Avec ces sept articles consacrés à la royauté, les anthropologues américains David Graeber et Marshall Sahlins explorent la signification réelle du pouvoir.
LA SOCIÉTÉ POLITIQUE ORIGINELLE – Martin Sahlins
Sahlins se déclare « hocartésien », défendant les « méditations » de Hocart, résumées dans Rois et courtisans, selon lesquelles « les dieux précèdent les rois », en contradiction avec la tradition des sciences sociales qui veut que la cosmologie soit le reflet de la sociologie : « Les rois sont l’imitation humaine des dieux, ce ne sont pas les dieux qui imitent les rois. » Il soutient, s’appuyant sur les exemples des Chewong de Malaisie, des Inuit et des Min des montagne de Papouasie Nouvelle-Guinée, que même les sociétés dites « égalitaires » ou « acéphales » sont « structurellement et pratiquement des entités politiques cosmiques, commandées et gouvernées par des divinités, les morts, les maîtres-des-espèces et d’autres métapersonnes en charge du pouvoir de vie et de mort sur les hommes ». Quelque chose comme l’État, habituellement nommé « religion », est donc la condition générale de l’humanité.
On observe chez ces peuples, et d’autres encore, qu’il n’existe pas de distinction entre les esprits et les êtres humains, mais une coexistence dans un « univers intersubjectif et personnalisé », un seul « monde réel ». Aussi les sciences sociales devraient-elles opérer une révolution copernicienne et cesser de considérer que « la société humaine est le centre d’un univers sur lequel elle projette ses propres formes » : « Tout pouvoir politique humain est usurpation du pouvoir divin. » « L’État humain est la réalisation d'un ordre politique déjà préfiguré dans le cosmos : les dieux ne sont pas partis d'ici-bas pour aller au ciel, c'est l'État qui, du ciel, est venu sur terre. »
LA ROYAUTÉ DIVINE DES SHILLUK, sur la violence, l'utopie et la condition humaine – David Graeber
Le royaume shilluk du Soudan nilotique n'était pas un État, le roi ne disposant d'aucune administration ni de moyens d'imposer sa volonté, mais plutôt « un système de pillage institutionnalisé doublé d'un projet utopique ». David Graeber présente les théories de la royauté divine et la place des Shilluk parmi elles, puis en tirent une généalogie de la royauté. Ce peuple est devenu « célèbre » en anthropologie car il constitue un exemple presque parfait de la thèse de James Frazer selon laquelle « la royauté divine pouvez être originellement ramenée à une forme de possession de l’esprit ». Le meurtre rituel du roi (même lorsqu’il reste symbolique) permettant de transférer cet esprit divin d'un véhicule mortel à un autre.
Par tâtonnements, il élabore une définition de la souveraineté.
« Les différents “exploits“ ou actes de transgression par lesquels un roi marque sa rupture avec la morale ordinaire ne font généralement pas de lui quelqu'un d’immoral, mais une créature au-delà de la morale. En tant que tel, il peut être considéré comme le principe constituant d'un système de justice ou de morale – puisqu’en toute logique, aucune créature capable de créer un système de justice ne saurait se trouver elle-même déjà soumise au système qu’elle crée. » La royauté africaine peut légitimement être qualifiée de « divine » non parce que les rois seraient considérés comme l’incarnation d’un dieu, mais parce qu’ils agissent comme des dieux en toute impunité. Dans l’État-nation moderne on retrouve cet « aspect divin », dans la distinction opérée par Walter Benjamin entre violence « fondatrice du droit » et violence « conservatrice du droit ». « La légitimité de tout ordre légal réside donc en dernière instance sur des agissements illégaux – le plus souvent, des actes de violence illégale. » La souveraineté authentique, même dans les États-providence contemporains, porte en elle « la potentialité de la violence arbitraire ». Les mécanismes de la royauté sacrée opèrent au contraire comme un moyen de contrôler les souverains qui ont le sentiment de pouvoir agir arbitrairement. David Graber consacre de copieux chapitres à l’histoire mythique des Shilluk et de leur dynastie royale, ce qui lui fournit des outils d’interprétation des complexes cérémonies d’intronisation. Il en tire plusieurs « généralisations transculturelles » sur la violence arbitraire et le sacré notamment : « Notre tendance à considérer l'usage efficace de la violence arbitraire comme divine en un certain sens – ou du moins à l'identifier à une sorte de puissance transcendantale – est l'une des infortunes de l’humanité. » À l’encontre de la théorie politique existante qui opère une distinction entre la violence à l’intérieur et la violence à l’extérieur, il considère que « ce que nous appelons “la paix sociale“ n'est qu'une simple trêve dans une guerre constitutive entre le pouvoir souverain et “le peuple“ ou “la nation“ – qui accèdent tous deux à l’existence, en tant qu’entités politiques, par leur lutte l'une contre l’autre. Cette guerre fondamentale est en outre antérieure aux guerres entre les nations. » « Il n’existe pas de différence fondamentale entre la relation entre un souverain et son peuple et celle entre un souverain et ses ennemis. »
LES DIMENSIONS ATEMPORELLES DE L’HISTOIRE. Dans le vieux royaume du Kongo, par exemple – Marshall Sahlins.
Marshall Sahlins explique que ce que nous nommons « mythe », c’est-à-dire fiction, est tenu pour sacré par les peuples concernés, pour incontestablement vrai, pour ce qui s’est réellement passé. Avec l’exemple de l’ancien royaume Kongo des XVIe et XVIIe siècles, il montre comment les récits fondateurs établissent des relations fondamentales entre gouvernants et gouvernés, rejoués constamment dans les rituels. Aussi, les rejeter comme « mythiques », c’est nier leur influence profonde sur le cour des événements. « Bien que la sagesse trompeuse conteste aux chartes dites “mythiques“ leur véracité historique au prétexte qu’elles ne sont que justifications narratives de l'ordre socioculturel, il se trouve qu'elles doivent être historiquement vraies précisément parce que les gens inscrivent ces traditions fondatrices dans leurs relations quotidiennes. Elles sont vraies parce qu'ils les vivent, et ils les vivent parce qu'elles sont vraies : la société perdure à travers ces tautologies. » « La vérité sacrée du peuple est le mensonge axiomatique de l’historien. »
Ainsi Aidan South soulignait qu’il était difficilement concevable, « en cette époque laïque, […] qu’un groupe ethnique se soumette ou accepte de se subordonner à un autre sans une sorte de force coercitive ou d’incitation matérielle solide, simplement sous l’effet de la croyance en un pouvoir surnaturel puissant ». Le succès précoce de la domination étrangère coloniale en Afrique peut d’ailleurs s’expliquer par l’apparente maîtrise des Européens sur la vie et la mort, à la manière d’un prince étranger et sa cour, animés d’une violence sacrée. Ce n’est que lorsque les réalités de la domination se furent imposées que la frustration et la résistance apparurent.
La majorité des États africains près-coloniaux ont connu plusieurs dynasties étrangères successives, des histoires de « royautés en série ». Rétroactivement, tout régime antérieur, dirigeants et sujets compris, étaient considérés comme autochtones par rapport aux souverains étrangers plus récents.
Marshall Sahlins rappelle que « le relativisme culturel est d'abord et avant tout une procédure anthropologique interprétative, c'est-à-dire une procédure méthodologique. Il ne s'agit pas d'un argument moral selon lequel toute culture ou coutume est aussi bonne que n'importe quelle autre, si ce n'est meilleure. Le relativisme prescrit simplement ceci : pour être intelligibles, les pratiques et les idéaux d'autres personnes doivent être placés dans leur propre contexte historique. On doit les comprendre comme valeur positionnelles dans le champ de leurs propres relations culturelles et non les apprécier selon des jugements catégoriques et moraux de notre cru. La relativité consiste à suspendre provisoirement nos propre jugements afin de situer les pratiques en question dans l'ordre historique et culturel qui les a rendues possibles. Il ne s'agit en aucun cas d'un plaidoyer. » Les chrétiens savent depuis deux mille ans qu’ils sont condamnés à souffrir et travailler parce qu’Adam a mangé une pomme, alors qu’il n’existe aucune trace historique de cet événement.
LA ROYAUTÉ-ÉTRANGÈRE MEXICATL – Marshall Sahlins
La première rencontre de Cortés avec le souverain mexicain Monctezuma qui lui apprend qu’il le considère comme Quetzalcoatl, un roi originel disparu qui revient les conquérir, est tout à fait banale parmi les récits des royaumes-étrangers. Marshall Sahlins insiste sur la manière dont le dualisme à la base de la politique des royaumes-étrangers est recréé à travers les rivalités schismatiques, au sein d’un « système galactique ». « L'anthropologie se trouve depuis longtemps impliquée dans un scandale théorique majeur, dans la mesure où elle s'est entêtée futilement à expliquer de diverses manières les cultures de l’intérieur, comme si celles-ci s’autofaçonnaient, quand nous savons pourtant qu’elles se forment, y compris leur différence, dans leurs relations aux autres – schismogenèse. » Car « l'anthropologie se trouve depuis longtemps impliquée dans un scandale théorique majeur, dans la mesure où elle s'est entêtée futilement à expliquer de diverses manières les cultures de l’intérieur, comme si celles-ci s’autofaçonnaient, quand nous savons pourtant qu’elles se forment, y compris leur différence, dans leurs relations aux autres – schismogenèse. »
LE PEUPLE COMME NOURRICE DU ROI. Notes sur les monarques comme enfants, les révoltes de femmes et le retour des ancêtres morts dans les Haute Terre de Madagascar – David Graeber
Rappelant le paradoxe de la royauté selon lequel les rois sont à la fois omnipotents (avec un pouvoir arbitraire, absolu et sans aucun compte à rendre) et désarmés (dépendant de leur sujet qui les nourrissent, les vêtent, les logent et satisfont leurs besoins physiques de base), David Graeber étudie ceux du royaume merina, à Madagascar, souvent représenté comme des bébés, des enfants ou des adolescents grognons. Il considère que « l’attention considérable portée à l’éducation des enfants royaux avait toutefois pour conséquence paradoxale l’inachèvement constant de cette tâche. Les rois et les reines ne grandissaient jamais vraiment et ne devinaient jamais vraiment autonomes. Ils restaient, en un sens, des nouveaux-nés permanents. Cela représentait à la fois la clé de leur légitimité – ils étaient chéris et leur santé et leur bien-être étaient l’objectif commun […] – mais également une limité évidente à l’exercice de leur pouvoir, dans la mesure où, bien que certaines démonstrations puérils d’irascibilité fussent certes attendues […] la conception du roi comme enfant permettait à tout Le monde, en principe, d’intervenir et d’imposer une discipline maternelle certes douce mais ferme chaque fois que le monarque était jugé avoir dépassé les bornes de l’acceptable. » Il relève l’opposition entre parler/fabriquer (tâches réservées aux andriana, descendants de la lignée royale et d’ancêtres anoblis, ainsi qu’aux aînés) et porter (tâche dévouée aux subordonnés, littéralement « oppressés ») dans l’organisation des familles et de la société en générale. Il relate aussi des épisodes de rébellion saisissants, au moment de l’intégration du royaume merina dans l’économie mondiale, mais il n’est pas possible de tout rapporter ici : en substance, tous les souverains mâles se considérèrent comme des réformateurs napoléoniens et furent attaqués par des femmes. Le travail étant considéré comme la continuité du rituel et comme une affaire de femmes, ce qui permit à certaines d’accéder au pouvoir et au pays à résister aux incursions qui l’auraient réduit à devenir une économie de plantation.
LA POLITIQUE CULTURELLE DES RELATIONS CENTRE-PÉRIPHÉRIE – Marshall Sahlins
Marshall Sahlins se propose d’étudier le soft power dans un cadre historique mondial : des configurations de domination sont courantes même dans des zones dites tribales et produisent « un ordre multiculturel de relations interculturelles où nulle société n’existe sui generis ». Ainsi, les peuples de l’arrière-pays sont culturellement attirés et subordonnés au centre tout en étant politiquement indépendants. « Le système régional est traversé par une certaine “mimesis galactique“, une impulsion qui pousse les dirigeants des régions périphériques à adopter la culture politique des puissances supérieures auprès desquelles ils se sont engagés. C'est presque une loi de la science politique. Cette dynamique est un jeu à tous les niveaux hiérarchiques qui forment les liens entre différentes sociétés. » Elle se développe soit en résistance à l’empiètement d’un pouvoir supérieur, soit par « schismogenèse symétrique ».
NOTES SUR LA POLITIQUE DE LA ROYAUTÉ DIVINE ou : Éléments pour une archéologie de la souveraineté. David Graeber
Avec l’étude de l’évolution des sociétés de la côte ouest de l’Amérique du Nord aux Grandes Plaines, David Graeber montre la progression depuis celles où des ordres directs ne sont donnés entre adultes qu’au cours de drames rituels dans lesquels les morts incarnent des dieux, au point que certains personnages sont qualifiés de « police » chargée de faire respecter les règles de la cérémonie, jusqu’à celles où ces pouvoirs sont attribués à des clans pendant la saison de la chasse rituelle, revenant à un état égalitaire le reste de l’année. Ces pouvoirs de commandement qui ne sont exercés que pendant les rituels, le sont le plus souvent par des clowns. Leurs ordres pouvaient être complètement arbitraires et sans limites. Il s’agit bien d’une progression logique, dans la mesure où le pouvoir souverain fait irruption en dehors de son cadre précédent, jusqu’à ne plus être limité aux rituels eux-mêmes. Il cite la conclusion de Pierre Clastres qui affirmait que l’émergence des pouvoirs de commandement ne pouvait provenir que de la sphère religieuse, de la sphère de la prophétie. Mais personne n’a développé cette théorie de l’émergence prophétique de l’État.
Il explique que la transgression violente est nécessaire comme base à un pouvoir de commandement, y compris dans le cas de l’État moderne : « Dire d’un État qu’il est “souverain“ consiste en dernière instance à définir ses autorités suprêmes comme se situant au-delà de la responsabilité morale. » Pour imposer une coercition à sa population (sans l’exterminer), les États modernes conçoivent leurs grands projets en termes de guerres ingagnables : contre la pauvreté, le crime, la drogue, la terreur,… Il revient sur l’imposition de mesures rituelles à un souverain pour le contrôleur ou réduire son pouvoir politique, selon « la dialectique du divin et du sacré ».
En conclusion, David Graeber soutient que le principe de souveraineté organise encore actuellement notre vie sociale et qu’il est « extrêmement difficile à éradiquer », à moins de se débarrasser de l’appareil coercitif lui-même. Ceux qui réussissent à transgresser normes et conventions sont toujours considérés comme divins ou bouffons, parfois les deux.
Une somme incontournable pour quiconque s’intéresse aux origines de la souveraineté et aux mécanismes du pouvoir.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
Traduction
de cet article par Thom Holterman : libertaireorde.wordpress.com/2023/09/09/over-koningen-en-de-betekenis-van-macht/
SUR LES ROIS
David Graeber et Marshall Sahlins
706 pages – 35 euros
Éditions La Tempête – Bordeaux – Avril 2023
editionslatempete.com/produit/sur-les-rois/
De David Graeber :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire