4 mai 2020

LE FIL ROUGE DE L’ÉCOLOGIE

Ces trois entretiens, réalisés entre 1990 et 2005, permettent de découvrir quelques une des préoccupations d’André Gorz : sa critique du travail aliéné et son concept de civilisation du temps libéré.



Dans la première conversation, avec le philosophe Erich Hörl, André Gorz explique qu’il a eu besoin d’une philosophie radicale dès l’adolescence, pour lui permettre de « remonter au fondement, ou au manque de fondement, de toutes les valeurs établies » et de se reconstruire « sur les bases d’irrécusables certitudes vécues comme individu singulier et néanmoins universel ». Il raconte ses « relations » avec Marx, Sartre qu'il a côtoyé et qui l’a fait rentré au comité de rédaction des Temps modernes.
Il dénonce « le sens irrationnel de la rationalisation économique, la déraison de la raison instrumentale, l’application du calcul, de la quantification, de la recherche du rendement maximum à des activités dont elle annule ou pervertit le sens » : « Il est impossible de croire au « progrès » en tant que résolution des contradictions, tout comme il est impossible de croire au progrès en tant que domination auto-instituée de la Raison. » Il est aussi sévère avec la société qui « se conçoit sur le modèle d’une machinerie qui doit fonctionner de manière prévisible et fiable, sans accroc », qui exige des individus qu’ils répriment « leur rapport corporel, sensoriel, affectif à la nature et aux autres », ce qui peut motiver la critique ou la révolte radicale contre le système social.
Son interlocuteur, fort d’une parfaite connaissance de ses écrits et d’une pensée propre, ne se contente pas d’interrogations complaisantes mais n’hésite jamais à le pousser dans ses retranchements, toujours très savamment, jusqu'à ce qu’il considère comme des contradictions. André Gorz se prête avec plaisir à cette joute intellectuelle qui lui permet de réaffirmer et préciser ses convictions : « L’idée de réconciliation de l’homme avec la nature n’est apparue, en Occident au moins, que dans une phase tardive de la modernité. Si on la prend au sérieux et qu’on en fait la base d’une éthique, on aboutit à l’hindouisme ou au bouddhisme, c’est-à-dire aux formes d’une ascèse qui interdit toute intervention dans la nature, y compris tout travail corporel. Pour que la société subsiste, il faut alors que le travail soit pris en charge par des parias qui y sont condamnés de naissance. » « Le propre de l’homme est sa capacité illimitée d’apprendre. Il est non naturel par nature. Il ne devient homme que par sa socialisation. Sans elle il n’a pas de capacités naturelles, innées. Il n’est pas génétiquement programmé pour vivre en harmonie avec la nature environnante. Son mode de vie ne deviendra compatible avec l’intégrité de celle-ci que s’il s’interdit certaines interventions dans les cycles naturels dont – à la différences d’autres espèces – la nature elle-même ne lui a pas interdit la possibilité. » « La question qui se pose à l’humanité est – et était déjà dans l’Antiquité – celle de l’autolimitation culturelle de ses besoins et de ses projets qui seule lui évitera de détruire les bases naturelles de sa vie. Dans les sociétés précapitalistes, cette autolimitation allait de soi. Elle était exigée par l’ordre social. La concurrence, la maximisation des profits et des rendements étaient prohibées par la loi jusqu’au début du XVIIIe siècle.»
Leur principal point d’achoppement réside dans sa confiance dans la neutralité de la technique et la possibilité d’une utilisation correcte de celle-ci, et ses doutes sur un retour à « un mode de production artisanal et convivial (…) qui nous permette de nous passer de machines complexes, de systèmes comptables, d’administration et de règlementations étatiques et de rester maîtres, dans le cadre de communautés coopératives agricoles autogérées, de la nature et de l’aboutissement de nos actes » dont il ne peut concevoir l’avènement que par une rupture avec la civilisation actuelle, un effondrement dont il ne préfère pas courir le risque. « La libération ne peut résulter que d’une technique. Elle ne peut être obtenue que par des acteurs sociaux dont elle est le but conscient. Il n’y a pas moyen de faire l’économie de la volonté politique. » De la même façon, il ne croit pas au passage vers une société qui réconcilierait le travail et la vie sans un effondrement catastrophique et demeure partisan d’un dépassement de la « société de travail » vers une société de l’auto-activité qui réduirait à un minimum résiduel le travail et la production régie par la rationalité économique.
Il distingue le travail rémunéré et le travail pour soi nécessaires, d’une part, des activités autodéterminés, esthétiques-créatives, érotiques-relationnelles, solidaires ou militantes, d’autre part, tout en jugeant la suprématie des secondes sur les premières comme un but atteignable. Il pense, là aussi, qu’abroger les rapports marchands et financiers dans une société complexe n’est possible que dans des communautés villageoises et qu’un tel retour est impossible sans effondrement, du fait de la spécialisation et de la division spatiale du travail. Il considère, et s’oppose en cela à son contradicteur, qu’avec trois fois moins de production et de travail, on pourrait vivre beaucoup mieux, différemment, avec beaucoup de renoncements mais sans sacrifices. « Puisque l’économie fonctionne avec un volume toujours moindre de travail pour une production sans cesse croissante, la question se pose : aspirons-nous à une solution où tous peuvent gagner de mieux en mieux leur vie avec moins de travail – donc réduction générale du temps de travail et redistribution du travail nécessaire entre tous – ou autorisons-nous les multinationales et la « libre » économie de marché à épuiser les plus productifs dans le travail nécessaire et à laisser sombrer les autres dans les jobs précaires, le chômage, une pauvreté et une exclusion croissantes ? »
Au revenu de base, il préfère un revenu normal garanti à vie, dissocié du temps de travail mais pas du travail, pour garantir l’égalité de tous, pour que tous prennent part à la société. Le « temps libéré » doit être consacré à des activités dont le temps n’est pas mesuré, valorisé, des activités sans rationalité économique. Les rapports marchands sont un contre-sens avec les activités de service (éducation, soin, prostitution, activités artistiques, etc) rendues de manière appropriée, avec l’implication personnelle de celui qui l’offre, qui donne alors quelque chose de lui ou d’elle-même et n’a pas de prix.
La tension intellectuelle retombe soudain avec l’ultime question d’Erich Hörl : « Qui ouvre le chablis ? »

Les deux autres entretiens, avec Thomas Shaffroth puis Vladimir Safatle, beaucoup plus courts, abordent d’autres notions : l’économie cognitive qui privatise le savoir qui devrait au contraire être traité comme un bien commun, résultat d’un travail social et collectif, et le « revenu continu pour un travail discontinu », sur lequel il revient, base d’une société de multiactivité.


Si certaines affirmations pourront faire sourciller, la plupart susciteront en tout cas débat. La complexité de la pensée d’André Gorz mérite assurément qu’on s’y intéresse.




LE FIL ROUGE DE L’ÉCOLOGIE
Entretiens inédits en français
André Gorz
114 pages – 9 euros
Éditions EHESS – Collection « Audiographic » – Paris – Octobre 2015



Du même auteur :

ÉCOLOGICA

 

 

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