendrai pas anti-sioniste. »


L’ensemble de ces documents permet de comprendre les ressorts de cette « affaire du poème » et plus largement de saisir les comportements et les discours qui entravent toute tentative de dialogue.




PALESTINE MON PAYS
L’affaire du poème
Mahmoud Darwich
Introduction de Simone Bitton et deux articles de Matitiahu Peled et Ouri Avnéri
98 pages – 10,50 euros
Les Éditions de Minuit – Collection « Documents » – Paris – Juin 1988



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire