Pour quoi faire ?

3 juin 2025

DÉBORDER BOLLORÉ

Avec son « combat civilisationnel », parfaitement assumé, Vincent Bolloré veut « imposer des idées racistes, sexistes et transphobes sur la scène politique pour faire élire le parti qui saura mener la contre révolution réactionnaire qu'il désire », en saturant l’espace public grâce à tous ses relais médiatiques, afin de fonder un socle de légitimité pour ceux qui agissent à l’assemblée ou dans les rues. La campagne « Désarmer Boloré », débutée en juillet 2024, au moment de la dissolution de l'Assemblée nationale,a ouvert une brèche qui permet de visibiliser les autres partisan·es, plus discret·es, du libéralisme autoritaire. Les interventions de ce recueil permettent d’appréhender l’écosystème de l’édition, de découvrir tous les rouages de l’emprise médiatique de Boloré, y compris en Afrique, d’entendre la parole située de travailleureuses du livre, d’aborder la concentration éditoriale du point de vue idéologique et politique.


LE LIVRE, CETTE MARCHANDISE

Alexandre Balcaen et Jérôme LeGlatin présente le fonctionnement de la chaîne du livre, notamment le rôle de l’éditeur, la règle économique empirique du 15-4-1 qui a remplacé celle du 7-2-1 (nombre de livres déficitaires, à l’équilibre et bénéficiaires), l’abolition progressive du délai de garde au tournant des années 2000, le rôle déterminant des entreprises de diffusion-distribution qui engrangent des profits alors que le reste du secteur plonge dans « une dépression systémique », les aides et subventions publiques qui freinent les conséquences du désastre. « Il n'y a aucun problème particulier dans l'économie actuelle du livre, dans son régime terminal de surproduction marchande et de paupérisation, économique et libidinale, généralisée, et aucune manière d’accommodement ou d'amélioration à espérer, puisque le dysfonctionnement est l'ordre de ce monde, capitaliste. L'écoulement productiviste ne connaîtra pas la moindre suspension. Tout fonctionne à l'idéal, droit dans le mur. »


HACHETTE, UN EMPIRE VIEUX DE DEUX SIÈCLES

Historien de l’édition, Jean-Yves Mollier revient sur l’origine du groupe Hachette, son développement grâce aux livres scolaires, aux kiosques de gare, aux guides bleus, aux messageries de presse, puis sa mise au service de son « combat civilisationnel », avec le reste de son empire médiatique, par Vincent Bolloré qui a déclaré en 2014 lorsqu’il a quitté l’univers des ports africains et du bois pour diriger Vivendi : la France est foutue si l’Église ne redresse pas la barre. 


L'EMPIRE BOLLORÉ S’ÉTEND À L'ÉDITION : LA CONSTRUCTION D'UN LEADER MONDIAL DE LA CULTURE

En 1981, Vincent Bolloré reprend les papeteries familiales Bolloré, connu pour son papier à cigarette OCB. Valentine Robert Gilabert raconte les rachats successifs depuis 12,6% du capital de TF1 en 1998, puis Pathé, Universal Music, l’Olympia, Havas, l’institut de sondages CSA, le groupe Vivendi qui détient le groupe Canal+, Dailymotion,… Fort habillement, il évite les OPA, conditionnées au paiement de primeS de contrôle très onéreuses, et encaisse d’importantes plus-values lors de cessions, qui lui permettent de s’emparer d’autres sociétés. En parallèle, il lance en 2005 la chaîne Direct 8 (renommée en 2016 C8) et le journal MatinPlus (qui deviendra CNews). Après avoir acquis Éditis en 2018, il lance son offensive contre Hachette, mais la Commission européenne l’oblige à se séparer d’Éditis.


BOLLORÉ, ARNAULT, KŘETÍNSKÝ : COMMENT LE CAPITALISME FLINGUE L’ÉDITION

L’éditeur Florent Massot raconte son expérience avec Hachette comme actionnaire minoritaire et expose quelques différences de principe et de fonctionnement entre les grands groupes et les éditeurices indépendant·es. « L'édition indépendante joue un rôle fondamental dans la défense de la démocratie. En permettant à des voix alternatives, critiques et contestataires de s'exprimer, elle contribue à la vitalité du débat démocratique. » Il propose aussi quelques mesures anti-concentration.


BOLLORÉ : LE LABORATOIRE AFRICAIN

Antoine Pecqueur revient sur ces activités africaines de l’homme d‘affaires, à travers le groupe Bolloré Africa Logistics qui contrôle des dizaines de ports et de lignes ferrovières, et qu’il revend en décembre 2022 pour 5,7 milliards d’euros, profitant de la crise sanitaire. Il explique notamment comment il a expérimenté sa conquête de l’hégémonie culturelle sur le continent, avec Canal+ et son immixtion, depuis les coulisses, dans les campagnes électorales. Un procès pour corruption, requis par le Parquet national financier, devrait mettre en lumière les rouages de ce système.


ENTRETIEN AVEC AMZAT BOUKARI-YABARA

Docteur en histoire et civilisations de l’Afrique, auteur de Africa unite ! Une histoire du panafricanisme et codirecteur de L’Empire qui ne me pas mourrir, Une histoire de la Françafrique, président de la Ligue panafricaine-UMOJA, il présente la place du livre en Afrique, le rôle de Bolloré dans l’appauvrissement culturel et les difficultés à combattre ses contenus consensuels et à dévoiler son idéologie.


ENTRETIEN AVEC PASCALE OBOLO

La fondatrice de la revue et maison d’édition AFRIKADAA, consacrée aux « courants artistiques issus des minorités », présente son travail, notamment avec l’African Art Book Fair.


LIE DE LA TERRE ET LIEUX BÂTARDS

« Face à un nouveau régime de la perception qui nous insensibilise à l'horreur, nous devons nourrir critique sociale et imaginaires, et ce, aux deux extrémités de la chaîne du livre : à un bout, en éditant celles et ceux dont l'existence même est contradictoire avec le projet politique porté par le bloc bourgeois dans sa tendance fasciste ; à l'autre bout, en réinventant des lieux d'éducation populaire autour de l'édition indépendante et politique qui fassent pièce aux lieux dont un autre milliardaire d'extrême droite veut parsemer les campagnes françaises, dans le cadre de sa “bataille culturelle“. » proclame le Comité éditorial des éditions du bout de la ville. « Loin d’une certaine passion française pour les essais surplombants qui emploient le langage de l’université », il revendique le devoir de publier « celles et ceux qui n’intéressent pas économiquement Bolloré », « celles et ceux dont la prise de plume constitue en soi une prise d'arme, un acte politique » : « le “point de vue situé“ de l’exterminé·e doit être [le] point de départ » de l’édition contemporaine.


LESBIENNE À LA PLAGE

Clara Pacotte, fondatrice des éditions RAG et autrice, aborde elle aussi son travail, notamment la défense d’une langue qui échappe à « la dichotomie homme/femme ».


AU-DELÀ DE BOLLORÉ : CE QU’HACHETTE RÉVÈLE DE LA CONDITION DE SALARIÉ·E EN LIBRAIRIE

Le collectif LABo, des Libraires Anti-Bolloré, pointe certaines contradictions inhérentes à leur profession, voire des compromis. En effet, s’il semble aisé de refuser la mise en place d’ouvrages explicitement réactionnaires, il est plus discutable de renoncer aux livres de Virginie Despentes, Paul B. Preciado ou Gaël Faye, au Silence de la mer de Vercors qui, parce qu’ils sortent de cartons estampillés Hachette, financent le « combat civilisationnel » de Bolloré. Est également pointée l’indifférenciation entre gérant·es et salarié·es dans les discours de la filière comme des médias. La logique gestionnaire des un·es s’oppose bien souvent aux réflexions politiques des autres. Le caractère acritique de la méthode de gestion des stocks enseignée dans les formations de libraires, est également dénoncé.


DÉBORDER, DEPUIS UNE POSITION DE LIBRAIRE ENGAGÉE

Soazic Courbet est la responsable de la librairie L’Affranchie, qui « valoris[e] les livres engagés, écrits par des femmes, personnes non-binaires et trans » : « bien sûr, il ne s'agit pas que d'être une autrice pour intégrer nos rayons, il s'agit surtout de proposer des histoires qui n'encouragent pas les stéréotypes et la binarité de genre ». Son intervention contribue à dépasser le slogan qui sert de titre à cet ouvrage. Elle affirme que Bolloré ne représente que la partie émergée de l’iceberg et pointe « la fascisation du milieu du livre » en général. Elle explique également qu’elle n’a pas les moyens financiers de boycotter les publications d’un groupe qui représente un quart de son chiffre d’affaires. Elle dénonce aussi les interpellations sur les réseaux sociaux aux auteurices des maisons du groupe Hachette, les accusations de pactiser avec le diable.


L’ODEUR DE L'ENCRE. L'IMPRIMERIE : MIRAGE DES TECHNIQUES, RÉALITÉ DES CONCENTRATIONS

« Bien avant l'arrivée de Vincent Bolloré, le groupe Hachette était déjà un acteur déterminant dans l'évolution de l'imprimerie. Ses stratégies et ses investissements sont révélateurs d'une tendance à la destruction du savoir-faire des ouvriers du livre et d'une uniformisation des productions. » Arnaud Frossard et Julie Wargon reviennent sur les liens entre le secteur de l’imprimerie et le groupe Hachette depuis le début du XXe siècle, le « rempart » du syndicat des correcteurs, l’arrivée de l’informatique dans l’industrie du livre, l’histoire édifiante de l’imprimerie Floch-London.


DES MANUELS BIEN PRATIQUES

Tristan Garcia et Charles Sarraute temporisent le risque de monopole sur le marché des manuels scolaires par Vincent Bolloré alors que la menace pèse avant tout sur l’institution scolaire, la formation scolaire et le contenu des cours. En effet, l’augmentation de la part du personnel non titulaire dans l’Éducation nationale et la baisse du niveau des candidat·es aux concours contribuent à mettre face aux élèves des enseignants pour qui le manuel scolaire offre des séquences de cours clé en main, sans questionnement pédagogiques ni idéologiques : « le spectre du grand méchant “Bolloré“ n’est, en ce qui concerne la question des manuels scolaires, que le symptôme d'une Éducation nationale affaiblie par la crise des recrutements, le manque de moyens, la dévalorisation du métier, la précarisation, le recours systématique à des contractuel·les, qui est en train d'accomplir la transformation, selon les vœux d'Emmanuel Macron, de l'enseignement comme “métier“ à l'enseignement comme “mission“. Une mission, certes, mais d'intérim : une pige. » 

Ils signalent également des « tensions intenables », des contradictions à venir entre catholiques  traditionalistes et partisan·es de la laïcité, entre conservateur·ices et « turbo-fascistes, désireux·euses de renverser la table ». Ils appellent à ne pas déserter ni abandonner l’institution scolaire au prétexte qu’elle est une « machine à reproduire les inégalités », mais à se la « réapproprier », tout en conduisant une critique radicale.


ÉDITER EN FÉMINISTE

Clara Laspalas et Danièle Kergoat proposent une histoire des éditions féministes, suivant les différentes vagues de ce mouvement. Elle dénoncent l’abondance de collections et de publications de ces dernières années, dont beaucoup ont une approche commerciale, voire « intrinsèquement misogyne », ainsi que l’idéologie réactionnaire de Bolloré. « Éditer en féministe, c’est lutter contre toutes les formes de domination. »


ENTRETIEN AVEC KARINE SOLENE ESPINEIRA

Karine Solène Espineira se définit comme « une personne trans » qui a publié des essais qui « romp[ent] avec les autobiographies », qui souhaitent « montrer que les personnes trans vivaient dans un monde auquel elles avaient le droit d'apporter une critique – qu'elles étaient politisées, et pas uniquement centrées sur leurs questions d'hormones et d’opérations ». Sociologue, elle travaille sur la représentation des personnes trans dans les médias, notamment dans les émissions programmées par les chaînes appartenant au groupe Bolloré.


UN STATUT D'ÉDITEUR INDÉPENDANT

Thierry Discepolo, responsable de la maison d’édition Agone, formule quelques propositions comme le plafonnement des aides à l’édition en terme de chiffre d’affaires, une taxe sur la surproduction, des tarifs postaux préférentiels pour des éditeurs indépendants protégés par un statut juridique propre, au même titre que le secteur de la presse, des lois pour réduire les concentrations verticale et horizontale. 


TROIS PROPOSITIONS POUR UNE PRATIQUE DU DÉMANTÈLEMENT (DE L'EMPIRE BOLLORÉ)

Les Soulèvements de la terre expliquent pourquoi la campagne « Désarmer Bolloré », qui proposait de s’attaquer aux fondements économique, médiatique et idéologique de l’extrême droite, était politique, tactique et organisationnelle. L’enquête sur les différents secteurs du groupe a confirmé une grande cohérence, selon « une trame globale, néocoloniale et fascisante ». « Le groupe Bolloré coche toutes les cases, parce que son rôle de propagandiste en chef est largement connu et documenté, parce que le caractère colonial, raciste et extractiviste de ses activités est paradigmatique. Mais cette stratégie de lutte ne fonctionne que si l'empire Bolloré ne devient pas l'arbre qui cache la forêt. »


Par la multiplication des angles d’approche, cet ouvrage constitue une somme sur les activités et le projet idéologique de Vincent Bolloré, et au-delà, des autres acteurs de la concentration du secteur de l’édition. C’est également un état des lieux actuel du monde du livre.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



DÉBORDER BOLLORÉ

Faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre

Collectif

324 pages – 12 euros

Coédition collective – Juin 2025

deborderbollore.fr/




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