12 janvier 2018

LA NUIT DE TLATELOLCO - Histoire orale d’un massacre d’État

Été 1968, la jeunesse étudiante mexicaine, inspirée par la révolution cubaine, les révoltes aux États-Unis et en Europe, se lève contre le parti unique, au pouvoir depuis 1929, s’y maintenant à coups de fraude, de corruption et d’intimidation, le « gang des momies » comme elle les appelle. Le 2 octobre, après des mois de manifestations et à dix jours de l’ouverture des premiers Jeux Olympiques organisés par un pays en voie de développement, 5 000 soldats et 300 chars d’assaut encerclent la place de Tlatelolco, à Mexico, où se tient un meeting. Pendant des heures, l’armée va massacrer plusieurs centaines de manifestants pacifiques, marquant le début du terrorisme d’État en Amérique latine.
Elena Poniatowska a collecté des centaines de témoignages, d’articles de presse, de slogans, pour alimenter la mémoire collective et rétablir la vérité.


Révoltés par les inégalités sociales avec une misère et une richesse extrêmes et offensantes, les étudiants expriment essentiellement des revendications politiques et quasiment pas de revendications scolaires ou universitaires :

   - Libération de tous les prisonniers politiques.
   - Abrogation de article 145 du Code pénal fédéral relatif au délit de « subversion sociale ».
   - Dissolution du corps des granaderos.
   - Destitution des chefs de la police.
   - Indemnisation des familles des morts et des blessés depuis le début du conflit.
   - Mise en accusation des fonctionnaires coupables des actes de violence
 

Elena Poliatowska relate les principaux évènements qui ont conduit à cette nuit tragique, avec une polyphonie qui permet l’expression de différents points de vue sans jamais être redondant, apportant une précision extrêmement sensible et évitant d’enfermer le récit dans un résumé unique et définitif. « Voici l’écho du cri de ceux qui sont morts et le cri de ceux qui sont restés. Voici leur indignation et leur protestation. C’est le cri muet qui est resté coincé dans des milliers de gorges, dans des milliers d’yeux exorbités d’effroi le 2 octobre 1968, la nuit de Tlatelolco » explique-t’elle.

Ces dernières années, les troupes étaient entrées dans les universités des États du Michoacán, de Puebla, du Somora, du Tabasco. Le 13 août, une manifestations de 250 000 personnes a envahi le Zócalo, place parmi les plus imposantes du monde, sous les balcons du Palacio Nacional. Après l’évacuation du Zócalo, le 28 août, le gouvernement organise une cérémonie de « réparation de l’offense au drapeau national ». Pourtant, l’archevêque a démenti qu’allumer des lumières sur la cathédrale et faire sonner ses cloches soient considérés comme un sacrilège par le droit canonique. Les bureaucrates sont sortis des ministères sans la traditionnelle indifférence qu’ils affichaient lors des défilés de soutien à la politique présidentielle. Ce jour-là, ils criaient « Bêêê… bêêê… nous ne sommes pas des moutons, on nous emmène… ».
Le 13 septembre, jour des Niños Héroes est organisée une marche du silence. Le campus universitaire sera occupée par l’armée pendant quinze jours, provoquant la démission du recteur qui expliquera que « les problèmes des jeunes ne peuvent se résoudre que par la voie de l’éducation, jamais par la force, la violence ou la corruption. Ce fut ma seule ligne de conduite et l’objectif auquel j’ai consacré tout mon temps et mon énergie durant mon mandat au rectorat. » Cet acte de civisme est comparable à celui d’Octavio Paz qui renoncera quelques semaines plus tard à son poste d’ambassadeur du Mexique en Inde parce qu’il ne pouvait pas représenter un gouvernement qui assassine son peuple.

Le gouvernement continuait de rechercher des complots. Accoutumé au double jeu des insinuations, mais pas à des exigences claires et nettes, il n’avait pas la souplesse politique ni les outils adéquats pour répondre honnêtement et faire face à la situation.
Les granaderos n’étaient équipés que de matraques. On leur donnait 30 pesos par étudiant qu’ils frappaient et mettaient en prison, avec une prime supplémentaire pour chaque membre du CNH (le Conseil National de Grève). Ce système avait du être mis en place parce qu’ils avaient voulu démissionner en masse. Dans un meeting à Azcapotzalco, un policier a pris la parole à la tribune et déclaré qu’il était un homme qui avait sa dignité. Il a enlevé son uniforme et l’a piétiné. Puis il a demandé de l’argent pour retourner à sa terre natale. Il pleurait de rage.
La police utilisait des bandes de jeunes délinquants qui commettaient des exactions contre la population, attaquant des commerces et brutalisant des passants au cri de « Vive les étudiants ! ». Peu de monde tombait dans le panneau. À partir du 23 septembre l’armée les a rejoint avec des fusils.
Des accusations sont portées à l’encontre d’un leader qui aurait parlé sous la torture. La parole lui est également donné. Qui oserait porter un jugement sur quelqu’un qui a été torturé ?
Les 115 prisonniers politiques en grève de la faim à la prison de Lecumberri seront attaqués par les détenus de droits communs le 1er janvier 1970, avec la complaisance de l’administration pénitentiaire.
« Il n’y avait pas d’armes au CNH, personne n’espérait d’insurrection armée ni de rébellion. »


Des cahiers de photos, des reproduction d'affiches viennent régulièrement ponctuer ces récits.

À cinq heures et demie ce 2 octobre, 10 000 personnes s’étaient rassemblées sur l’esplanade de la place des Trois-Cultures pour écouter les orateurs qui s’adressaient du balcon du troisième étage de l’immeuble Chihuahua à la foule. Une vingtaine de Jeeps d’où pointaient des mitrailleuses, 300 tanks, des véhicules d’assaut transportant des troupes encerclaient la zone. Le piège s’est refermé. L’assassinat collectif allait commencer.
À dix-huit heures dix, un hélicoptère lance des feux de Bengale puis commence à mitrailler. C’est le signal. Des francs tireurs tirent sans distinction sur la foule depuis les immeubles, touchant les manifestants, les familles résidantes, les commerçants, les curieux, les soldats. Ils font partie du dispositif gouvernemental. De très nombreux témoins rapporteront les avoir entendus se présenter comme membres du bataillon Olimpia, en civil mais identifiés au moyen d’un gant blanc. La fusillade durera plusieurs heures. Si le nombre de morts n’est toujours pas connu, il s’élève certainement à plusieurs centaines. Les arrestations et les blessés se compteront par milliers. Pourtant, ce qui choquera plus encore que les mensonges de la presse et de l’État qui affirmèrent que les troupes n’ont fait que répondre aux tirs des étudiants, c’est le manque de réactions qui suivit et que les Jeux aient pu se dérouler comme si rien ne s’était passé.
« Nous sommes toujours armés de nos idéaux. Le 2 octobre, nous n’avions pas d’autres armes. »

Nombre de paroles et d’images continuent à hanter bien après ce livre refermé.




LA NUIT DE TLATELOLCO
Histoire orale d’un massacre d’État
Elena Poniatowska
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Marion Gary et Joani Hosquenghem
330 pages – 25 euros
Éditions CMDE – Collection « À l’ombre du Maguey » – Toulouse – Août 2014
Première parution en 1971, éditions Era

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