3 février 2025

ÉMEUTE

Professeur de sociologie, Michel Kokoreff propose, parmi les différentes généalogies des « soulèvements populaires spontanés », de s’intéresser à celle des « émeutes de la mort », dans les quartiers et banlieues populaires en France. « La plupart du temps spectaculaires et hypermédiatisées, ces violences collectives se muent en spectacle dans la société du même nom, trop souvent vidées de leur signification politique. » Leur « dimension ethno-raciale » est toujours déniée, bien que centrale.

Celles qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, le 27 juin 2023 à Nanterre, ont pris une dimension nationale avec « l’effet vidéo », plus par « résonance » que par « contagion ». « Par définition spontanée et non organisée, l’émeute est le produit de la propagation de la colère. Elle est l'expression d'une expérience de l'excès (d'émotion, d’injustice, de danger), résultant d’un mécanisme d’identification sociale à la fois générationnelle, genrée et territorialisée ». En toile de fond, la loi du 28 février 2017 qui encadre l’usage des armes par les forces de l’ordre, a banalisé leur légitime défense au prétexte de « se sentir en danger » et institutionnalisé un « permis de tuer ».

Michel Kokoreff compare cette vague d’émeutes à celle de 2005, qui a suivi la mort de Zyad Benna et Bouna Traoré. Concernant leur « géographie », « en résumé, lorsqu'il existe de bonnes relations entre les institutions, les jeunes et les associations, il y a moins ou pas d’émeutes. » « Ce qui est en jeu, ce n'est donc pas tant l'immigration ou le communautarisme que la ségrégation urbaine qui voit se creuser les écarts entre les territoires. »

Il rapporte des témoignages collectés à Nanterre pour éclairer la focalisation de la haine des jeunes sur la police, laquelle « donne un visage au racisme et à l'ordre social qu'elle a pour fonction de reproduire ».

Supposant que le profil des émeutiers arrêtés en 2005 (absence de casier et « bonne intégration sociale ») ne concerne qu’une partie d’entre eux – ceux qui courent moins vite et sont moins « organisés » –  il a réalisé, avec d’autres chercheurs, une enquête dans plusieurs quartiers de Saint-Denis, qui permet de saisir les motivations diverses.

Des militant·es des quartiers populaires, des chercheurs et des chercheuses rejettent l'utilisation du terme d’émeute qui discréditerait l’évènement en le dépolitisant et le criminalisant, lui préférant celui de « révoltes urbaines », de « soulèvements populaires ». L’auteur revient sur son étymologie et son utilisation à travers les siècles. Historiquement, son contenu politique est évident jusqu’à la création de la catégorie policière de « violences urbaines » par les RG dans les années 1990, avec une échelle de huit degrés, qui la rabat sur la délinquance.  « Faire une histoire des émeutes, c'est donné avoir une contre-histoire de “l’histoire des vainqueurs“ ». « Comme jadis, les jeunes des milieux populaires qui font l’émeute s’inscrivent dans une communauté plus vaste, un “nous“, qui ne se sent pas représenté et entendu par le système politique, ni même par la gauche, mais, bien au contraire, stigmatisé, meurtri, instrumentalisé – et de même on retrouve le refus de toute forme de récupération des partis politiques. » Il propose ensuite de suivre une généalogie plus courte, celle des émeutes en réaction à des « crimes racistes et sécuritaires », sur fond de « violences à bas bruit » de la part de la police. « À chaque fois, ces émeutes de la mort ont mis à jour le même script : incident mortel, émotion, violence collective, déploiement massive des forces de l'ordre, marche blanche (silencieuse), embrasement médiatique, débat public, promesse de solution et de “plans banlieue“, retour à l'ordre public et à l'indifférence civile – jusqu'à la prochaine fois. Les origines des victimes des interventions policières létales en font autant de crimes d'État témoignant d'un racisme systémique et du colonialisme européen. »

La propagation de l'émeute relève autant de la colère, de la rage, de la tristesse, de la haine de la jubilation et de la joie – au sens philosophique de Spinoza, comme augmentation de sa puissance d’agir. « Tout se passe comme si l'incapacité des gouvernements successifs et des pouvoirs publics à mettre en œuvre les changements qui s'imposent face aux causes structurelles et conjoncturelles des émeutes contribuait à un processus de fascisation en cours. Selon cette hypothèse, une telle incapacité stratégique favoriserait la répétition des émeutes et une montée aux extrêmes de par leur instrumentalisation politique. » Sans se faire trop d’illusion, il suggère de constituer un front antifasciste et de favoriser une « gauche d’en-bas » faisant pression sur les partis. Loin de condamner l’usage de cette tactique, il en mesure les limites.


Alors que l'utilisation de ce terme dépolitise l'action qu'il désigne, l’exposé historique et sociologique de Michel Kokoreff lui restitue toute sa charge contestataire et  vindicative, conjurant l'oubli auquel contribue la spectacularisation des "révoltes urbaines".


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier




ÉMEUTE

Michel Kokoreff

270 pages – 9 euros

Éditions Anamosa – Paris – Janvier 2025

anamosa.fr/livre/emeute



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