Pour quoi faire ?

8 octobre 2021

REPRENDRE LA TERRE AUX MACHINES

Forts du constat que les alternatives paysannes s’avèrent totalement inoffensives face au complexe agro-industriel, que les consommateurs en changeant leurs habitudes alimentaires ne font que s’enfermer dans des niches créées par l’industrie et le marché et ne parviendront pas à modifier la trajectoire, que les élites politique et économique ne concéderont de bouleversement qu’avec le surgissement d'un mouvement social, les membres de L’Atelier paysan propose des pistes de rupture pour reprendre la terre aux machines, aux lobbies et au capital. « Ce manifeste se veut une contribution à l’émergence d’un large mouvement populaire pour l’autonomie paysanne et alimentaire. » Il s'agit de remettre en cause le choix fondamental fait par les sociétés industrialisées au sortir de la Seconde Guerre mondiale de « produire la nourriture le moins cher possible, dans l'espoir que tout le monde le monde puisse se nourrir à bas prix, et d'étouffer ainsi les revendications salariales et populaires ».


Ce système ne fonctionne pas du tout : environ 70 % des revenus des agriculteurs proviennent des aides nationales et européennes, pourtant 14 % ne dégagent aucun revenu, et la population française n'a pas les moyens de l'alimentation qu'elle voudrait choisir. C'est pourquoi ils prônent « l'exigence de la délibération politique et populaire dans la production de l’alimentation, dans les choix technologiques en agriculture, dans la répartition de la terre à celles et ceux qui la travaillent, dans la distribution de la nourriture à toutes et tous », en fixant pour objectif l’installation en France d'un million de paysans dans les dix années à venir.

Dans un large panorama historique de l'industrialisation de l’agriculture, ils traquent l’origine du « mépris du travail de la terre », en Occident, jusque dans l’Antiquité et analysent l’imaginaire moderne et industriel de la délivrance par le Progrès, de la pseudo-émancipation des paysans en entrepreneurs agricoles : le « sacrifice des paysans », avec leurs habitudes d’autosubsistance, leur polyactivité, leurs cultures orales non conformes aux canons de la rationalité moderne, a été réalisé par l'ouverture vers les marchés, l'emploi d'intrants, le recours à l’endettement, la dévalorisation des semences paysannes, la séparation des tâches et la division du travail, l'emploi de machines de plus en plus puissantes, dont la moindre remise en cause sera considérée comme conservatrice, voire réactionnaire. Ils racontent comment le tracteur, « marqueur de réussite » qui « prête sa puissance à celui qui le conduit », marque aussi l'arrivée de l’endettement, comment l'agriculture est cantonnée à une « position subordonnée » : « les gains de productivité obtenus par les outils et méthodes modernes doit servir à faire baisser le prix des denrées alimentaires, pour libérer du pouvoir d'achat en faveur d'autres types de consommations, qui elles-mêmes doivent tirer la croissance d'autres secteurs. » « Cercle vertueux fordiste » qui s'avère être un « engrenage capitaliste » : les machines achetées à crédit obligeant à produire plus, donc à s’agrandir et à s’endetter plus, en achetant des machines encore plus puissantes, etc. L'importance des coûts fixes et la nécessité de réaliser des économies d'échelle provoquent la spécialisation et la monoculture. L'agriculture devient un débouché et un fournisseur d'un certain nombre d’industries, intégrée en aval par des firmes agroalimentaires qui les laissaient investir pour réaliser les contrats qui les lient, et en amont dans la chaîne de transformation et de distribution. Au terme d’une démonstration percutante, les auteur mettent en doute l’efficacité énergétique de l’agriculture. Son taux de retour énergétique (TRE) serait dérisoire en incluant toutes les dépenses d’énergie de la chaîne. Ils rappellent également son rôle central dans la dégradation des sols et l’effondrement plus général du vivant.
Pour autant, l’agriculture industrielle ne tient pas ses promesses : « malgré des dizaines d'années de pression à la baisse sur les coûts de production, l’alimentation ainsi produite est à la fois surabondante et hors de portée des plus pauvres. » L'aide alimentaire ne cesse d’augmenter et, en 2020, en France, 26 millions de personnes déclaraient ne pas avoir les moyens de manger comme ils le souhaitaient.

Les auteurs montrent comment les accords internationaux de libre-échange signés depuis la fin des années 1950 verrouillent structurellement la logique d'abaissement permanent des coûts de production. L'article 153 du traité de Lisbonne, par exemple, conduit à une harmonisation par le bas des conditions sociales de production. L'article 101, au prétexte de la « défense des consommateurs » interdit formellement toute tentative concertée d'influer sur l’évolution « spontanée » des prix. « Les primes Pac perçues se volatilisent de la ferme sous forme de baisse des prix de vente. » De même la logique oligopolistique sur le marché de l’agroéquipement, dans le secteur des semences et de l’agrochimie, et la bureaucratie syndicale omniprésente et tentaculaire, confortent sans cesse la logique dominante. « La FNSEA et les JA n’ont jamais défendu les intérêts de tous les agriculteurs. Ils en ont organisé, avec le concours des gouvernements successifs, l'élimination progressive tout en accompagnant de manière cynique les inévitables explosions de colère. » De plus la confusion est entretenue, par l’État et la FNSEA notamment, entre ces modes de production et le groupe social des agriculteurs, désamorçant le nécessaire débat démocratique en l’assimilant à un « conflit identitaire » : on voudrait faire « porter la responsabilité des conséquences écologiques ou sanitaires des politiques productiviste aux individus qui n'en sont que les exécutants », poussant ceux-ci à s'identifier à ce qui les détruit. Quant à l'agriculture biologique, si son succès commercial est indéniable, elle reste un « segment de marché ». « Charbonneau montre combien l'existence d'un secteur produisant une alimentation “de qualité garantie“ pour une minorité de la population est consubstantielle d'un ordre économique et social inégalitaire. À l’image des dignitaires du Parti communiste chinois se réservant les produits de fermes bio créées à leur intention, les couches aisées des sociétés européennes et américaines ont accès à une nourriture moins frelatée et nocive que celle destinée aux masses. Elles préservent ainsi leur santé tout en satisfaisant leur besoin de distinction sociale, pendant que la course à la baisse des coûts de production peut continuer sur le reste du marché. » Enfin, l'aide alimentaire, qui concernait près de 7 millions de personnes en France en 2020, est devenue un dispositif structurel dont la fonction est d’ « écouler les surplus d'une production agricole pléthorique », grâce à la défiscalisation des invendus des grandes surfaces et des dons industriels et agricoles : les déchets sont ainsi transformés en réductions d'impôt et en paix sociale, via les colis alimentaires. Ainsi l’agro-industrie doit-elle sa viabilité économique au développement de la pauvreté. Les auteurs dénoncent également la prolifération normative qui d’un côté élimine les agriculteurs auxquels l'industrie se substitue, mais dont le démantèlement augmente la profitabilité de celle-ci en réduisant ses coûts de production. En réalité, il n'y a pas de « bonne norme » ou de « mauvaise norme », mais des normes imposées par les pouvoirs dominants et des normes issues de l'usage populaire ou de la délibération autonome.

Un chapitre est entièrement consacré au « verrou technologique ». Il présente notamment les pratiques développées au sein de l’Atelier Paysan, adepte de l’ « innovation par l’usage », et la logique que ses membres essayent d’entraver. Depuis les années 1960, des incitations au suramortissement des machines, poussent les exploitants à les revendre avant qu'elles soient usées pour en racheter de nouvelles. La loi Macron de 2015 les a encore renforcées. Et la fuite en avant vers le numérique et la robotique, si elle donne l'impression d'une rupture, s'inscrit bien dans une continuité historique.

Ils montrent ensuite comment les alternatives de l’agriculture, pour être indispensables n’en sont pas moins inoffensives. Par exemple, en vingt ans, Terre de liens a pu acquérir et préserver 223 fermes, c’est-à-dire autant qu’il en disparaît… chaque semaine ! Si la part du bio dans la surface agricole utile (SAU) a doublée depuis 2015, les ventes de pesticides ne cessent eux aussi de progresser. Si ces producteurs s’assurent un meilleur revenu c’est que la course au plus bas prix de revient est provisoirement suspendue, limitée par une situation de sous-offre. Dans le cadre économique actuel, « il n'y a pas d'alternative aux pesticides à coût égal » et il n'y aura ni sortie ni diminution de leur usage. Le gouvernement français a autorisé l'utilisation des néonicotinoïdes pour les cultivateurs de betteraves pendant l’été 2020, suite à la libéralisation du marché mondial du sucre qui a supprimé les quotas et le prix minimal réglementaire, provoquant l'effondrement du cours. Plutôt que de limiter ou d’empêcher l'exploitation des travailleurs par des seuils de revenu, on transforme et privatise la question sociale en un problème de conscience individuelle et de moyens financiers, en proposant que les « bonnes pratiques sociales » en agriculture soient soutenues par les consommateurs. Les auteurs mettent aussi en évidence le clivage de classe créé par le bio, la dépolitisation entretenue par l’ « écologie sans conflit » et les petits pas de l’ « éthique colibriste », incapables de changer le système global.

Pour faire sauter ces verrous et atteindre leur objectif d’un million de nouveaux paysans installés en France d’ici dix ans, les auteurs présentent leur stratégie. Ils insistent tout d’abord sur la nécessité de conjuguer trois efforts : un rapport de force, des alternatives et de l’éducation populaire, en précisant qu’ils ne peuvent être menés conjointement par les mêmes acteurs mais ne doivent pour autant ne surtout pas s’opposer. La crainte d'être assimilés au souverainisme de l'extrême droite, ne doit pas empêcher d'admettre que le traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et l'action de la Commission européenne sont des obstacles essentiels à tout projet de souveraineté économique, d'autonomie alimentaire et d’amélioration du sort des classes populaires : « on ne peut pas arrêter le sacrifice des paysans, la croissance des pesticides, le recours à des technologies toujours plus onéreuses et destructrices […] tant qu'on respecte la liberté absolue de circulation des biens et de fixation de leur prix. »
Ils proposent en premier lieu de fixer des prix minimum d'accès aux marché français qui, contrairement aux droits de douane, rendrait possible des coûts de production plus élevés, donc de meilleurs salaires, dans les pays exportateurs. Conscients que cette proposition contrevient frontalement aux principes du libre-échange et qu'une modification du TFUE nécessite l'improbable accord des 27 États membres, ils comptent sur l’actuelle période d'instabilité où plusieurs pays s'affranchissent de règles centrales (accord de Schengen, Pacte de stabilité et sa règle des déficits publics à moins de 3 % du PIB, etc.) sans provoquer pour autant de réaction sévère, pour l’imposer, à condition de construire un rapport de force politique.
Ils proposent ensuite de « socialiser l’alimentation, et donc la production agricole, à travers la Sécurité sociale » telle quelle a fonctionné dans l'immédiat après-guerre. Il s'agirait d'allouer à chaque citoyen un budget mensuel destiné à la nourriture choisie collectivement, reposant sur des cotisations sociales prélevées sur la valeur ajoutée nationale. Ils en détaillent ensuite les grands principes et le possible fonctionnement.
Ils appellent à un mouvement contre l’offensive robotique au moins digne de celui qui s'est élevé contre les OGM, à un travail critique et un mouvement de « machine arrière » dans la société en général et dans l'agriculture en particulier.
Pour garantir un revenu aux projets paysans, ils préconisent de neutraliser la loi d’airain de la concurrence par la baisse des coûts de production, par un retour de l’artisanat, une relocalisation de l’économie, une communalisation.

Un manifeste enthousiasmant qui ouvre et détaille des pistes concrètes pour rompre enfin avec la logique agro-industrielle.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


REPRENDRE LA TERRE AUX MACHINES
Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire
L’Atelier Paysan
290 pages – 20 euros
Éditions du Seuil – Collection « Anthropocène » – Paris – Mai 2021
www.seuil.com/ouvrage/reprendre-la-terre-aux-machines-l-atelier-paysan/9782021478174

Voir aussi : www.latelierpaysan.org


Voir aussi :

NOTRE PAIN EST POLITIQUE - Les Blés paysans face à l’industrie boulangère

LE TOTALITARISME INDUSTRIEL

LE JARDIN DE BABYLONE

LES SILLONS DE LA COLÈRE : la malbouffe n’est pas une fatalité.

LETTRE À UN PAYSAN SUR LE VASTE MERDIER QU’EST DEVENUE L’AGRICULTURE.

LETTRE À UNE PETIOTE SUR L’ABOMINABLE HISTOIRE DE LA BOUFFE INDUSTRIELLE

DÉCLARATION SUR L’AGRICULTURE TRANSGÉNIQUE ET CEUX QUI PRÉTENDENT S’Y OPPOSER

AVEUX COMPLETS DES VÉRITABLES MOBILES DU CRIME COMMIS AU CIRAD LE 5 JUIN 1999

NOUS VOULONS DES COQUELICOTS

MANIFESTE POUR UN XXIe SIÈCLE PAYSAN

 

 





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