Pour quoi faire ?

6 septembre 2018

BULLSHIT JOBS

En 1930, John Meynard Keynes prédisait que les technologies auraient suffisamment progressé d’ici la fin du siècle pour que les pays industrialisés puissent instaurer une semaine de travail de quinze heures. Pourtant, la technologie a été mobilisée pour nous faire travailler plus en créant des emplois inutiles. Dans les grandes entreprises, alors que les campagnes de réductions de coût, les licenciements et les accélérations de cadence touchent systématiquement les personnes qui fabriquent, transportent, réparent ou entretiennent, le nombre de « gratte-papier » semble sans cesse gonfler car la classe dirigeante a compris qu’une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger. C’est pourquoi, tandis que les « vrais travailleurs » sont constamment écrasés et exploités, les sans-emplois sont terrorisés et dénigrés et les gens « fondamentalement payés à ne rien faire » adhèrent aux vues et aux sensibilités de la classe dirigeante et réservent leur animosité à ceux dont le travail a une valeur sociale indéniable.
Cette thèse, développée par David Graeber dans un article paru dans Strike ! en 2013, a suscité un émoi international. 375 témoignages lui sont parvenus, directement ou en commentaires sur les sites qui ont repris son article. Un sondage de l’institut britannique YouGov confirmait que 37% des personnes interrogées considéraient que leur emploi n’apportait rien d’important au monde. Un autre sondage, effectué aux Pays-Bas, conduisait à un résultat de 40%.
À l’aide de ce matériau, il décide d’approfondir, avec la méthode anthropologique, son étude . Par tâtonnement, il parvient à cette « définition finale et opérationnelle » : « Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de croire qu’il n’en est rien. » À ne pas confondre avec les jobs de merde qui sont « nécessaires et bénéfiques à la société » mais ceux qui en sont chargés sont mal rémunérés et mal traités. Contrairement à l’idée reçue, les jobs à la con ne sont pas majoritairement cantonnés au secteur public car lorsque les dirigeants d’entreprise ont commencé à étudier scientifiquement les modes d’utilisation des ressources humaines les plus efficaces en terme de temps et d’énergie, ils ont négligé de s’appliquer ces techniques à eux-mêmes, laissant proliférer les postes inutiles dans l’encadrement et l’administration des grandes firmes.
De plus, les emplois de bureau qui ont un sens comportent au moins 50% de tâches également inutiles, ce qui permet de conclure à une « bullshitisation de l’économie dans tous ses aspects » et que la moitié du travail accompli dans notre société pourrait être éliminée sans que cela fasse aucune différence.
David Graeber distingue cinq catégories de jobs à la con :

  • Les larbins qui permettent à quelqu’un d’autre de paraître ou de se sentir important. Ils peuvent avoir ou pas un travail concret à effectuer, peuvent parfois faire le boulot de leur supérieur, mais ceci est secondaire.
  • Les porte-flingue dont le boulot comporte une composante agressive et consiste à conduire les gens, par la ruse ou la pression, à faire des choses qui ne sont pas dans leur intérêt.
  • Les rafistoleurs qui sont là pour régler des problèmes qui ne devraient pas exister.
  • Les cocheurs de cases dont la principale raison d’être est de permettre à une organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité elle ne fait pas.
  • Les petits chefs qui se divisent entre ceux qui se contentent d’assigner des tâches à d’autres et ceux qui doivent générer des tâches à la con qu’ils confient à d’autres.

Par ailleurs, la pression s’accentue sur les étudiants pour qu’ils délaissent les activités autogérées et tournées vers un but pour privilégier des tâches qui les préparent aux aspects les plus abrutissants de leur future carrière. Les boulots étudiants sont un moyen de formater les jeunes dans la perspective de leurs futurs jobs à la con. On leur apprend comment travailler sous la supervision de quelqu’un d’autre, comment faire semblant de travailler même si on n’a rien à faire, qu’on n’est pas rémunéré pour faire ce qu’on aime vraiment faire mais pour faire des choses qui ne sont ni utiles ni importantes, et qu’il faut faire semblant d’y prendre plaisir, au moins dans les postes en relation avec le public.

L’auteur réfute l’idée largement répandue selon laquelle « tout le monde doit être forcé à travailler et l’aide humanitaire destiné à éviter aux pauvres de mourir de faim doit être distribuée de la façon la plus humiliante et la plus coûteuse possible, faute de quoi ces derniers deviendront dépendants et n’auront plus d’incitation à trouver du boulot » et la déduction sous-jacente que tout individu se voyant offrir la possibilité de vivre en parasite la saisira à coup sûr. D’ailleurs, les ouvriers qui deviennent multimillionnaires en gagnant au loto abandonnent rarement leur emploi et dans l’univers carcéral, la confiscation du droit au travail est utilisée comme une punition. 

La découverte du psychologue allemand Karl Groos de la « joie d’être cause » chez les enfants en bas âge lorsqu’ils se rendent comptent qu’ils peuvent avoir un effet prévisible sur le monde, a des implications fondamentales pour la compréhension des motivations humaines. La perception que les changements s’originent en soi-même, est au coeur du sentiment de sa propre existence, celui d’être une entité psychologiquement autonome et non pas seulement physiquement. De nombreux problèmes mentaux pourraient être liés à des expériences traumatique de l’échec à influencer. Dès lors, les jobs à la con sont une agression contre l’égo : « Un être humain privé de la faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister. »
L'auteur explore ensuite sommairement une histoire du travail pour montrer comment l’oisiveté a commencé par être vue comme un problème, voire un péché. Le rythme « normal » du travail humain suit un enchaînement de trois phases : explosion intense d’énergie, relâchement puis lente reprise conduisant à un nouvel épisode frénétique. C’est ainsi qu’oeuvraient les hommes, produisant sans surveillance. Avec le salariat, chaque minute achetée aux travailleurs peut être considérée comme volée à l’employeur si elle n’est pas passée à travailler. C’est la diffusion des horloges, lors de la révolution industrielle qui a permis progressivement de réglementer toutes les activités quotidiennes. Le travail qui avait toujours était la mesure, était désormais mesuré par le temps. Le temps, découpé en unité homogène susceptible d’être achetée et vendue, est devenu de l’argent. Il était désormais possible de le gaspiller ou de le tuer, d’en gagner ou d’en perdre, de courir après… Les systèmes d’enseignements publics  sont apparus, obligeant les élèves à changer de salle toutes les heures au son d’une cloche, rituel sciemment conçu pour les préparer à leur future vie de salariés en usine. La soumission respectueuse à une tâche, même stupide, assignée par quelqu’un d’autre est une forme d’autodiscipline morale censé rendre meilleur, variante moderne du puritanisme.
Il poursuit en analysant la violence spirituelle inhérente aux jobs à la con, confronté au ridicule et à l’absurde d’une situation, sans savoir s’il est possible d’en faire état, ni qui incriminer, à la souffrance de vivre avec l’idée qu’on a été transformé à son corps défendant en parasite ou en imposteur, à la culpabilité de savoir que l’on participe à des actions effectivement nuisibles. « La plupart des jobs à la con, par leur insignifiance même, exacerbent la dynamique sadomaso que porte déjà en germe toute relation hiérarchique verticale. » « Les jobs à la con engendrent souvent le désespoir, la dépression et le haine de soi. Ce sont des formes de violence spirituelle qui s’en prennent à l’essence même de l’humain. »
Il rappelle qu’en 2006, Barack Obama avait admis qu’un système de soins public serait plus efficace que le système existant car il éliminerait des monceaux de paperasse superflue, ainsi que les efforts redondants de dizaines d’entreprises privées concurrentes mais aussi les millions de jobs de bureau totalement vains et pour cette dernière raison, un tel basculement n’était pas souhaitable.
Il relève que « le taux d’augmentation des effectifs d’administrateurs et de directeurs dans les établissements privés a été plus du double de celui des établissements publics ».
Toujours à l’aide des témoignages récoltés, il explique comment, lorsqu’un organisme à but lucratif est chargé de distribuer un butin, de très grosses sommes pour indemniser une catégorie de personnes par exemple, toute une bureaucratie parasitaire est créée entre la source et le bénéficiaire, qui a intérêt à être le moins efficace possible puisque sa paye provient du pactole.


La féodalité est fondamentalement un système de redistribution. Paysans et artisans produisent des biens en toute autonomie. Les seigneurs en siphonnent une part en vertu de règles juridiques et de traditions complexes et en redistribuent des portions à leur propre personnel, larbins, guerriers, domestiques,… Dans un système capitaliste classique, c’est la gestion de la production qui génèrent des profits. Embaucher des travailleurs inutiles ne rime à rien. C’est pourquoi les libertariens doctrinaires comme les marxistes orthodoxes prétendent que la saturation de notre économie par les jobs à la con est impossible et illusoire. Or, David Graeber démontre que l’augmentation en flèche de la productivité a cessé de se traduire, à partir des années 1970, par des augmentations de rémunération mais que les profits générés sont allés grossir la fortune des plus riches. Il nomme « féodalité managériale » le système politico-économique fondé davantage sur l’appropriation et la distribution de biens que sur leur fabrication, organisé en hiérarchies complexes à multiples étages qui se rapprochent de la féodalité médiévale classique avec ses hiérarchies interminables de seigneurs, vassaux et domestiques. Il conclue que « le système actuel n’est pas le capitalisme » mais un système d’extraction de rente dont la logique interne n’a plus rien à voir avec le capitalisme. Au lieu de remplacer totalement le capitalisme industriel à l’ancienne, il s’y superpose.
Au lieu de ne travailler que quinze ou vingt heures par semaine, notre société a fait le choix d’affecter des millions de gens à des tâches à la con. De plus, en règle général, la valeur économique du travail est inversement proportionnelle à sa valeur sociale, en contradiction totale avec la « théorie de la valeur-travail », née dans l’Europe du Moyen Âge, qui repose sur l’hypothèse que la valeur d’un bien est le travail qui a été accompli pour le créer.
« Les entreprises capitalistes récoltent désormais moins les fruits du labeur d’une main-d’oeuvre rémunérée que d’une pléiade d’individus qui travaillent gratis – stagiaires, fanatiques d’internet, militants, bénévoles et autres passionnés de tout poil. »

La théorie économique repose sur des fondements religieux et le travail comme activité pénible et répétitive en vue d’atteindre un objectif est une obligation imposée aux hommes pour les punir d’avoir défier le Dieu créateur, selon le récit biblique du jardin d’Éden et le mythe de Prométhée. Au Moyen Âge et à la Renaissance en Europe du Nord, le travail, notamment rémunéré, était conçu comme un agent de transformation, prémices de « l’éthique protestante du travail » plusieurs siècles avant la naissance du protestantisme. L’avènement du capitalisme est venu tout bouleverser, avec la désintégration des structures corporatives. Les apprentis devenus compagnons se sont vus empêcher d’accéder au statut de maîtres, condamnés à ne pouvoir fonder de famille, à rester toute leur vie des « humains inachevés ».
À l’origine, aux États-Unis, le principe selon lequel toute richesse découle du travail relevait du bon sens et la permission de créer une société n’était accordée à un entrepreneur capitaliste que s’il pouvait prouver que son affaire constituait un « bienfait public ». Les soubassements de ce sentiment anticapitaliste étaient essentiellement religieux. Au lendemain de la guerre civile, les nouveaux magnats de l’industrie lancèrent une contre-offensive intellectuelle, soutenant que c’était le capital et non le travail qui créait les richesse et la prospérité, rencontrant d’abord une franche hostilité puisqu’on les appelait les « barons voleurs ». Dès lors, le fondement du statut social n’était plus la capacité de fabriquer des choses mais celle de les acheter : le « consumérisme avait remplacer le « procédurisme ». Ce tournant à pu se produire à cause d’un défaut intrinsèque à la théorie de la valeur-travail dans sa version initiale qui se concentrait sur le production, concept fondamentalement religieux mais aussi profondément marqué par le système patriarcal. Au départ, ce sont les femmes et les enfants, considérés plus malléables et plus aptes à endurer des tâches monotones et répétitives, qui ont été embauchés dans les fabriques. Ce n’était plus les hommes, artisans traditionnels souvent en difficulté, qui faisaient bouillir la marmite. Ceci explique l’apparition du mouvement luddite au moment des guerres napoléoniennes, apaisé par un compromis social tacite prévoyant que le travail en usine serait majoritairement accompli par des hommes adultes.
Par ailleurs, jamais le travail en usine n’a occupé la majorité des ouvriers comme on le croit à tort. On occulte en effet toutes les tâches qui consistent à s’occuper de ses semblables, répondre à leurs demandes et à leurs besoins, comme les bonnes, les cireurs de chaussures, les éboueurs, les cuisiniers, les infirmières, les chauffeurs de taxi, les prostituées, les concierges, les marchands des quatre saisons,… Tout ceci explique la fusion du « dogme chrétien de la malédiction d’Adam » et de la « vision nord-européenne faisant du travail rémunéré aux ordre d’un maître un passage obligé sur la voie de l’accomplissement en tant qu’adulte », en un « renouveau puritain » stipulant que « les travailleurs sont incités à concevoir leur labeur non comme un moyen de créer des richesses, ni d’être utile aux autres – du moins pas prioritairement –, que comme un acte d’abnégation, une forme de cilice laïque, un renoncement à toute espèce de joie et de plaisir pour pouvoir devenir adulte et gagner le droit de posséder les gadgets de la société consumériste ». « Désormais, souffrir au boulot est la base de la citoyenneté économique. »

Après cette digression historique fort intéressante, David Graeber revient à son propos principal pour expliquer que l’activité économique se résumant de plus en plus « à distribuer un butin », les procédures inefficaces et les chaînes de commandement superflues se développent pour capter le maximum d’argent. En vertu d’une curieuse logique sadomasochiste, notre souffrance au travail ne nous permet plus « d’avoir une vie » mais seulement de nous accorder des « plaisirs consuméristes fugaces ». Les professions qui apportent une utilité sociale suscitent la haine. Leur faible rémunération serait due à une forme de jalousie morale de la part de tous ceux qui gagnent le droit d’être altruistes après avoir prouvé qu’ils pouvaient être égoïstes. Si les chiffres officiels du chômage dans les pays riches oscillent entre 3 et 8%, se serait en réalité plus de 50 à 60% de la population que la bullshitisation a maintenu dans des tâches inutiles. L’automatisation a bien engendré le chômage de masse annoncé dès les années 1930 mais pour des considérations politiques la répartition du travail n’a pas abouti au développement du temps libre. En guise de conclusion, l’auteur s’autorise une rapide recommandation en consacrant un quinzaine de pages à la défense d’une forme de revenu de base qu’il précise en explorant l’histoire de cette revendication, même si en tant qu’anarchiste il souhaite le démantèlement des États. Il s’agit pour lui de « désolidariser totalement le travail de la subsistance ». Chacun serait libre de choisir de décider s’il souhaite accroitre sa richesse ou de faire autre chose de son temps. « En laissant chacun décider par lui-même des bienfaits qu’il peut apporter à l’humanité, sans aucune restriction, comment serait-il possible d’aboutir à une répartition du travail plus nulle que celle d’aujourd’hui ? »

Cette longue démonstration copieusement illustrée de très nombreux témoignages (dont nous n’avons pas du tout rendu compte ici) permet une lecture particulièrement vivante et aisée. Moins dense que d’autres ouvrages de l’auteur, son propos n’en demeure pas moins extrêmement pertinent et un excellent complément à son titre précédent,
BUREAUCRATIE. De nouveau, David Graeber, en décloisonnant les connaissances, invite à un point de vue radical et totalement original sur nos sociétés. De quoi alimenter de longues discutions assurément.




BULLSHIT JOBS
David Graeber
Traduit de l’anglais par Élise Roy
416 pages – 25 euros
Éditions Les Liens qui Libèrent – Paris – Septembre 2018

446 pages – 8,90 euros
Éditions Les Liens qui Libèrent – Collection "Poche +"
Paris – Septembre 2019



 

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