Pour quoi faire ?

26 juillet 2023

LUNDI MATIN PAPIER #5

Avec ce cinquième numéro, la revue Lundi Matin propose « de partir de ce qui, au cœur de la catastrophe, a tenu, résisté, percé et traversé l'écran de fumée de l'impuissance » : le soulèvement George Floyd au cœur de la pandémie et de la plus grande puissance économique mondiale, les parapluies de Hong Kong, etc. Par-delà l’immensité du désastre et la toute puissance du monde de l’économie qui le soutient, il s'agit de « trouver les moyens de se dégager des dispositifs de pouvoir tout en constituant des existences et des mondes que nous sommes prêts à défendre », sans se contenter des illusions bon marché.

Alors que « la lumière aveuglante des élections de 2022 commence à exercer à plein ses effets de fascination », Symplokè dégomme ce qu’il reste de celles-ci et qui apparait comme simple « procédure de légitimation », aussi et surtout « pour mieux élargir les trous ».
Grossit « le peuple de ceux qui ne font que passer par là sans endosser le costume de citoyen » : « Le civisme a vite fait de vous inculquer une anxiété toute chrétienne devant vos péchés-carbones, et de rendre votre impuissance responsable de l'enfer qui grimpe chaque jour d'un degré. » Le concept de séparatisme est conçu pour nous faire croire qu’il s’agit d’une maladie réservée aux « extrêmes », tandis que celui du « moindre mal » « maquille les bulletins en tribunes publiques ». L’auteur montre, dans un chapitre passionnant, comment la représentativité a été, dès l’origine, conçue pour « recréer une élite sur la base d'une légitimité populaire » et le vote pour fonctionner comme « une procédure de légitimation, un tour de passe-passe à l'issue duquel on se retrouve soi-même moralement engagé envers quelque chose que l'on aurait d'abord rejeté » : un groupe humain lie sa « volonté générale » à un dirigeant, qui devient l’unique « représentant » de cette « volonté » et peut désormais l’imposer au « peuple » qui le veut. Les contestataires ne sont plus que des « factions » qui n’ont plus le « privilège magique » de représenter « le » peuple. Et « soudain va de soi ce qui allait contre le bon sens ». Et quand « le bouffon qui aura attrapé le pompon en avril prochain » brandira « l’épée de la dette […] avec laquelle il taillera un plan de austérité sans précédent historique », l'élection virera au « braquage ».
« Chaque jour qui passe voit toutes les courbes filer en exponentielles, et la sensation de la nécessité d'un décrochage radical s'aiguise jusqu'au tragique. Le constat n'est pas nouveau ; ce qui évolue c'est le degré vertigineux de précision et d'intensité avec lequel il s'impose à tou·te·s, et la dose de mauvaise foi qu'il faut pour se persuader que le petit circuit politique qui nous est alloué permettra d'en décoller d’un cheveu. Le faux miroir des alternatives achève d'apparaître pour ce qu'il est dans pareille situation : un piège mortel. » Puis, trop rapidement, Symplokè invite à « ne plus subir », à « mener compagne ».

Un texte puissant, incantatoire et poétique annonce le feu vengeur : « Je suis Cléone et on ne me rattrapera jamais. Je suis marronne, je suis le chœur du Bloc… »

Josep Rafanell i Orra ébauche ensuite une « antipolitique », pointant le paradoxe selon lequel la dépossession sociale rend possible « la résurgence de nouvelles communautés ». « Nous n'avons pas besoin de rassemblements au nom des idées politiques mais de communautés de pratiques. La communauté ne naît jamais au nom d'une idée, serait-ce celle de l’égalité, mais des interdépendances entre les êtres et de l'entrelacement de leurs manières d’exister. » « La communauté est l'affirmation de formes de vie partagées, elle est aussi l'affrontement avec ce qui en dénie la possibilité. »

Dans une lettre écrite depuis la prison de la Santé, Valentin B., jeune comédien interpelé et mis en examen suite à l'incendie de La Rotonde, exprime sa colère. À « tous ceux qui obéissent au clergé médiatique et s’ offusquent entre gens de bonne compagnie », traitant cette action symbolique d’ « attaque contre la démocratie », il répond que « nous sommes au contraire un cri d'amour pour la démocratie, qui ne demande qu'à naître », « un cri de révolte lancé à la face de ceux qui se pensent au-dessus des lois, au-dessus des gens ». « Quand la violence disproportionnée et illégitime est utilisée systématiquement pour écraser le peuple souverain, il ne faut pas s'étonner que le ton de la résistance se durcisse un peu. »

Idris Robinson met en garde contre les réformistes qui essaient d’effacer l’insurrection qui a eu lieu suite au meurtre de George Floyd, d’ « occulter la vérité révolutionnaire qui s'est invitée dans la rue », et proposent « de superficiels ajustements palliatifs pour maintenir le système ». Or, « l'Histoire donna raison à Brown : la seule façon d'abolir l'esclavage est l'insurrection violente ». Il propose en dix points une large réflexion stratégique, avec comme objectif fondamental de « diviser l’Amérique en une constellation de communes fédérées ».

L’article – le premier – repris de la rubrique cyber-philo-technique retrace l’histoire récente de l’informatisation, sans chercher dans les dispositifs technologiques contemporains des instruments d'émancipation, ni rejeter en bloc tout ce qui touche à la technologie. Trois grandes notions traversent, depuis son origine, la cybernétique : l’obsession pour le contrôle, l’information et l’homogénéité entre l’animal et la machine (l’ADN vu comme un programme informatique, etc). À partir de la lecture de Heidegger et de Merleau-Ponty, Hubert Dreyfus critiquait les prétentions orgueilleuses de l’intelligence artificielle. L’humain n’est intelligent que parce qu'il a un corps et un monde. Aujourd’hui, la technique devient notre environnement en cessant d’être un moyen pour parvenir à des fins. L’exposé est pointu, foisonnant mais toujours limpide et accessible. Impossible, hélas, d’en rendre compte ici.

Ut Talpa propose une interprétation philosophique et politique de Mad Max : Fury Road. « Max, comme Spinoza, rejette l’espoir, parce que l'espoir est le fondement de la superstition, donc de l'erreur, de l'erreur éthique. Fonder l'éthique sur l'espoir, c'est négliger la réparation du monde, c'est s’engager dans la ligne qui conduit à la déception, au désespoir et à la folie. » Un « stratagème » se dessine : « la révolte linéaire », qui consiste à dissiper l‘espoir, trouver des armes et former des alliances, épuiser les forces de l’adversaire.

À l’aide de Foucault et d’Agamben, Aclin tente de déchiffrer le « second confinement » et en livre une analyse de l’enchaînement sans fin des mesures d’exception : « Le capitalisme tardif trouve prétexte d'un virus pour se mettre dans son ultime ordre de bataille. » Puis Serge Quadruppani et Jérôme Floch s’adressent aux « forces subversives » désorientées. Ils reviennent sur « la création par Macron, pour des raisons purement électoralistes, d'un nouvel ennemi intérieur sous la figure du “non-vacciné“ […], ultime étape d'une manipulation où nous sommes tous, d'une manière ou d'une autre, tombés. » Plutôt que de se battre contre ce qui a produit le virus (le productivisme et ses zoonoses) et ce qui a empêché de le contenir (la destruction de l'hôpital), beaucoup relayent la propagande gouvernementale jusqu'à réclamer un « apartheid hospitalier ». « Le piège est grossier. » « C’est le pouvoir qui engendre le complotisme. » « La méfiance à l’égard des annonces scientifiques autour de la Covid-19, et en particulier du vaccin, de sa nature et de son efficacité », est cependant parfaitement légitime, et la capacité du capitalisme à tirer profit des catastrophes qu'il provoque pour développer en un temps record de nouvelles techniques, n'est plus à démontrer. Une vision simpliste (« Big Pharma », « nouvel ordre mondial ») alors que les États ont appliqué des stratégies sanitaires, idéologiques et politiques radicalement différentes, empêche de saisir la complexité, les dynamiques et les rouages de ce à quoi nous faisons face. Ils mettent en garde contre le travers « à l’ultragauche, à considérer que tout ce qui est négatif est intrinsèquement bon. Comme si par la magie de l’Histoire, la contestation de l'ordre des choses produisait automatiquement et mécaniquement la communauté humaine disposée à un régime de liberté supérieur. » Entre le « despotisme sanitaire du gouvernement » et les « délires dopés au numérique des antivax », ils dénoncent l’instrumentalisation de la science. Ce qui vient de vaciller, en vérité, et Emmanuel Macron lui-même du le reconnaître lors de sa première allocution, avant de se reprendre par la suite, c’est « la totalité de notre mode de vie et de production occidentale et capitaliste ». Nous avons perdu la partie dès lors que nous n'avons pas exigé le démantèlement de ce monde, mais nous nous sommes laissés entraîner sur le plan de la critique de la gestion.
Signé X leur répond sur certains points et poursuit l’analyse du « couple incapacitant » des pro et anti. Il cherche un espace « en dehors de l’alternative infernale entre le vaccin et la tisane au miel » : « Se passer du vaccin pourrait vouloir dire fragmenté le monde, vivre dans des communautés humaines réduites en lien avec leur milieu écologique, vider le capitalisme et niquer la police. »

Plusieurs articles non-signés, émanent de la rédaction de Lundi matin. L’un d’eux s’intéresse aux visages que l’État interdit de dissimuler, créant une catégorie ennemie, avant d’imposer le contraire pour raisons sanitaires. Mobilisant Deleuze et Guattari, et leur concept de « visagéité », le désir de contrôle et la faillibilité de l’outillage technologique d’identification, sont abordés.

Alain Parrau (que l’on a rencontré avec ASSIA) relit Le Terrier de Franz Kafka, récit d’une attente anxieuse face à un ennemi qui ne surgit pas, ce qui ne manque pas de provoquer une certaine résonance.

Le poète antillais Monchoachi revient sur la grève générale contre l’obligation vaccinale tout au long de l’automne 2021, en Guadeloupe, Martinique et Guyane. Il analyse ce mouvement beaucoup plus largement comme une contestation de la pensée, du projet, « formant fondement de l'Occident », de la mesure de celui-ci : « une mainmise millénaire sur la Terre entière », depuis « un lieu-charnière, les Antilles, intérieur/extérieur de l'Occident, la où s'ouvrent les fentes, les fissures ». « En effet, la pensée occidentale depuis son origine conduit toujours sa démarche en catégorisant : cette méthode lui permet, en séparant toujours et en réduisant, de déployer son dispositif, sa grille, de façon à tout ramener à sa vision du monde ».

Un reportage de la rédaction à Hong Kong, à l’automne 2019, revient sur le soulèvement en cours, ses formes inédites d’organisation et de combat de rue, montre la stratégie « No Leader, Be Water » à l’oeuvre.

Un texte rédigée par un collectif d’enseignants-chercheurs, Kylo V. Nèr., énumère « ce qui doit être détruit ». « Sans haine, mais sans hésitation. Sans acrimonie, mais sans trembler. » « Les Coffee-shops hipsters, les magasins vintage où résonne une électro frelatée, les cowork spaces où des âmes déjà mortes étalent leurs colifichets éthiques. » « Les bonimenteurs visqueux », « les prédicateurs digitaux », « les administrateurs de malheur », » les petits ingénieurs besogneux qui contribuent à inventer de faux besoins afin de sucer les ressources des gens ordinaires et de gonfler les panses d’autres marchands, incestueusement terrés dans les Silicon Valley du monde »…

Adrian Wohlleben livre une analyse perspicace de la révolte qui suivit le meurtre de George Floyd – y consacrant plus de trente pages ! –, « horizon infranchissable de notre temps » :

  • Les mouvements sociaux, parce qu’ils acceptent un « dialogue » avec le pouvoir, s’enferment dans un « cadre de vérité » où les élites dirigeantes les enrayent. Au contraire, « les conflits issus d’activités mémétiques », sont plus difficiles à contenir.
  • S’il a initié une « pratique directrice », le mouvement n’a pas été en mesure de la prolonger. La naissance de la « zone autonome », alors qu’elle annonçait l’inverse, découlait en fait des premiers signes d’asphyxie.
  • Les manoeuvres de la contre-insurrection pour défaire le mouvement ont cherché à « coincer le soulèvement dans une forme de dialogue atténuée et autorisée entre citoyens reconnus, et marginaliser ou criminaliser toute forme d’action ou de communication qui ne s’inscrit pas dans ce dialogue ».


Ce long exposé est pourtant bien parcellaire et sélectif. Comme on peut le voir, ce numéro s’avère particulièrement nourrissant.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LUNDI MATIN PAPIER #5
Reprendre l’offensive
Collectif
304 pages – 20 euros
Édition Lundi matin – Paris – Novembre 2022
lundi.am/Lundimatin-papier-5-Reprendre-l-offensive

 

voir aussi : 

LUNDIMATIN N°0 - Mars/août 2016 - Au cœur du mouvement contre la loi Travail »

LUNDIMATIN PAPIER #1 - Septembre 2016/Juillet 2017

LUNDIMATIN PAPIER #2 : Textes et documents relatifs à l’affaire dite « de Tarnac »

LUNDI MATIN PAPIER #4 - Gilets jaunes : un assaut contre la société

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire