George Bowling est représentant de commerce dans les assurances, pour la Salamandre Volante (« vie, incendies, cambriolages, naufrages et jumeaux – tous risques »), « ne parai[t ]sans doute pas [s]es quarante-cinq-ans », ne dépasse guère les quatre-vingt-dix kilos et pourtant un petit quelque chose lui donne « l’air d’un tonneau ».
Avec le même sens de l’autodérision et une bonne dose de cynisme, il nous présente sa famille, son travail et son pavillon de banlieue, dans un lotissement bon marché dénommé « Résidence des Hespérides, propriété du Crédit à la Construction dans la Bonne Humeur ». Pour faire face à l’anxiété face à la montée des tensions qui ne peuvent conduire qu’à la guerre, il se remémore son enfance, période paisible où il s’adonnait aux plaisirs de la pêche – « la pêche est le contraire de la guerre » – et à ceux de la lecture, dans le tranquille petit village de Binfield-le-Bas. La modernité l’inquiète tout autant, notamment lorsqu’il décidera d’y retourner quelques jours, après vingt ans d’absence, sans plus rien retrouver ni reconnaître.
« Voilà ce qu'on nous prépare. Un monde où tout est brillant et facile, truqué et rationalisé, et tout fait avec quelque chose d'autre. Partout le celluloïd, le caoutchouc, l'acier chromé et les lampes à arc dans la nuit. Des toits de verre au-dessus de la tête des gens, toutes les radios jouant le même air, plus de végétation nulle part, un monde bétonné, des tortues broutant sous les arbres fruitiers “neutres“. »
C’est sans jamais se départir d’un humour particulièrement caustique que George Orwell raconte les péripéties nostalgiques de son héros : « À cette époque là, les gens prenaient la politique au sérieux. Ils mettaient les œufs pourris de côté plusieurs semaines avant le jour de l'élection. » Vétéran de la Première Guerre mondiale, celui-ci évoque brièvement son expérience des tranchées, avant d’être blessé et affecté à la garde d’un dépôt de bœuf en conserve (constitué de onze boîtes), oublié par l’administration. « On avait l'impression d'être pris en charge par une énorme machine. Vous aviez le sentiment que rien de ce que vous faisiez ne découlait de votre libre arbitre et, en même temps, nulle volonté de résister. Si les gens n'avaient pas un sentiment de ce genre, aucune guerre ne durerait plus de trois mois. Les armées se débanderaient, chacun retournerait à la maison. Pourquoi m’étais-je engagé ? Et pourquoi un million d'autres imbéciles en avaient-il fait autant ? En partie pour rigoler, pour voir du pays, en partie parce que l'Angleterre est mon pays, que jamais, jamais, les Britanniques ne seront esclaves, etc., etc. Mais tout ça dura combien de temps ? La plupart des gens que je connaissais avaient oublié toutes ces fariboles bien avant de se retrouver en France. Dans les tranchées, les hommes n'étaient pas patriotes, ne vouaient pas le Kaiser aux gémonies, n’en avaient rien à faire de la vaillante petite Belgique et des Allemands à Bruxelles qui violent les bonnes sœur sur des tables (c'était toujours “sur des tables“, comme si ça rendait la chose plus abominable). »
Tout en admettant son refus de reprendre les armes, même pour lutter conte le fascisme, il se désespère de ne voir que des « brutes bien en vie », prêtes à s’entredéchirer et des « hommes morts », tel son « copain » Porteous, enseignant d’une école d’élite à la retraite, incapable de mesurer la menace : « Nous disons qu'un homme est mort quand son cœur cesse de battre, pas avant. Ça semble un peu arbitraire. Après tout, il y a des parties de votre corps qui continuent à fonctionner – le poil, par exemple, pousse encore pendant des années. Peut-être un homme meurt-il vraiment quand son cerveau s'arrête – quand il a perdu l'aptitude à enregistrer une idée neuve. »
Avec ce roman mélancolique, George Orwell réalise une comédie de mœurs, une satire de la classe moyenne et de la lâcheté ordinaire. Écrit après son expérience espagnole (voir Hommage à la Catalogne), on ne peut que comprendre son amertume vis-à-vis de l’indifférence ambiante face à la montée des totalitarismes.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
UN PEU D’AIR FRAIS
George Orwell
Traduit de l'anglais par Richard Prêtre
280 pages – 15 euros
Éditions Les Belles lettres – Collection « Domaine étranger » – Paris – Octobre 2024
www.lesbelleslettres.com/livre/9782251456065/un-peu-d-air-frais
Titre original : Coming Up for Air, Londres, éditions Victor Gollancz, 1939
Du même auteur :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire