17 mai 2020

LE SOCIALISME SAUVAGE

La démocratie directe prit forme en 1789, traversa les époques révolutionnaires, de la Commune de Paris aux soviets de la révolution russe et aux conseils dans l’Allemagne des années 1920, jusqu’aux mouvements de contestation de Mai 68, du 15M en Espagne, d’Occupy aux États-Unis et des Printemps arabes. Charles Reeve explore les courants spontanés, autonomes et émancipateurs des mouvements sociaux, rejetés par les chefs du socialisme orthodoxe qui les qualifiaient d’hérétiques, de sauvages, car ils leur échappaient. Convaincu que « le processus contradictoire de subversion du capitalisme ne peut se développer que dans et par l’organisation assumée collectivement de nouvelles formes de vie, de production et de consommation par les intéressés eux-mêmes », il suit le fil rouge, le fil rouge et noir du « socialisme sauvage ».


La Révolution française (1789-1795) : la souveraineté contre la délégation.
La bourgeoisie montante du s’unir avec les forces des exploités pour supprimer les obstacles féodaux qui empêchaient le développement du capitalisme, et proclamer contre l’absolutisme que tout pouvoir émanait du peuple, tout en veillant à ce que celui-ci ne l’exerce pas, grâce au correctif du système représentatif parlementaire. Rousseau reconnu que la délégation de la souveraineté constituait la négation même de la souveraineté : « La volonté générale ne se représente pas. » Mais les Jacobins, tendance politique extrême de la nouvelle classe dirigeante, s’opposaient à ce que Robespierre appelait « la démocratie pure » : « Le mandataire est a priori enclin à l’infidélité parce que l’exercice de tout mandat comporte une part d’avantages personnels (d’orgueil, de fortune ou d’ambition), dont l’acquisition ou le maintien détériore à la longue l’intégrité première des mieux intentionnés. » Le 8 août 1792, la population parisienne constitua à côté de l’Assemblée nationale, un pouvoir réel : la Commune révolutionnaire de Paris, qui revendiquait un gouvernement direct du peuple. Mais l’État centralisé enleva aux comités et aux sections populaires leurs fonctions sociales, les soumettant à la bureaucratie centrale.
Le travail d’histoire de Pierre Kropotkine montra que « La Grande Révolution […] fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et socialistes de notre époque. »
La défiance envers le peuple remonte à la fin du XVIIe siècle, lorsque Thomas Hobbes et John Locke affirmèrent que jamais la révolte des opprimés ne devait contester la légitimité des institutions politiques ni du gouvernement. « Jusqu’à nos jours, la crainte des actes aveugles et barbares des « foules » est un des arguments légitimant le système représentatif, qui se présente comme la seule forme viable, responsable, de démocratie. »
La revendication portait sur le « mandat impératif », liant les élus à leurs représentants, qui avait fonctionné dans les pratiques populaires avant et pendant la Révolution. La « commune libre médiévale » remonte au XIe siècle.
Les tendances les plus extrémistes des sans-culottes, les Leclerc, Roux, Varlet à Paris, Chalier et L’Ange à Lyon, les Enragés en général, mirent la démocratie directe au centre des débats et exhortèrent le peuple à s’emparer de l’exercice de la souveraineté, tandis que « la dictature des jacobins » s’employait à dissocier la question sociale de la question de la souveraineté.



La Commune de Paris (1871) : les limites à l’exercice de « la démocratie pure ».
Les conceptions centralisées et jacobines furent dénoncées par Proudhon qui leur opposait une idée fédéraliste de l’organisation sociale. Marx continuait à attribuer à l’État unitaire, centraliste, le rôle clé dans la transformation sociale et l’abolition de l’exploitation. La Commune de Paris s’invita brusquement dans ce débat, en remettant « sur le devant de la scène de l’Histoire » l’aspiration à la démocratie pure. Elle proposa des mandataires contrôlables et révocables. Dans ses notes préparatoire à La Guerre civile en France, écrites pendant les événements, Marx affirme que « ce fut une révolution contre l’État lui-même, cet avorton surnaturel de la société ; ce fut la reprise par le peuple, pour le peuple de sa propre vie sociale. Ce ne fut pas une révolution pour transférer ce pouvoir d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une révolution pour briser cet horrible appareil même de la domination. »

Voir aussi :

LA GUERRE CIVILE EN FRANCE de Karl Marx

PARIS, BIVOUAC DES RÉVOLUTIONS de Robert Tombs




La première internationale (1864-1877) : le principe d’autorité et l’organisation révolutionnaire.

Après l’écrasement de la Commune, l’Internationale entra en crise. Le débat entre marxistes et bakouninistes s’enflamma et déboucha sur l’exclusion des seconds au congrès de La Haye en 1872.
Proudhon défendait le « social-individualisme » contre le collectivisme qui ne pouvait qu’être qu’autoritaire. Il n’était pas révolutionnaire mais préconisait le changement graduel par le développement de contre-institutions à l’intérieur du système. Il défendait la famille patriarcal et la propriété privée. Son courant était spécifiquement français.
Bakounine était un militant internationaliste qui s’élevait à la fois contre l’autoritarisme politique et contre l’individualisme. Si, comme Marx, il défendait la collectivisation des moyens de production, il pressentit, avec une surprenante clairvoyance, dans le projet d’organisation de la classe ouvrière sur le modèle de la centralisation étatique de ce dernier, les prémisses d’un système capitaliste étatique. Infatigable partisan de la révolution, il appelait à la violence révolutionnaire contre toutes les institutions et la destruction de la propriété privée. Il réfutait toute mesure révolutionnaire transitoire, considérant que lorsque la révolution « se trouve concentrée dans les mains de quelques individus gouvernants, elle devient inévitablement et immédiatement la réaction ».
Le marxisme se constitua en doctrine politique, dans une logique de participation du parti aux institutions bourgeoises, parlements et gouvernements, dans le but de conquérir le pouvoir d’État.



Grève générale ou de masse : le syndicalisme-révolutionnaire et le souhait d’autogouvernement.
Tandis que la social-démocratie restait la force hégémonique au sein du mouvement ouvrier en Allemagne, en Belgique, en Hollande et en Russie, les courants antiautoritaires du mouvement socialiste gardèrent une forte influence dans le mouvement ouvrier en France, en Italie et en Espagne. Les grandes grèves qui éclatèrent au tournant du XXe siècle, redonnèrent un rôle de protagoniste aux courants anarchistes et syndicalistes antiautoritaires, et rencontrèrent l’opposition des syndicats soutenus par la social-démocratie. L’accélération de la révolution industrielle, en désintégrant les conditions de travail et de vie du vieux prolétariat artisanal, favorisa l’apparition d’une nouvelle condition ouvrière, violente et explosive.
En France, l’important courant socialiste de Jules Guesdes demeurait imperméable à la spontanéité révolutionnaire et celui, réformiste, de Jean Jaurès concevait la transformation sociale comme un processus progressif de réformes, fondé sur la conciliation et le compromis avec les capitalistes et l’État. Fondée en 1895, la CGT voyait s’affronter deux tendances : les partisans du « réalisme » des réformes sociales et à une cogestion, et ceux du syndicalisme de classe, intransigeants avec la défense des intérêts des travailleurs.
Les premières Bourses du travail furent créées vers 1882 et leur développement pris son essor au début du XXe siècle. Structures horizontales, organisées sur une base géographique, elles créèrent une contre-société, à la fois centre de résistance à la violence du capitalisme et fonction sociale.
Lors du Congrès d’Amiens en 1906, la CGT opta résolument pour une orientation syndicaliste révolutionnaire fondée sur le principe d’indépendance face aux partis politiques et en faveur de l’action directe. Le syndicalisme, après la grève générale, devait former la base de réorganisation sociale d’une société émancipée du capital.
En 1908, furent fondés à Chicago les Industrial Workers of the World (IWW) qui devaient rester comme modèle d’organisation syndicaliste révolutionnaire.
Au congrès anarchiste d’Amsterdam, en 1907, Errico Malatesta souligna la nature nécessairement réformiste du syndicalisme, même corsé de l’adjectif révolutionnaire, condamné à demeurer « un mouvement qui lutte contre le capitalisme dans le milieu économique et politique que le capitalisme et l’État lui imposent », au contraire de l’organisation politique anarchiste.
Porté par un puissant élan de grèves et de manifestations insurrectionnelles entre 1902 et 1908, le syndicalisme révolutionnaire subit une violente et sanglante répression. La CGT s’effondra, les IWW furent décimés et le syndicalisme négociateur, responsable et intégrateur, triompha, permettant de faire accepter les intérêts de la classe capitaliste comme les intérêts généraux de la société.

Voir aussi :

WOBBLIES : Un Siècle d’agitation sociale et culturelle aux États-Unis




La révolution en Russie (1905-1917) : la démocratie « non falsifiée » des soviets.
Lors de la révolution de 1905, les mutineries dans l’armée, les révoltes paysannes et les grèves ouvrières, les premières expropriations de terres et d’usines, furent accompagnées de la création spontanée d’un vaste réseau de soviets formés par des délégués élus directement par les paysans et les travailleurs.
Lénine cultiva l’ambiguïté au sujet du rôle des soviets. S’il reconnaissait la force créative des masses révolutionnaires, il voyait dans les organisations spontanées un danger d’anarchisme et ne les imaginait autrement que sous forme de leviers de commande maniés par le parti. Pour Trotski, les soviets étaient « la véritable démocratie, non falsifiée ».
De simples organisations revendicatifs, ils durent s’occuper de l’organisation sociale face à l’affaiblissement des institutions de l’État, dépassant la séparation entre lutte économique et lutte politique, jusqu’à ce que la reprise en main par le régime tsariste les fasse disparaître.
Celui-ci chuta en février 1917, après des semaines d’insurrections et d’émeutes populaires contre le carnage de la guerre, les famines et les souffrances sociales, remplacé par un gouvernement provisoire, dirigé par Kerenski. Le parti bolchevik, selon le modèle classique de la social-démocratie, était « une machine prête à conquérir le pouvoir politique, organisée selon les principes étatiques de la centralisation et de l’efficacité ». La première vague de répression contre les milieux libertaires, en avril 1918, dissipa la confusion entretenue par la rhétorique de Lénine, son éloge de la démocratie directe des travailleurs et sa proposition de construire un État selon le modèle de la Commune de Paris. Il revendiqua alors l’orientation capitaliste d’État du nouveau pouvoir. La révolte de Cronstadt, déclenchée en solidarité avec les grèves de Petrograd, s’opposait au contrôle des soviets par le parti et fut écrasée dans le sang, assimilée à la contre-révolution.

Voir aussi :

VIVRE MA VIE - Une anarchiste au temps des révolutions d'Emma Goldman

LA RÉVOLUTION RUSSE de Voline



La Recette léniniste : le « contrôle ouvrier » contre l’ « humeur changeante de la démocratie ouvrière ».
Les expériences de collectivisation anarcho-communistes dans les campagnes ukrainiennes furent étranglées, fin 1920, et les troupes de Makhno neutralisées. La Parti bolchevik se retournait contre son ancien allié, une fois acquise la victoire contre les Blancs. Il consolida son contrôle centralisé sur l’économie par la bureaucratisation des soviets et l’intégration des comités d’usine dans les syndicats. Trosky imposa la militarisation du travail et une gestion productiviste.



La Révolution allemande (1918-1921) : un mouvement spontané et imprévu.
En janvier 1918, l’Allemagne connait une situation insurrectionnelle. À la fin de l’année, 10 000 conseils se sont formés dans les grandes entreprises et les casernes. Le haut commandement militaire, conscient du risque d’effondrement du front, fit entrer
au gouvernement le SPD, grand parti social-démocrate, pour éviter la révolution et l’effondrement de l’État impérial. Membres et sympathisants contrôlèrent les conseils et les soumirent au contrôle du parti.
Le soulèvement qui débuta en janvier 1919 à Berlin fut spontané. Le nouveau parti communiste (KPD), issu de la mouvance spartakiste, gauche social-démocrate radicalisée par la révolution russe, se limita à suivre les événements. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont assassinés le 15 janvier. La république des Conseils de Bavière est proclamée en avril, puis écrasée dans le sang début mai. « Après avoir vidé les conseils de leurs potentialités révolutionnaires, la social-démocratie les intégra rapidement dans les nouvelles institutions de l’État de la république de Weimar, où juridiquement on leur attribua un rôle de congestion de la force de travail. » Une tentative de putsch militaire, mi-mars 1920, fut stoppée par quelques jours de grève générale. Le gouvernement de Weimar s’en attribua la victoire, sauf là où la grève se transforma en insurrection. Une armée rouge improvisée prit le contrôle des régions industrielles, et la rébellion dura jusqu’en mars 1921.

Voir aussi :

LES SPARTAKISTES : 1918, L’ALLEMAGNE EN RÉVOLUTION de Gilbert Badia




Russie et Allemagne, le temps des bilans : le socialisme sauvage et les dernières fractures du vieux camp socialiste.

Au-delà de la restitutions des événements historiques et de leur contexte, Charles Reeve propose un bilan plus théorique de l’expérience du mouvement des conseils.



Le débat sur les réformes et leur impasse.
Il rappelle la constatation faite par Rosa Luxembourg de l’impraticable « autoexploitation » des ouvriers contre eux-mêmes, de la possibilité d’autogestion limitée d’entreprises évoluant dans un environnement de marché capitaliste. Le théoricien socialiste hollandais Anton Pannekoek expliquait en 1936 que « la croyance au parti constitue aujourd’hui le frein le plus puissant à la capacité d’action de la classe ouvrière ». Tout en insistant sur la nécessité de repousser toute mythologie ou tout fétichisme de la forme conseil, il défend que la construction d’une société non capitaliste suppose nécessairement l’auto-organisation, une démocratie directe et la pratique la plus large de la souveraineté. L’auto-gouvernement intégrerait le dépassement de la séparation entre l’économie et la politique, la fin des spécialistes, l’absence de délégation permanente de pouvoir, d’institutions séparées.



Les Conseils, principes et débats.
Charles Reeve commente longuement le texte Principes de production et distribution communiste, publié au début des années 1930, alors que le mouvement révolutionnaire était réduit à la réflexion et à la propagande, notamment à partir des lectures critiques des années 1960 où le consensus social se trouva bouleversé dans la plupart des pays de l’Europe occidentale.
Les courants du marxisme antiautoritaire, faisant écho à l’intérêt nouveau pour les courants anarchistes et libertaires en général, furent remis au centre de la confrontation politique. En Italie, les « opéraïstes » furent les premiers à défendre l’idée des conseils.

Voir aussi :

LA CONQUÊTE DU PAIN de Pierre Kropotkine




Espagne 1936 : une révolution inachevée.
Depuis les luttes au sein de la Ière Internationale, dans la péninsule ibérique, le courant anarchiste gardait une place dominante dans le mouvement socialiste. Pendant la grève insurrectionnelle d’octobre 1934, des comités révolutionnaires prirent le pouvoir dans les régions minières des Asturies et entreprirent de réorganiser la vie sociale. Puis, en 1936, des comités locaux de défense se formèrent en réponse à la vacance du pouvoir et jouèrent un rôle déterminant lors de l’insurrection de juillet. La guerre se dressa contre la dynamique révolutionnaire puis prit la forme de la contre-révolution : neutralisation des organisations de base, écrasement des expériences de socialisation et de collectivisation au nom de la normalisation républicaine, militarisation des milices puis du travail. La collectivisation fut inégale selon les régions : presque totale en Aragon, moins forte en Catalogne et dans le Levant. Les diverses collectivités agricoles autogérées vivaient en économie fermée. Certaines supprimèrent l’argent, d’autres le remplacèrent par des coupons non échangeables. Pour le parti communiste, seuls le contrôle de l’appareil d’État et les nationalisations étaient possibles. « La collectivisation plus encore que la propriété privée, était l’ennemi. »



L’étrange et le neuf du moi de mai 1968.
« Les organisation politiques et syndicales de la gauche, qui vivaient de l’atonie et du caractère éphémère des combats revendicatifs, n’avaient rien vu venir et ne jouèrent aucun rôle dans le déclenchement du mouvement. » Ils se reprirent rapidement et mirent toute leur expérience, leur savoir-faire, pour en reprendre le contrôle en lui donnant une issue revendicative et canaliser vers le terrain électoral sa dimension politique. Le 27 mai, une semaine après le début des grèves, le protocole d’accord signé entre les syndicats, le patronat et le gouvernement fut rejeté dans les assemblées générales. Le Parti communiste et la direction de la CGT reprenaient la grille analyse du socialisme social-démocrate, considérant la radicalisation d’une minorité de travailleurs comme un signe d’immaturité politique. La CGT fit tout son possible pour interdire aux ouvriers de rejoindre les étudiants. Le pouvoir gaulliste et le Parti communiste se retrouvèrent alignés sur un même objectif : le respect du cadre institutionnel du système.
« L’alchimie particulière de Mai 68 résida dans la réussite de ces transmissions informelles, confuses, insaisissables, dans le fait que l’esprit de contestation antihiérarchique gagna rapidement les lieux de travail, s’y imposa comme une référence, unifia le mouvement étudiant et les grèves. » Charles Reeve évoque les comités de grève qui dans la ville de Nantes devinrent des « embryons de pouvoir parallèle », le comité inter-entreprise de Paris-Censier et aussi l’ambiguïté d’un certain gauchisme léniniste qui permet de « comprendre l’évolution de la majorité des chefs maoïstes de formation althussérienne vers le terrain de la politique officielle » : « Leur conception dirigiste d’origine expliqua l’aisance avec laquelle ils intégrèrent la reproduction et le renouvellement de l’élite politique. »
« Avec les années, le discours sur Mai 68 subit sans cesse des redéfinitions. Ce qui fut d’abord présenté comme un mouvement étudiant passa ensuite pour un mouvement de jeunes, et, enfin, pour un mouvement ouvrant sur la « modernité » individualiste. La dimension nouvelle et historique de l’événement, une puissante grève générale associée à un profond idéal social de changement de l’ordre du monde, disparut progressivement des interprétations les plus répandues. »
« Dans un capitalisme où le principe de réformisme ne trouve plus d’espace, le contenu truqué de la démocratie formelle se dévoile, stimulant l’exigence d’une démocratie réelle, celle d’une égalité sociale et économique. »

Voir aussi :

MAI 68 ET SES VIES ULTÉRIEURES de Kristin Ross




Une forme apartidaire du socialisme sauvage : la révolution portugaise (1974-1975).
La République portugaise est établie en octobre 1910, avec la participation active des travailleurs révolutionnaires, syndicalistes et anarcho-communistes. La bourgeoisie républicaine reprend le contrôle et des grèves générales éclatent en 1911 puis en 1912, impitoyablement réprimées. Le pouvoir se durcit, jusqu’au coup d’État militaire de 1926 qui instaurera, quatre ans plus tard, le régime salazariste de souche fasciste-maurassienne : l’État nouveau.
Le 25 avril 1974, un coup d’État militaire dirigé par une organisation de jeunes officiers renversa le régime, embourbé dans des guerres coloniales au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau. S’ils envisageaient une modernisation des institution et la mise en place d’un projet néo-colonialiste, l’intervention directe et spontanée des classes populaires les obligèrent à modifier leur plan. Les usines s’arrêtèrent et des commissions de travailleurs se formèrent. Un mouvement d’auto-organisation sociale à partir du bas, dans les entreprises les quartiers et les terres occupées, s’opposa à la stratégie politique du parti communiste stalinien qui participait au gouvernement provisoire mis en place par les militaires, dans une tactique transitoire vers une étatisation de l’économie et de la société. Le parti et son Intersyndical soutinrent les interventions militaires dans les grèves et les première mesures légales les interdisant, obtinrent l’instauration d’un syndicat unique. Le 25 novembre 1975, une deuxième intervention de l’armée rétablit clairement « l’ordre démocratique de la propriété privée ». Et la mémoire de ce mouvement de démocratie directe chargé de possibles émancipateurs, fut par la suite gommée « par la propagande de l’ordre marchand qui réduisit l’épisode révolutionnaire portugais à un simple moment de transition démocratique au sein du système de la « fin de l’histoire » », ce qui confirme la nature autoritaire de la démocratie représentative et de consensus entre les classes.



Où le nouveau chevauche l’ancien : les nouveaux mouvements.
Robert Michels, disciple de Max Weber, expliquait en 1914 dans Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, que le système représentatif parlementaire est indissociable de la forme parti politique, et que ce dernier favorise la formation d’une caste oligarchique. Charles Reeve analyse comme l’expression de l’effondrement de la croyance dans le système de délégation permanente du pouvoir, les mouvements apparus au début des années 2010 : 15 M- Indignados en Espagne, Occupy aux États-Unis et Nuit debout en France. Il pointe une « contradiction majeure propre à toute époque qui chavire », dans le pamphlet de Stéphane Hessel : « dépasser l’impasse du présent tout en restant soumis aux valeurs et principes du passé ». « L’essence du programme du Conseil national de la Résistance, glorifié dans Indignez-vous !, était un projet militariste de reconstruction du capitalisme français. Le discours de défense des intérêts économiques dans le cadre de « l’indépendance nationale » faisait écho à la puissance militaire, au développement de l’arme atomique. C’est ainsi que le complexe militaro-industriel et nucléaire fut mis au centre de la nouvelle économie, scella le compromis historique entre la droite nationale et la gauche française et ses syndicats. »
L’idéologie démocratique du consensus fondée sur la promotion sociale, le mirage de la consommation de masse et l’amélioration des conditions de vie, fut remise en cause par l’évolution du capitalisme, avec un écart croissant des revenus, la concentration de la richesse par un segment toujours plus réduit de la classe capitaliste et l’appauvrissement de la majorité de la société, la disparition progressive des « classes moyennes ». Le slogan d’Occupy, certes réducteur, « We are the 99% », a réintroduit dans le discours public les concepts d’exploitation et de société de classes. Ces nouveaux mouvements, « pluralité organisée en mouvement », sont tournés vers le « dépassement des conditions existantes, plutôt qu’une résistance pour restaurer les conditions d’un passé mythifié », et traversés par deux courants : une majorité de participants exprime une volonté de transformer les institutions existantes tout en préservant les fondements, et une tendance minoritaire mais active revendique une démocratie réelle, conditionnée par une autre société. Si les exhortations à la subversion du système paraissent irréalistes, à court terme, par rapport au « réalisme » des réformes, les courants dits réalistes se révèlent irréalistes dans une période où le capitalisme n’offre plus d’espace de réforme.

Voir aussi :

OCCUPY de Noam Chomsky




Du zapatisme au zadisme : avant-gardisme et auto-organisation.
La dynamique du projet zapatiste rencontra les recherches de nouvelles voies antiautoritaires bien au-delà des limites des montagnes du sud-est mexicain, notamment dans les nouveaux mouvements en Europe et en Amérique du Nord. Les théoriciens « néomarxistes » en particulier, tentent d’affermir ce lien, en plaçant au centre de leurs constructions politiques la formule de John Holloway « Changer le monde sans prendre le pouvoir », mais en occultant complètement les conceptions d’un socialisme non-étatique, comme s’il n’y avait jamais eu de critique du léninisme avant Marcos. Pour résoudre ce qu’ils appellent « l’illusion de la prise du pouvoir », ils proposent la « dissolution du pouvoir », invitant à dissocier le « pouvoir-action » du « pouvoir-domination ».
La nécessité de bloquer le système semble faire l’unanimité dans les nouveaux mouvements mais selon deux orientations : un élargissement des mouvements vers les lieux de production et de services jusqu’à la grève générale, ou l’action exemplaire de minorités agissantes affranchies de toute contrainte collective.
L’importance du territoire apparait incontournable, aussi bien pour Hakim Bey qui théorisa la « zone autonome temporaire » (TAZ) que pour les zadistes qui intègrent leur lutte dans une contestation plus large du système.
L’échec de la position d’indignation, les défaites de la « résistance » ont aussi radicalisé les milieux activistes où a pris le dessus l’idée de l’insurrection. Le Comité invisible défend cette logique et critique la révolution centralisatrice à laquelle il oppose une prolifération de communes en insurrection, selon le modèle de départ du « parti de l’insurrection » d’Auguste Blanqui.

Voir aussi :

LA RÉBELLION ZAPATISTE de Jérôme Baschet



TAZ - ZONE AUTONOME TEMPORAIRE de Hakim Bey

À NOS AMIS du Comité invisible

MAINTENANT du Comité invisible

 



Les « communs » et leurs impasses.
« Le concept de communs réunit, bien au-delà des traces extrêmement minces d’un passé communal qui subsiste, toutes sortes d’activités et de solidarités alternatives, de règles d’organisation et d’exploitation de ces « ressources communes », allant des coopératives de production et de consommation à la sphère des logiciels libres et aux jardins partagés, initiatives qui, installées dans les interstices du système capitaliste, cherchent à échapper à la cruauté de l’économie libérale. »
Prenant comme référence l’ouvrage exhaustif de Pierre Dardot et Christian Laval, Communs. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Charles Reeve met en garde contre le risque de confusion entre le « commun subversif », moyen de « créer une réelle nouvelle société égalitaire et coopérative », et les « pseudo-communs du capital » qui participent à l’approfondissement des divisions sociales existantes. Il reproche à ces deux auteurs d’ignorer largement les expériences historiques d’autogouvernement et de démocratie directe. Il doute de la transformation radicale de la société actuelle dans un processus progressif et accumulatif de création d’ « espaces libérés » selon les réflexions actuelles sur les « communs anticapitalistes », convaincu que « le capitalisme a la capacité d’investir tous les espaces, d’absorber et d’intégrer, de tolérer et de contrôler tous les « fragments »  qui peuvent se construire en son sein ». « Seules les relations sociales créées dans des luttes autonomes peuvent « préfigurer » une société nouvelle et échapper à cette puissance d’intégration. »

Voir aussi :
La Horde d’or (Lecture en cours)
Communs. Essai sur la révolution au XXIe siècle de
Pierre Dardot et Christian Laval (Lecture en cours)


 

La Crise de la représentation et l’intermittence de l’émancipation sociale.
« La mutation d’un système inique a été déguisée en effondrement de l’idée même de communisme. L’acceptation générale de ce maquillage a participé de l’étouffement de tout désir, aspiration ou espoir d’une alternative au capitalisme devenu mondial. À partir de là, l’esprit de « défaite » a également atteint la pensée politique radicale. » L’espace des réformes a été si brutalement rétréci que « l’idée même de « réforme » est désormais associée à un état de régression sociale nécessaire pour sauver les meubles de la famille capitaliste ». L’idée d’une société sans exploitation apparait incompatible avec son instauration par le haut, par délégation à un parti, un État ou un parti-État. Charles Reeve conclut que « seuls les courants du communisme antiautoritaire sont sortis à peu près indemnes de ce grand tournant de l’histoire moderne. » En revenant sur leur histoire jusqu’à aujourd’hui, il nous invite, tout en conjurant toute fétichisation organisationnelle, à nous en nourrir.






LE SOCIALISME SAUVAGE
Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours
Charles Reeve
322 pages – 20 euros
Éditions L’Échappée –  Collection « Dans le feu de l’action » – Paris – Janvier 2018
www.lechappee.org









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