28 juin 2023

LES PENSÉES DE L’INDIEN QUI S’EST ÉDUQUÉ DANS LES FORÊTS COLOMBIENNES

Manuel Quintin Lame (1880-1967), « l’Indien-loup », responsable du premier et plus vaste soulèvement autochtone de l’ère républicaine en Colombie, passera dix-huit années en prison, tout en continuant d’inspirer et de soutenir les résistances autochtones. Ses Pensées, enterrées pendant trente ans, servent aujourd’hui encore « d’horizon pour les générations d’indiens qui sommeillent dans les champs immenses de la Nature divine », ainsi qu’il l’avait prédit.
Ce texte atypique, poétique, mystique et philosophique à la fois, mêle des éléments autobiographiques, une dénonciation constante des persécutions contre la « race guanahani » depuis le 12 octobre 1492, des revendications juridiques précises, des considérations religieuses associant christianisme et cosmologie casas : « Je veux démontrer au peuple indien colombien, en toute franchise, que ses droits et ses devoirs comme ses territoires sont aujourd'hui rongés et gangrenés par la morsure du serpent de l'ignorance, de l'incompétence ou de l'analphabétisme. »
Il se présente comme « cette abeille sentinelle qui, devant la porte de la ruche, repère les bourdons paresseux qui désirent manger sans travailler ; bourdons qui ressemblent à ceux qui sont arrivés le 12 octobre 1492 pour s'approprier nos richesses, nos droits et nos coutumes, ainsi que notre religion ». En même temps nationaliste – et ce n’est pas là son seul paradoxe –, il se propose aussi de « partir avec cinq mille indiens pour punir celui qui avait envahi [les] frontières amazoniennes », en 1932. Il incite aussi à ne pas « se soumettre à la cuisine électorale ».

Ses invocations, souvent empreintes d’un lyrisme déroutant, marquent par leur intense puissance évocatrice : « L'expérience a deux murs puissants, l’un visible, l'autre invisible ; murs qui m'ont servi de puissantes tranchées pour me protéger du feu de l'ennemi, sur le terrain matériel, civil et moral, où j'ai livré des combats acharnés. Mais pour cela, il faut une mémoire précise et juste. Le premier de ces murs est celui où ont été déposées les actions qui ont dansé devant l’homme depuis qu'il a l’usage de la raison : ainsi l’Indien  n’oubliera jamais que le Blanc a exploité son père, son frère ou sa mère et les a outragés avec des mots. L’Indien ne dit mot, mais il nourrit en soi la pensée du coq de combat et se venge en provoquant un ulcère au Blanc, ou comme le diraient d'autres avec leurs mots, en lui jetant “un maléfice“. […] le second mur de l'expérience consiste à savoir dire ce que l'on s'est au moment juste, car il est plus sûre de se taire que de parler ; car la plaie qui est recouverte n'est jamais souillée par la mouche et cicatrise rapidement. »

Riche et déconcertant, ce texte original témoigne de la persistance pluri-centenaire de la résistance autochtone, et de sa ténacité. Laissons à Manuel Quintin Lame le mot de la fin : « Grâce à ma foi, que je laisse par écrit dans ce livre, une poignée d'hommes indiens se soulèvera demain et prendra les pupitres, les tribunes, les estrades et les tribunaux, car l'intelligence de la race indienne dépasse et dépassera très largement celle du Blanc, si elle s'appuie sur une foi fervente, comme il a été dit et démontré dans cet œuvre. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LES PENSÉES DE L’INDIEN QUI S’EST ÉDUQUÉ DANS LES FORÊTS COLOMBIENNES
Manuel Quintin Lame
Traduit et présenté par Philippe Colin et Cristina Moreno
192 pages – 20 euros
Éditions Wildproject – Collection « Le Monde qui vient » – Marseille – Avril 2023
wildproject.org/livres/les-pensees-de-l-indien-qui-s-est-eduque-dans-les-forets-colombiennes
Titre original : Los pensamientos del indio que se educó dentro de las selva colombianas, dicté en 1939, publié pour la première fois en 1971.



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