28 juin 2017

MOURIR POUR KOBANÉ

Dans le nord de la Syrie, coincés contre la frontière turque, les kurdes luttent contre un nouveau totalitarisme : l’islamisme radical. Ils prônent la liberté individuelle et collective, l’égalité homme/femme, la laïcité, le respect des minorités et la justice économique. « Fanatiques islamiques contre fanatiques démocratiques : c’est pour ça qu’il n’y a que les kurdes pour arrêter Daesch. » a résumé quelqu’un à Patrice Franceschi. Engagé à leurs côtés depuis de nombreuses années, il rapporte leur parole, autant celle des combattants que celle de hauts responsables.

De tout temps, des hommes sont allés défendre des causes lointaines quand plus rien chez eux ne donnait forme à leur vie. Mais pourquoi l’islam laïcisé, réformé, modernisé, attire si peu ? Comment tombe-t-on dans un idéal dévoyé jusqu’à la plus extrême perversion, puisque celui des islamistes ne prône pas seulement de revenir aux temps archaïques du califat abbasside détruit par les Mongols au XIIIe, mais d’infliger la souffrance la plus grande possible à celui qui refuse cette voie ? Le vide existentiel des paumés de l’Occident ne suffit pas à expliquer leur engagement dans ce camp de l’inhumanité, ni les complexes identitaires mal maîtrisés, ni le sentiment d’humiliation mortifère que l’on a fait naître chez nombre d’entre eux. Patrice Franceschi ne pousse jamais très loin ses analyses, laissant à d’autres le soin de répondre aux questions qu’ils soulève. Son urgence est de rapporter ces récits pour mettre en lumière ce conflit et nous rallier à la cause qu’il défend, armes et stylo à la main.

Il raconte les quelques mois passés au front, près de Kobané, ses conversations avec un américain comme lui engagé, avec les combattantes et les combattants. On comprend l’insurmontable déséquilibre militaire en matière d’armement. Le double-jeu des turcs devient évident. « Ils veulent que les djihadistes fassent le sale boulot à leur place et nous exterminent. Ils les aident parce qu’ils pensent comme eux. » lui explique un commandant.
Les philosophes stoïciens l’accompagnent par qu’ils étaient comme eux : « ils ne cédaient pas une once de liberté en échange d’un peu de sécurité ou de commodité et préféraient la mort à la servitude. » Il semble fasciné par les « splendides guerrières » dont le rôle attisent la haine des islamistes.

Les kurdes sont un peuple qui manque de chance, dispersé entre quatre États (et dans le monde), empêché de se gouverner lui-même et à la merci de despotes : Saddam Hussein en Irak, un Attila de l’arme chimique, Hafez puis Bachar el-Assad en Syrie, des Gengis Khan en automitrailleuse, Reza Pahlavi puis Khomeny en Iran, des satrapes orientaux à la petite semaine, les dirigeants turcs, des tyranneaux de village au knout facile.
Si en 1920, le traité de Sèvre reconnait leur droit à un État indépendant en récompense de leur soutien aux alliés pendant la guerre contre l’empire Ottoman et l’Allemagne, mais il ne sera jamais appliqué.
En 1927, dans l’est de la Turquie, une république nait, appuyée par l’Angleterre, avant de disparaître quatre ans plus tard sous les coups de l’armée d’Ankara.
En 1946, la République de Mahabad ne durera qu’un an, soutenue cette fois par l’URSS avant que Téhéran n’écrase les Peshmerga suite à un brusque retournement d’alliance au nom des intérêts pétroliers.
En 1991, Saddam Hussein, après sa déroute monumentale contre les américains, conserve quelques troupes dans le nord du pays et tente de prendre sa revanche sur les Kurdes qui se sont alliés contre lui aux Occidentaux.
Quand le régime syrien vacille en 2012, le Parti de l’union démocratique (PYD) chasse, sans mal, les soldats de Damas et créé le Conseil suprême kurde qui remplace toutes les structures administratives du pouvoir syrien par les siennes dans la région du Rojavan, un territoire de 30 000 km2 partagé en trois cantons : Ifrin à l’ouest, Kobané au centre et Djézireh à l’est. Trois millions d’habitants y vivent.
L’été 2014 voit la naissance officielle de l’État islamique. Son offensive se poursuivra jusqu’en septembre et la bataille de Kobané, période racontée dans cet ouvrage.

Les combattants kurdes sont regroupés dans deux organisations : les Unités de défense du peuple, les Yapagués (YPG) et les Unités de défense féminine (YPJ), les Yapajas.

Quand une logique religieuse, impérieuse et prométhéenne récuse tout le droit international actuel ainsi que l’idée d’État-nation qui fonde les relations entre les peuples et même les frontières tracées par l’histoire récente, elle a toutes les chances de laisser la place à une espèce d’hommes entièrement déshumanisée. Pourtant Patrice Franceschi n’entendra jamais un mot de haine chez les combattants kurdes.
Les islamistes veulent le califat , ici et ensuite partout ailleurs. Tout ce qui s’y oppose doit disparaître. C’est la charia contre le code civil. Tout le reste est de l’endoctrinement et de la propagande.

Il rapporte les propos de Hussain Azam, l’un des deux vice-premiers ministres, d’origine arabe (l’autre est une femme d’origine chrétienne syriaque) : « Ici, nous vivons en paix avec les chrétiens, les Kurdes et les autres minorités. on s’est débarrassé de Bachar el-Assad et voilà que nous sommes obligés de nous battre contre des djihadistes. C’est une calamité. »
Hakram Khalo, co-président du parlement (tous les postes sont occupés par des binômes homme/femme) : « Notre assemblée est celle du canton de Djézirek. Avec nos homologues de Kobané et d’Afrin nous formons la confédération du Rojava. (…) 45% des députés sont des femmes. (…) La parité a été imposée dans l’administration et les femmes participent à toutes les décisions. »
Asya Abdullah, coprésidente du PYD : « Nous nous battons pour ne pas revenir au Moyen Âge. Nous luttons pour entrer dans la modernité, pour que jamais plus on ne mélange politique et religion. Nous voulons cela pour tous les peuples de Syrie, pas seulement pour les Kurdes. »
Awar Tamia, l’interprète de l’auteur : « Pourvu que ça ne se termine pas comme la république de Mahabad… »

Le récit de la bataille de Kobané qu’il nomme le « Stalingrad kurde », du 29 septembre 2014 au 26 janvier 2015, est assez précis. En France au moment du siège et de l’assaut, il se démène, notamment avec Bernard Kouchner, pour contraindre les Occidents à couper les ravitaillements des djihadistes par des frappes aériennes. Les Turcs aident massivement Daesch et soignent leurs blessés. Daesch est battu mais la ville est rasée.
Patrice Franceschi est très sévère avec le « monde ancien, bientôt un musée, fatigué de lui même, se fichant pas mal de se qui se passe ailleurs". Il est admiratif face à la détermination des combattants kurdes, animés par des valeurs et un but collectif. L’éthos et la psyché sont essentiel pour perdre ou gagner une guerre, plus que l’armement, explique-t-il. Il souhaite même que Kobané entre un jour dans le langage commun, tout comme « la Bérézina » et « le Rubicon », pour décrire ceux que refusent « tout esprit munichois d’abandon, même au prix d’un combat désespéré ».


Document nécessaire pour comprendre ce qui ce joue en ce moment même dans cette partie du monde : une expérience démocratique aussi importante que la révolution espagnole de 1936. En espérant qu’elle ne finisse pas pareillement, sacrifiée par le jeu des alliances internationales. Saluons aussi le choix de Patrice Franceschi d’avoir rejoint les maigres rangs des combattants internationaux au Rojava.




MOURIR POUR KOBANÉ
Patrice Franceschi
160 pages – 7 euros
Éditions Perrin – Collection Tempus – Paris – mars 2017




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