12 mai 2018

COMMENT LA NON-VIOLENCE PROTÈGE L’ÉTAT

Considérant que la non-violence se fonde sur une falsification méthodique des histoires des luttes sociales du passé, Peter Gelderloos propose une critique de cette emprise morale et plaide pour la diversité des tactiques, choisies selon les situations particulières, pour un « activisme révolutionnaire ou offensif ».

Il démontre comment la non-violence est inefficace, revenant sur un certains nombres de « légendes ». En Inde, les Britanniques n’ont pas été contraints de quitter le pays. Leur domination coloniale s’est transformée en une domination néocoloniale. Ils ont choisi de traiter avec Gandhi plutôt qu’avec d’autres leaders importants mais partisans de la lutte armée, comme Chandrasekhar Azad, Bhagat Singh ou Subhas Chandra Bose, imposant calendrier et constitution, choisissant leurs successeurs, attisant les flammes du séparatisme religieux et ethnique pour conserver le pays sous leur dépendance.
Le mouvement des droits civiques aux États-Unis n’est, lui non plus, ni une victoire ni une lutte non violente. Comme à Albany, en Géorgie en 1961, la campagne de Martin Luther King à Birmingham au printemps 1963, s’enlisait. Le 7 mai, 3 000 Noirs ripostèrent aux violences policières en lançant pierres et bouteilles. Deux jours plus tard, la Ville, bastion de la ségrégation, la fit cesser dans les magasins du centre-ville. Des émeutes suivirent alors le plasticage d’un commerce de Noirs par des suprématistes blancs. Un mois plus tard, Kennedy fit voter le Civil Rights Act. C’est parce qu’ils avaient démontré qu’ils ne resteraient pas éternellement pacifistes que le pouvoir blanc choisit de négocier… mais avec les pacifistes.
Ce ne sont pas les manifestations du Mouvement pour la paix qui a contraint le gouvernement des États-Unis à se retirer du Vietnam. Il a été défait politiquement et militairement. L’assassinat d’officiers à coup de grenades, le sabotage, le refus de combattre de la part des soldats états-uniens, contribuèrent significativement à cette décision.
Les millions de manifestants n’empêchèrent pas, en 2003, l’invasion de l’Irak. 80% des Espagnols était opposé à l’envoi de 1300 soldats et plus d’un million protestèrent, impuissants.
L’Holocauste n’a été arrêté que par la violence organisée des gouvernements alliés qui ont détruit le régime nazi. Le sit-in des habitants d’un ghetto de Vilnius put retarder leur déportation mais ne sauva aucune vie, tandis que la révolte dans le camp d’extermination de Sobibor en octobre 1943 permit à des centaines de prisonniers de s’échapper. Une autre, en août 1943, détruisit le camp de Treblinka qui ne fut pas reconstruit. Et un des fours crématoires d’Auschwitz fut détruit lors d’une instruction en octobre 1944.
« Pour changer un système basé sur la coercition et la violence, un mouvement doit constituer une menace ». « Impossible de faire entendre raison à une élite en faisant appel à sa conscience. »


La non-violence est intrinsèquement une posture de privilégié, Blanc de la classe moyenne qui ignore la violence omniprésente du fonctionnement normal de la civilisation industrielle. C’est pourquoi sont souvent utilisés, symboliquement et inconsciemment, comme porte-paroles de la non-violence, hors contexte, les figures de Gandhi, Luther King, Mandela qui ont pourtant reconnu l’importance de soutenir les mouvements de libération armés lorsqu’il n’existait aucune alternative non-violente ; ce que l’auteur assimile à un « révisionnisme historique ». La critique du racisme exprimée par Martin Luther King est passée sous silence. « Les pacifistes blancs (et même les bourgeois pacifistes noirs) craignent l’abolition totale du système suprémaciste et capitaliste. C’est précisément parce que la non-violence est inefficace qu’ils la prêchent à ceux qui sont tout en bas de la hiérarchie raciale et économique ; toute révolution qu’engageraient « ces gens-là », pourvu quelle demeure non violente, échouera à évincer les Blancs et les riches de leurs positions privilégiées. »
Les pacifistes utilisent souvent l’argument classique selon lequel le recourt à la violence encouragerait une répression violente de la part de l’État, mais ils ne remettent jamais en cause la « justification » de cette répression. En prêchant la non-violence, les activistes blancs, dans une « relation paternaliste », recoupent « la volonté de désarmer les opprimés qui est celle des structures de pouvoir de la suprématie blanche ».


« La non-violence assure le monopole de la violence à l’État . » L’État, qui a parfaitement conscience que l’activisme véritablement révolutionnaire constitue une menace pour l’ordre établi, tente de les neutraliser par des opérations de contre-insurrection et de guerre contre l’ennemi intérieur, mais aussi en décourageant la lutte radicale au sein de l’opposition et encourageant la passivité. Les pacifistes font une partie du sale boulot en affirmant que la résistance contre la tyrannie de manière violente n’est pas « acceptable ». « La morale pacifiste suggère qu’il est plus acceptable pour les radicaux de s’en remettre à la violence du gouvernement pour leur protection plutôt que de se défendre eux-mêmes. »
Peter Gelderloos illustre systématiquement son discours d'exemples historiques, passés ou récents. Lors de la manifestation pacifiste contre la suprématie blanche à Greensboro en Caroline du Sud en 1979, la police et le FBI ont collaboré avec le Ku Klux Klan et le Parti nazi, faisant cinq morts.
Lors des manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999, bien que la violence policière ait précédé les dégradations par le Black Bloc, tout le monde a tenu celui-ci pour responsable. Pourtant ces événements ont finalement intrigués et attirés considérablement plus l’attention au sein du mouvement, motivant des milliers de personnes à se poser des questions, faisant de ce Sommet la « naissance » du mouvement antimondialiste.
Le pacifisme est une notion autoritaire qui refuse aux gens le droit à l’autodétermination dans le choix de leurs propres luttes.


Le patriarcat est une forme d’organisation sociale basée sur une fausse division en deux catégories rigides présentées comme naturelles et morales. « La non-violence implique qu’il est immoral pour une femme d’affronter son agresseur ou d’apprendre une technique de combat rapproché. » La réappropriation par les femmes de leur aptitude et leur droit à recourir à la force, est une condition sine qua non de leur libération. Les féministes pacifistes, en assignant les femmes à la non-violence, les enferment dans la croyance d’une passivité naturelle.
Après avoir démontré comment la non-violence est patriarcale, l’auteur évoque les actions de la Rote Zora, groupe de guérilla urbaine allemand de féministes anti-impérialistes, auteur d’attentats à la bombe contre des sociétés pornographiques par exemple, devant contribuer au développement d’un climat où « la Résistance est possible », de la même manière qu’un acte de violence contre une femme entretient un climat de menace contre toutes.


L’objectif est la destination. La stratégie constitue la voie à suivre pour atteindre l’objectif. Les tactiques constituent les actions menant à des résultats. La violence et la non-violence ne sont pas des stratégies mais des jalons qui délimitent un ensemble de stratégies. La controverse à leur sujet n’est que chamailleries concernant des tactiques, sans préoccupation de savoir si elles sont complémentaires ou contradictoires, si les objectifs sont compatibles. Face au génocide, à la domination, à l’emprisonnement, que d’énergie perdue à discuter s’il est ou non "moral" de casser une vitrine ! « En terme de tactiques, la non-violence n’est rien d’autre qu’une sévère limitation des possibilités d’action. »
Peter Gelderloos expose les limites des quatre principales stratégies pacifistes qu'il accuse de méconnaître la façon dont l’État exerce son contrôle et de contribuer à désamorcer les situations potentiellement insurrectionnelles :

  • Le prosélytisme nécessaire pour insuffler le changement par une approche moraliste, s’il peut remporter quelques petites victoires, ne pourra jamais rivaliser avec « le système de propagande médiatique hautement développé dont disposent les élites ». « Les médias de masse sont les chiens de garde du statu quo, au même titre que la police et l’armée. » De plus la disparité structurelle est renforcée par l’accès à l’éducation. Émeutes et insurrections, images de résistances fortes, sont bien plus efficaces pour créer des ruptures dans la fiction de la tranquilité dominante, l’illusion narcotique de la paix sociale.
  • Le lobbyisme « révolutionnaire » est impuissant comparé aux lobbys du statu quo. « La seule façon d’influencer l’État dans la poursuite d’intérêts qui lui sont diamétralement opposés est de menacer son existence même. » Avec un gouvernement théoriquement allié aux révolutionnaires, seuls les rebelles zapatistes, plus insistants et plus violents, ont reçu des terres au cours de la Révolution mexicaine.
  • La création d’alternatives démontrant par l’exemple que le capitalisme et l’État sont indésirables, se heurte à la résistance de ceux-ci, qui vont soit les détruire ou du moins les entraver, soit les intégrer à l’économie capitaliste.
  • La désobéissance généralisée ne parviendra jamais à renverser un pouvoir ni à remettre le contrôle de la société entre les mains du peuple. Si elle peut évincer un régime gouvernemental, elle ne pourra éviter son remplacement par un autre régime issu de l’élite.


« Il faut comprendre que le capitalisme, l’État, la suprématie blanche, l’impérialisme et le patriarcat mènent ensemble une guerre contre la population de la planète. La révolution constitue une intensification de cette guerre. » « Les pacifistes, de leur côté, peuvent renoncer d’emblée à la confrontation avec le pouvoir d’État, et prétendre qu’ils sont engagés dans un processus de transformation magique de l’État, qui repose sur le « pouvoir de l’amour », ou le « témoignage non violent », ou la diffusion, dans les médias, d’images à faire pleurer dans les chaumières, ou je ne sais quelle niaiserie. » 

Les Wobbies de l’International Workers of the World (IWW), syndicat anarchiste cherchant à abolir le salariat, avaient accepté les exigences de l’État en renonçant officiellement à l’usage du sabotage. Cela n’empêcha pas leur répression. 
Lors de la guerre minière en 1921, l’une de plus importante mutinerie fut certes réprimée par des mitrailleuses et des bombardements aériens au cours de la bataille de Blair Mountain, mais peu de participants furent ensuite poursuivis et leur syndicat fut autorisé.

Donc Peter Gelderloos soutient que non seulement « les luttes ayant recours à une diversité de tactiques (dont la lutte armée) peuvent aboutir » mais aussi que des mouvements radicaux antiautoritaires ont déjà réussi pour un temps à libérer des zones où ils ont instauré des changements sociaux positifs.
En tentant de définir la notion de violence, il démontre l’incohérence de la doctrine non-violente. S’il s’agit de quelque chose qui provoque la douleur ou la peur alors la violence inclut aussi des activités naturelles comme accoucher et manger d’autres êtres vivants pour se nourrir. Elle est dans ce cas inévitable et normale. La définir en fonction d’une dimension morale liée à ses conséquences, implique de considérer la non-violence comme violente lorsqu’elle échoue à mettre fin à un système de violence. Il préconise de tenter de mettre fin aux fondements psychologiques de la violence et de la domination en détruisant les institutions sociales, les corps politiques et les structures économiques mises en place pour les perpétuer. Ceux qui défendent la non-violence prétendent traiter les symptômes tandis que la maladie reste libre de se répandre.
« La révolution implique à la fois des activités destructrices et des activités créatrices. » « Nous sommes pris dans une guerre où la neutralité est impossible. Rien dans cette civilisation mondialisée, ne peut être qualifié de pacifiste. L’important est de savoir quelle violence nous effraie le plus, et d’assumer son camp. »
Peter Gelderloos cherche à « démolir l’emprise du pacifisme sur les mouvements sociaux et écologistes », à pousser les aspirants révolutionnaires bien intentionnés à dépasser leur conditionnement culturel. Il invite à lutter contre toute hiérarchie coercitive pour rendre le pouvoir aux structures les plus locales. Assurées d’un maximum d’autonomie et de pouvoir décisionnel, celles-ci devront ensuite se coordonner en comités régionaux, ou nationaux, ou fédérations, maintenus faibles, temporaires, fréquemment renouvelés, révocables et toujours dépendants des décisions populaires. Il ne s’agit pas d’imposer une nouvelles société utopique mais de détruire les structures de pouvoir centralisé afin que chaque communauté puisse être en mesure de s’organiser elle-même.
Il n’y a pas une seule façon de voir les choses et la diversité de stratégies augmentera la force collective de la lutte contre l’État. La conception traditionnelle du commandement est hiérarchique et entrave l’émancipation. Un travail graduel visant à accroître l’acceptabilité des tactiques radicales est nécessaire, afin qu’elles soient comprises et ne se coupent surtout pas du soutien populaire. « En raison de la nature de l’État, toute lutte de libération se transformera très probablement en lutte armée. » La révolution est une guerre sociale parce que le statu quo est une guerre larvée, qui gagnera en intensité à mesure que l’État sera défié.


En raison de son intransigeance, cet ouvrage ne fera certainement pas consensus. Cette parution tombe cependant on ne peut mieux et sa lecture nous semble indispensable aujourd’hui. Ceux que le titre ou les premières pages choqueront, devraient tout de même persévérer, à moins qu’ils ne préfèrent se satisfaire de dogmes ?


Dans sa préface, Francis Dupuis-Déri rappelle que « l’État est le système le plus meurtrier de l’histoire humaine, avec ses guerres et ses génocides, sans parler de la militarisation de sa police, de l’emprisonnement de masse, du blocage des frontières qui provoquent par milliers la mort de personnes migrantes et de ses choix entraînant la destruction de la planète. » Il retrace le parcours politique de Peter Gelderloos, notamment ses rapports avec les « paciflics », le resituant dans le contexte militant post-Seattle. Ses connaissances et son exposé sont impressionnants et éveillent la curiosité pour ses propres ouvrages. Nous ne manquerons pas d’aller y faire un tour.





COMMENT LA NON-VIOLENCE PROTÈGE L’ÉTAT
Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux
Peter Gelderloos

Traduit par Nicolas Cazaux et Arthur Fontenay
Préface de Francis Dupuis-Déri
242 pages – 13 euros
Éditions Libre – Herblay (95) – Juin 2018
editionslibre.org

HOW NONVIOLENCE PROTECTS THE STATE
South End Press – Brooklin, NY – 2007

 

Du même auteur :

L’ÉCHEC DE LA NON-VIOLENCE

 

Voir aussi :

SE DÉFENDRE - Une Philosophie de la violence

LA MENTALITÉ AMÉRICAINE

À NOS AMIS

 

3 commentaires:

  1. je ne sais pas (encore ;-) si l'ouvrage traite du problème imho le plus important dans le recours (souvent plus que justifié/légitime (cf par ex, ces jours-ci, les zads ou les GJ) à des moyens classiques des autoritaires/exploiteurs/alieneurs/dominateurs...
    Probleme No1, donc (cf "l'arbre est ds la graine", "le but est contenu ds les moyens" etc) serait de trouver comment garder en sa conscience et sa pratique/reflexion le discernement assez ferme et quotidien/continu pour eviter que des pratiques autoritaires (meme purement "défensives") ne nous marquent pas et n'entrainent pas le meme fonctionnement entre nous, avec nous memes et surtout en cas de succes de nos démarches (combien de dechirements/rivalités/ego etc entre groupes trotskistes.. ou anar.. pourtant si proches en leur sein en idées.. et ne parlons pas des conflits interpersonnels et autres jalousies souvent habillées en differents d'idées!!)

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  2. "La peur du peuple" de Dupuis-Déri fut une révélation pour moi quand j'ai commencé à militer.

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