Son analyse de « la nature de la vie sur Terre » a convaincu tout le monde : « La vie des animaux est faite de misère et de servitude », alors que le sol de l'Angleterre est fertile et qu'il peut nourrir en abondance infiniment plus d'animaux que ceux qui la peuplent actuellement. Mais la quasi-totalité du produit de leur labeur est volée par les êtres humains, cause première de la malnutrition et du surmenage. « L'homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait ni ne pond d'œufs. Il est trop faible pour tirer une charrue et ne court pas assez vite pour attraper des lapins. Et pourtant c'est le roi des animaux. Il les met au travail et leur restitue le strict minimum des fruits de leur labeur, juste assez pour qu'ils ne meurent pas de faim… » C’est pourquoi, il propose de travailler jour et nuit au renversement de l’espèce humaine, tout en mettant en garde : « Ne prêtez jamais l'oreille à ceux qui prétendent que l'homme et les animaux ont un commun intérêt, que la prospérité de l'un engendre celle des autres. Ce ne sont que mensonges. L'homme ne sert les intérêts d'aucune autre créature que lui-même. » Il prévient aussi qu’en luttant contre l’homme, il ne s'agit pas d’adopter ses vices ni de lui ressembler : « Aucun animal ne devra jamais habiter dans une maison, dormir dans un lit ou porter des vêtements, boire de l'alcool ou fumer du tabac, toucher de l'argent ou faire du commerce. » Aucun animal ne devra en tyranniser un autre puisque « tous les animaux sont égaux ».
Trois autres cochons, Snowball, Napoléon et Squealer, élaborent alors un système de pensée : l’animalisme, réduit à sept commandements. Aussitôt l’insurrection advenue, délivrés du despotisme des hommes, ils « encouragent » les autres animaux à engranger la moisson « plus vite que ne l'auraient fait Jones et ses valets ». Boxer, infatigable travailleur, abat à lui seul l’ouvrage de trois chevaux de trait, porté par un enthousiasme très… stakhanoviste. Rapidement, les porcs s’autoproclament « travailleurs intellectuels » et s’arrogent des privilèges (lait et fruits leur sont réservés) puisque la gestion et l'organisation de la ferme reposent entièrement sur eux. Toutes les phases de la Révolution de 1917 sont, discrètement mais fidèlement, transposées, avec surtout beaucoup d’ironie. Les fermiers voisins, bien évidemment hostiles, colportent des rumeurs sur ces animaux qui pratiqueraient le cannibalisme et auraient mis leurs femelles en commun. Ils tentent même une invasion rapidement repoussée. Un Comité spécial, présidé par Napoléon, est mis en place pour prendre désormais les décisions à huis clos, à la place des débats dominicaux, jugés comme trop grande perte de temps, puisque désormais un effort est aussi demandé ce jour-là, sur la base du volontariat mais avec privation de ration pour les réfractaires. Snowball est accusé d’avoir comploté contre la Ferme des animaux, expulsé comme un criminel. Dès lors, l’histoire est en permanence ré-écrite pour assoir davantage le pouvoir de Napoléon, désormais escorté par six gros chiens et désigné comme « Père de tous les animaux ». Et les commandements, un à un, sont reformulés, pour intégrer les exceptions accordées à la classe dirigeante. Alors que le spectre de la famine hante la ferme, un contrat de commerce est passé avec l’un des voisins, puis un peu plus tard avec l’autre, dans un retournement d’alliance digne des accords germano-soviétiques. Se tiennent aussi les premiers procès contre des animaux qui doivent avouer publiquement leurs « trahisons », suivis des premières exécutions.
Dans sa préface, Philippe Mortimer, le traducteur met les choses au point à propos des multiples interprétations et récupérations de cette fable. Il récuse absolument, qu’ « Orwell y aurait démontré la fatale inutilité de toute révolution » ni « que celui-ci se soit résigné à accepter l'ordre social capitaliste en tant que moindre calamité ». Il défend également ses choix de traduction, affirmant être revenu à une sobriété délibérée et originelle que Jean Queval, le traducteur précédent, avait occultée en lui substituant son propre style.
Sous couvert d’une fable animalière, George Orwell décrit la lente et inexorable confiscation de la révolution. Si cette issue ne saurait donc être une fatalité, c’est bien comme une mise en garde qu’il faut lire et entendre ce texte, pour que les rêves de justice et d’harmonie ne laissent une nouvelle fois leur place à une tyrannie.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LA FERME DES ANIMAUX (nouvelle traduction)
George Orwell
Traduction de Philippe Mortimer
suivi de la Préface à l’édition ukrainienne (1947) et La Liberté de la presse (1945)
170 pages – 13 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Janvier 2021
www.editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/george-orwell-la-ferme-des-animaux
Du même auteur :
HOMMAGE À LA CATALOGNE
1984
LA FERME DES ANIMAUX
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