Jacques Rancière propose une exploration des nouvelles de Tchekhov pour y déceler l’appel de la liberté auquel sont confrontés ses personnages.
Sa Russie n’est pas celle de la comtesse de Ségur, avec ces « officiers sadiques », mais « le pays des cerveaux façonnés par la mémoire des coups, reçus ou donnés ». Toutefois, la « peur de la liberté » est l’héritage principal du servage. Si un semblant de paix règne, il s’agit surtout de l’indifférence : « L’important c’est que tout continue comme si rien ne s’était passé, comme si rien ne se passait jamais. » « C'est cela la servitude : non pas la soumission des hommes du peuple aux représentants de l'ordre, mais leur commune soumission à la répétition du même ; non pas l'obligation d'obéir, mais l'impossibilité d'imaginer que les choses soient autrement que ce qu'elles sont. »
À l’inverse de « l’univers des récits colorés et haletants » de Gogol, prétexte à un « déploiement de tout un monde de sensations », Tchekhov montre « un arrêt aléatoire en un lieu où l’on rencontre un cas particulier, une occurence particulière où le présent défini d’une vie se mesure à l’indifférence du temps ».
Il n’indique jamais lequel de ses personnages serait son « porte-parole », sans être pour autant indifférent à eux. « Il ne tient pas la balance égale entre les idées antagonistes. Simplement, il ne pèse pas les idées. Il leur donne un autre poids en les incorporant au mouvement d'un corps, au ton d'une voix, à la couleur d'un spectacle, à la teneur d'un moment. » Il construit « des dispositifs de parole et des conflits de raison qui se répondent ».
Nombre d’entre eux aspirent à « une autre vie » qui n’est pas le renversement des positions sociales mais « l’écart pris par rapport à une existence toujours prête à se complaire à son esclavage », à « la vie nouvelle » qui n’est pas la satisfaction d’une ambition personnelle mais « l’effort pour échapper aux “sensation monotones“ du bonheur personnel ». Tous se posent la question entêtante de l’époque : Que faire ? Mais au sens univoque que lui attribuait Lénine quant aux moyens de changer l’ordre présent des choses, Tchekhov ajoute le diagnostique qu’il n’y a rien à faire.
Tous sont confrontés à un choix, parvenus à un seuil qu’ils peuvent décider de franchir ou pas, « pour rompre l’ordinaire du pacte de servitude ».
Tchekhov « ne prétend pas changer la pensée de ses lecteurs pour les conduire à l'action qui engendrera une société plus juste. Il veut changer la modalités de leur chagrin et pour cela exercer une justice au présent ». Il faut changer les manières de sentir afin de rendre les individus capables de « transformer en réalité l'appel de la vie nouvelle ». Pour cela, « il faut constituer un enchaînement mélodique qui s’oppose au ronronnement de la servitude qui s'enfonce plus profondément que lui dans l'expérience sensible des humains ».
Il partage « la conception de la vérité littéraire » de Flaubert et Conrad, mais pas la vision nihiliste qu’ils y associent : « S’il y'a pas de fin, ce n'est pas que tout passe et que rien n'a de sens, c'est que la liberté est toujours loin et toujours au loin, et qu'il faut respecter la distance qui nous en sépare et nous y convoque en même temps. À la fin bête il oppose donc la fin divisée ou suspendue. »
Jacques Rancière relève quelques traits constants de ces récits :
- L’issue (jugement d’un tribunal, terme d’un trajet, etc) est souvent tue.
- L’impossibilité ou la peur d’imaginer la moindre déviation à l’ordre des choses.
- Aucune chaîne causale, sociale, psychologique ou idéologique, ne relie les « tableaux » qui forment seulement « un continuum temporel » où quelque chose arrive qui n’avait pas de raison particulière d’arriver ou au contraire quelque chose pourrait arriver mais n’arrive pas : « la servitude est seule cause d'elle-même et les individus seuls responsables d'une vie misérable qu'ils pourraient rendre meilleure ».
- Les débats s’achèvent sans conclusion.
Jacques Rancière fait preuve d’une connaissance exceptionnelle de l’œuvre d’Anton Tchekhov, naviguant de nouvelles en nouvelles pour puiser les arguments de sa démonstration et l’illustrer, avec une virtuosité remarquable.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
AU LOIN LA LIBERTÉ
Essai sur Tchekhov
Jacques Rancière
128 pages – 13 euros
La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2024
lafabrique.fr/au-loin-la-liberte
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