11 avril 2024

OPÉRATION VASECTOMIE


Docteure en histoire contemporaine, Élodie Serna raconte un siècle de
pratique de la vasectomie. En effet, dès les années 1920, elle est tout à tour louée par des médecins pour ses vertus rajeunissantes, prônées par des eugénistes et des néomalthusiens comme réponse à la question sociale, adoptée clandestinement comme méthode de contraception par des anarchistes. Elle interroge à la fois la place des hommes dans la maîtrise de la fertilité et leur relation à la virilité.

Des millions de spermatozoïdes sont fabriqués chaque jour sans interruption, ne composant que 1% des millilitres de sperme éjaculés. La ligature des canaux déférents les empêche de rejoindre le liquide spermatique, assurant une stérilité définitive après un temps de précaution. La première opération remonte à 1885, en France, où, à la fin du XIXe siècle, les stérilisations masculines et féminines se développent sous l’effet du néomalthusianisme – qui vise à limiter les naissances – et de l’eugénisme – qui vise à en améliorer la qualité –, ainsi que de nouvelles théories médicales lui prêtant de nombreux effets bénéfiques. En 1913, une brochure de propagande, signée Gabriel Giroud, est publiée pour défendre son intérêt contraceptif, légitimé par l’ambition de résoudre la question sociale : il s’agit d’appeler à limiter « le nombre de convives au banquet de la vie » afin d’éradiquer la pauvreté. Mais les analyses des néomalthusiens, qui reprennent la théorie économique du pasteur anglican Thomas Malthus (1766-1834), se concentrent davantage sur « les conditions de reproduction d’un prolétariat considéré comme surnuméraire que sur le rapport d’exploitation qui le produit ». L’eugénisme a été défini en 1883 par Francis Galton comme la « science de l’amélioration de la race ». L’eugénisme britannique entretient la confusion entre le biologique et le social. Dans les pays scandinaves et en Suisse, un courant social-démocrate cherche à éradiquer les déficiences en présentant la stérilisation comme « une alternative humanitaire à l’internement à vie des handicapés et des malades mentaux ». Des lois sont adoptées dans ce sens à partir de la fin des années 1920.

L’opération de Steinach est à la mode en Autriche, dans les années 1920 et 1930, résumée à une opération rajeunissante. La stérilisation à visée contraceptive demeure d’ailleurs interdite. La principale organisation anarchiste du pays, en parallèle à une campagne de propagande, met en place un « réseau vasectomiste » qui pratique des opérations clandestines à des prix modeste.
Face à cette diversité d’usage, l’auteure conclut que « la vasectomie est donc une opération polysémique qui ne prend sens qu'en fonction des modalités de sa pratique. »


Le 1er avril 1935, la presse s’enflamme suite à l’arrestation à Bordeaux des complices du chirurgien autrichien Norbert Bartosek, soupçonné d’avoir pratiqué des stérilisations volontaires dans le milieu anarchiste, exposant ainsi au grand public les détails techniques d’une méthode contraceptive interdite. Depuis 1918 et la « mobilisation nationale des ovaires », la propagande anticonceptuelle est en effet sévèrement réprimée en France. Il s’avère que ce médecin a opéré en Espagne au début des années 1930, avant de séjourner à Marseille, pendant six mois, procédant « à la chaîne », des pères de famille et de jeunes hommes, notamment italiens et espagnols, arrivant de toute la région par « cars entiers », selon son assistant de l’époque. Lyon, Paris, Nice peut-être, puis Bordeaux et Bruxelles où il sera arrêté, recevront aussi sa visite. À noter la diffusion à cette époque de la brochure La Stérilisation et le point de vue anarchiste d’Hem Day qui la défend pour « éviter d’encombrer les marchés humains de chair à travail, de chair à trottoir, de chair à mitraille », sans adhérer pour autant aux thèses néomalthusiennes ou eugénistes. Les libertaires se mobilisent pour dénoncer ces arrestations et, bien que leurs points de vue divergent, donnent l’impression d’une cohésion stratégique. Avec les réductions de peine obtenues en appel, et grâce à cette campagne, Norbert Bartosek est libéré en 1936. Il s’installe d’abord à La Faute-sur-mer en Vendée et recommence immédiatement les vasectomies qui vont bénéficier à des milliers d’hommes.

La croissance démographique inédite, de la fin des années 1940 à la fin des années 1970, change la nature des débats : dans les années 1950, la vasectomie s’institutionnalise et se globalise. Dans les années 1960, États, ONG et organismes internationaux se mobilisent contre la fertilité des populations pauvres en Asie et en Amérique latine. « L’Inde, premier pays à développer une politique pour la généralisation de la vasectomie, est un exemple des alliances de classe qui se constituent entre bourgeoisie locale et acteurs des politiques impérialistes autour de la gestion de la reproduction des populations les plus pauvres. » Élodie Serna présente les différentes campagnes qui se sont succédées, entre 1959 et 1977, faisant de ce pays le « laboratoire mondial d’expérimentation de la vasectomie » : incitations financières, unités mobiles, contraintes intensifiées pendant l’état d’urgence entre 1975 et 1977. En 25 ans, 14 millions de femmes et d’hommes ont été stérilisés et 8,25 millions pour la seule années 1976, dont 6,2 millions d’hommes.
En Chine, une première campagne de vasectomie est lancée dès 1952 dans la province du Sichuan, région densément peuplée, puis, après la Grande famine de 1958 à 1961, cette politique est renforcée. Entre 1968 et 1988, 10 millions d’hommes sont opérés, sur une population de 100 millions. Dans les années 1970, elle devient une méthode de contrôle des naissances courante dans l’ensemble du pays.
Aux États-Unis, le nombre d’hommes stérilisés passe de 40 000 par an en 1960 à un million à la fin des années 1970. Près de 10% des hommes sont vasectomisés. Il s’agit là aussi de désamorcer la « bombe démographique ». Le biologiste Paul Ehrlich constate que la naissance d’un enfant états-unien est cinquante fois plus désastreuse pour l’environnement que celle d’un enfant en Inde.
Malgré sa soudaine médiatisation entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1970, la vasectomie ne s’impose pas partout dans le monde, demeurant cantonnée à quelques pays. Les femmes restent « la cible prioritaire des politiques de stérilisation ».
La politique nataliste de la France la laisse en décalage avec une grande partie du monde. Pendant cet épisode vasectomise des politiques internationales de planification familiale, ce sont les libertaires, encore une fois, qui assurent sa promotion. En 1953, est fondé le groupe Jeunes libertaires, après une scission de la Fédération anarchiste, qui va se concentrer sur trois axes d’action : l’antimilitarisme, l’antifranquisme et l’avortement. Au début des années 1960, ils organisent une filière pour les vasectomies. Fin 1973, un Manifeste des vasectomisés circule. Bien qu’illégale, quelques hôpitaux commencent à effectuer timidement des opérations. « Tolérée mais médicalisée, la vasectomie n’est toujours pas une pratique libre. » La « politisation » se déplace vers une remise en cause de la conception machiniste de la masculinité.
La pratique de la vasectomie est très inégalement répandue dans le monde. En Nouvelle-Zélande, 44% des hommes de plus de 40 ans sont stérilisés et 25% en Australie. Il y a 100 000 opérations chaque années en Espagne et 500 000 aux États-Unis, où des vasectomy party sont couramment organisées, ainsi que des brosectomy (week-end entre pôtes pour passer ensembles devant le chirurgien). L’auteur remarque que les hommes ont besoin de mettre en scène leur « sacrifice », leur « engagement », leur « héroïsme ». « En exploitant les stéréotypes de genre, en intégrant une économie de la gratitude, en neutralisant l'argumentaire féministe, la médiatisation de l'engagement des hommes dans la contraception peut paradoxalement contribuer à faire valoir les inégalités de genre. Pour autant, il serait un peu lapidaire d'enfermer la vasectomie dans le seul répertoire machiste les opérations de communication ne recouvrent pas ce que sont les vasectomisés, tout comme les publicités ne disent pas la réalité. »
En France, 10 000 hommes se font stériliser actuellement chaque année. Ancrée dans ses traditions natalistes et en décalage avec de nombreux pays, une loi autorisant et encadrant la pratique n’y a été adoptée qu’en 2001. Deux ans après, 81% des urologues et des gynécologues ne connaissent pas la procédure ! Dix ans plus tard, les généralistes ignorent la loi et ne suggèrent jamais la pratique.  « Que ce soit pour revaloriser l'acte ou pour une question de confort, il arrive encore que la méthode chirurgicale classique soit proposée (ou imposée) sous anesthésie générale, ce qui paraît assez incroyable au vu de l'histoire de la pratique. » La plupart des candidats ont déjà des enfants et le relent d’intérêt s’explique avant tout par « défiance récente des femmes envers la contraception médicalisée ».

En conclusion, Élodie Serna invite à considérer la question de la contraception et de la reproduction non pas seulement depuis le seul champ du genre, mais aussi sous l’angle des rapports de classe : « Condition primordiale de l’émancipation pour les femmes, la contraception s'est aussi révélée comme un outil de correction des tendances contradictoires du capitalisme – l’accumulation du profit s’accompagnant d'une production de la misère (qui touche les femmes en premier lieu en raison de la place qui leur est assignée dans la reproduction sociale), d'un prolétariat surnuméraire et de l’émergence des conditions sociales de la révolte. La libéralisation de la contraception apparaît dans la période contemporaine comme une condition nécessaire à l'adaptation de la population aux conditions économiques et sociales et aux exigences de la productivité. »

Étude complète qui retrace l’histoire déjà ancienne, en France et dans le reste du monde, d’une pratique qui mérite d’être mieux connue, ne serait-ce que pour répondre aux campagnes de « réarmement démographique ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



OPÉRATION VASECTOMIE
Histoire intime et politique d’une contraception au masculin
Élodie Serna
264 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Mai 2021
www.editionslibertalia.com/catalogue/poche/operation-vasectomie



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