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27 mars 2023

LA HAINE DE LA DÉMOCRATIE

Alors que la démocratie est exportée par certains gouvernements à la force des armes, tout en étant par ailleurs considérée comme « le désordre des passions avides de satisfaction », tandis que sont fustigés l’ « individualisme démocratique » et l’ « égalitarisme » qui détruiraient les valeurs collectives et forgeraient un nouveau totalitarisme, Jacques Rancière explique que tous ces discours officiels s’inscrivent dans la continuité de ceux qui dénonçaient, dès l’Antiquité, le scandale du « gouvernement du peuple ». Analysant les liens complexes entre démocratie, politique, république et représentation, il invite à retrouver la puissance subversive de l’idée démocratique.

La haine de la démocratie est en effet aussi vieille que la démocratie, insulte inventée dans la Grèce antique par ceux qui craignaient « la ruine de tout ordre légitime dans l'innommable gouvernement de la multitude ». Historiquement, elle a connu deux grandes formes critiques :
  • Des législateurs aristocrates et savants ont voulu composer avec elle, par exemple lors de la rédaction de la constitution des États-Unis, en veillant à l'équilibre des mécanismes institutionnels, tout en préservant le gouvernement des meilleurs et la défense de l'ordre propriétaire.
  • Le jeune Marx a dévoilé comment les lois et les institutions de la démocratie formelle étaient « les apparences sous lesquelles et les instruments par lesquels s'exerce le pouvoir de la classe bourgeoise ».
La nouvelle haine de la démocratie emprunte des éléments à ces deux modèles, mais ne réclame pas une démocratie plus réelle, estimant qu’elle l’est déjà trop. Plus que des institutions, elle se plaint du peuple et de ses mœurs. Il n'y aurait qu'une seule bonne démocratie, celle qui réprime « la catastrophe de la civilisation démocratique », qui veut que tous soient égaux et toutes les différences respectées.

Dans les années 1960-1970, aux États-Unis et dans d'autres États occidentaux, la contestation militante a connu un « excès de vitalité démocratique » mettant en cause l'autorité des pouvoirs publics, le savoir des experts et le savoir-faire des pragmatiques. Le remède, connu depuis Pisistrate, consistait à orienter « les énergies fiévreuses qui s'activent sur la scène publique […] vers la recherche de la prospérité matérielle ». Mais c'était encourager alors un nouvel excès, une multiplication d'aspirations et de demandes. Jean-Claude Milner décrit l’opposition de deux humanités, l’une fidèle au principe de la filiation et de la transmission (qu’il assimile au peuple juif !), l’autre poursuivant un idéal d’auto-engendrement (équivalent pour lui à l’autodestruction). Les propriétés du totalitarisme comme État dévorant la société, sont devenues, par un « processus de défiguration » puis de recomposition, celles de la démocratie, comme société dévorant l’État.
Au tournant des années 1980, la reconsidération de l’héritage révolutionnaire de la démocratie, présentant la Terreur comme consubstantielle du projet révolutionnaire, a conduit à la « refondation d’une démocratie libérale et pragmatique enfin délivrée des fantasmes révolutionnaires du corps collectif ». C’est ensuite autour des droits de l’homme que s’articule la formation de l’antidémocratisme contemporain, avec une inversion du discours sur la démocratie suite à l'effondrement de l'empire soviétique : « la généralisation des rapports marchands, dont les droits de l'homme sont l’emblème, n’est rien d'autre que la réalisation de l'exigence fiévreuse d’égalité qui travaille les individus démocratiques et ruine la recherche du bien commun incarnée dans l’État. » Jacques Rancière dénonce « une certaine littérature sociologique » qui s'est développée en France dans les années 1980 et qui identifie « la société individualiste de masse » à la démocratie et à « la recherche d'un accroissement indéfini qui est inhérente à la logique de l'économie capitaliste » : la démocratie ne serait que « le règne du consommateur narcissique variant ses choix électoraux comme ses plaisirs intimes » et celui du salarié défendant égoïstement ses privilèges archaïques. Puis, pour assimiler la démocratie à « une catastrophe anthropologique, une autodestruction de l’humanité », une thèse dite républicaine a été développée, exact contre-pied de la thèse sociologique (Bourdieu, etc) qui mettait en évidence les inégalités sociales cachées dans les formes apparemment neutres de la transmission scolaire : le concept d’ « élitisme républicain » entendait oeuvrer pour l’égalité en distribuant également à tous l’universel des savoirs, à l’abri des murs qui séparaient l’école républicaine de la société. Celle-ci devait affronter l’élève, représentant du « jeune consommateur ivre d’égalité, dont les droits de l’homme étaient la charte ».
« C’est ainsi que la politique toute entière est versée au compte d’une anthropologie qui ne connaît plus qu’une seule opposition : celle d’une humanité adulte, fidèle à la tradition qui l’institue comme telle, et d’une humanité puérile, que son rêve de s’engendrer à neuf conduit à l’autodestruction. C’est ce glissement qu’enregistre, avec plus d’élégance conceptuelle, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique. » Le « bon gouvernement » qui s’oppose à cette « corruption démocratique » se nomme « gouvernent pastoral » et s’appelait hier république. C’était le nom, depuis Platon, « du gouvernement qui assure la reproduction du troupeau humain en le protégeant contre l'enflure de ses appétits de biens individuels ou de pouvoir collectif ».

Un principe assure la continuité entre l’ordre de la société et l’ordre du gouvernement : l’arkhè. Platon a recensé les titres de ceux qui exercent l’arkhè, de ceux qui gouvernent : ceux qui sont nés avant ou mieux nés, les plus forts ou les plus savants. La hiérarchie des positions repose donc soit sur la filiation soit sur la nature (gouvernement des meilleurs). Il rajoute un dernier titre d’autorité : celui d’ « aimé des dieux », choisi par le dieu hasard, par tirage au sort. Là commence le scandale. Mais « la démesure démocratique n’a rien à voir avec la folie consommatrice. Elle est simplement la perte de la mesure selon laquelle la nature donnait sa loi à l'artifice communautaire à travers les relations d'autorité qui structurent le corps social. » « Démocratie veut dire d'abord cela : un “gouvernement“ anarchique, fondée sur rien d'autre que l'absence de tout titre à gouverner. » Et si le tirage au sort ne paraît pas un principe sérieux de sélection des gouvernants, c'est que nous avons oublié ce que démocratie voulait dire. C'était un remède contre le gouvernement « des hommes habiles à prendre le pouvoir par la brigue » et il n'a jamais plus favorisé les incompétents que les compétents. La réforme de Clisthène, en assemblant artificiellement en dèmes, en circonscriptions territoriales, détruisit par là-même le pouvoir des aristocrates-propriétaires-héritiers du dieu du lieu, en dissociant les tribus d’Athènes : « la démocratie signifie la rupture dans l’ordre de la filiation ». C’est « le pouvoir propre à ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés ».

Il n’y a donc pas de gouvernement démocratique : aujourd'hui comme hier, les gouvernements s'exercent toujours de la minorité sur la majorité. Jacques Rancière réfute l’argument selon lequel seule la démocratie représentative conviendrait à nos vastes nations et à nos sociétés modernes, rappelant qu’au début du XIXe siècle, certains représentants français rassemblaient la quasi totalité de leurs électeurs au chef-lieu du canton et qu’en 1963, Hannah Arendt voyait dans la forme révolutionnaire des conseils le véritable pouvoir du peuple. « Autrement dit, la représentation n’a jamais été un système inventé pour pallier l’accroissement des populations. Elle n’est pas une forme d’adaptation de la démocratie aux temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. » « L’évidence qui assimile la démocratie à la forme du gouvernement représentatif, issu de l’élection, est toute récente dans l’histoire. La représentation est dans son origine l’exact opposé de la démocratie. » « Le suffrage universel est une forme mixte, née de l’oligarchie, détournée par le combat démocratique et perpétuellement reconquise par l’oligarchie qui propose ses candidats et quelquefois ses décisions au choix du corps électoral sans jamais pouvoir exclure le risque que le corps électoral se comporte comme une population de tirage au sort. » « La démocratie ne s’identifie jamais à une forme juridico-politique. »
Il explique ensuite comment la république se veut « le gouvernement de l’égalité démocratique par la science », c’est-à-dire celui des « élites naturelles ». « La dénonciation de l’“individualisme démocratique“ est simplement la haine de l’égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau. »

Les États dans lesquelles nous vivons se réclament de la démocratie, pourtant une « intelligentsia dominante » fustige un mal qu'elle appelle précisément démocratie. « Tout État est oligarchique » et les maux dont souffrent nos « démocraties » sont avant tout liés à « l'insatiable appétit des oligarques », à « l'accaparement de la chose publique par une solide alliance de l'oligarchie étatique et de l'oligarchie économique ». Le système dit majoritaire permet à « la plus forte minorité » de gouverner sans opposition et l'alternance satisfait le goût démocratique du changement. Experts et membres des partis de gouvernement sortant des mêmes écoles et proposant les mêmes solutions qui font « primer la science des experts sur les passions de la multitude ». « La longue dégénérescence et le brutal effondrement du système soviétique, comme l'affaiblissement des luttes sociales et des mouvements d'émancipation ont permis que s'installe la vision consensuelle portée par la logique du système oligarchique » selon laquelle il n'y a qu'une seule réalité, appelée économie, c’est-à-dire « l’illimité du pouvoir de la richesse ». L’autorité des gouvernants reposent sur « la vertu du choix populaire » et sur leur supposée capacité à choisir les bonnes solutions qui, découlant de la connaissance et du savoir des experts, ne peuvent relever du choix populaire. L’alliance de l’oligarchie de la richesse et de la science est confrontée, d'une part, aux partis d’extrême droite, aux mouvements identitaires et aux intégrismes religieux qui en appellent au vieux principe de la naissance et de la filiation, et, d’autre part, à « la multiplicité des combats qui refusent la nécessité économique mondiale dont se prévaut l'ordre consensuel pour remettre en cause les systèmes de santé et de retraite ou le droit du travail ». Elle accuse, lorsqu’elle ne parvient pas à imposer sa légitimité, l’ignorance et le populisme, terme derrière lequel sont rangées toutes formes de sécessions par rapport au consensus dominant, et qui masque « le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple ». Ce qui est en vérité reproché à ce dernier, c’est son « manque de foi ». « La liquidation du prétendu État-providence n'est pas le retrait de l’État. Elle est la redistribution, entre la logique capitaliste de l'assurance et la gestion étatique directe, d'institutions et de fonctionnements qui s'interposaient entre les deux. » « L’idée-force du consensus est en effet que le mouvement économique mondial témoigne d'une nécessité historique à laquelle il faut bien s'adapter et que seuls peuvent nier les représentants d'intérêts archaïques et d'idéologies désuètes. »

Jacques Rancière figurait depuis longtemps sur notre liste des auteurs à lire. Une grande découverte. Fine analyse des rapports de domination dissimulés derrière les discours officiels.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

LA HAINE DE LA DÉMOCRATIE
Jacques Rancière
106 pages – 13 euros
La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2005
lafabrique.fr/la-haine-de-la-democratie/



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