21 mars 2022

L’ENSAUVAGEMENT DU CAPITAL

L’historienne Ludivine Bantigny s’emploie à retourner le stigmate traditionnellement adressé aux contestations sociales ou populaires, aux victimes du capitalisme. Brossant des portraits particulièrement crus de quelques unes, c’est surtout celui de la mondialisation et du néolibéralisme qu’elle dessine. Car le constat de l’esclave de Surinam cité par Voltaire dans Candide, est non seulement toujours valide mais il se décline à propos de tous nos biens de consommation : « C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. »
De la chambre froide du Lidl où un salarié qui faisait seul le travail de trois personnes s’est pendu, aux usines de Shanghai qui ont dû installer des filets pour empêcher les employés de se suicider, (en oubliant les barreaux aux fenêtres des bureaux de France Télécom, mais les exemples sont tellement nombreux…), la recherche de rentabilité à tout prix laisse des traces difficiles à cacher, surtout lorsqu’on les rassemble et constate leur relation systémique. Et pourtant, « les Pandora Papers ont révélé 13 000 milliards d'évasion fiscale : la justice s’en soucie-t-elle ? Il vaut mieux traquer les chômeurs et les chapardeurs d’APL. » Par un retournement pernicieux, sont disqualifiées, par exemple, les conventions collectives, conquêtes sociales négociées pour compenser les inégalités et la dureté du travail, et renommées « régimes spéciaux ». « Impossible de laisser dire, comme l’a fait Richard Ferrand, que les grèves voudraient “conserver des inégalités“ (Ferrand qui parle tranquillement sous le coup d'une mise en examen pour prise illégale d’intérêt…). » « La hargne à s'en prendre au service public et à qui y travaille, les attaques permanentes contre les fonctionnaires, les chômeurs, les précaires, contre celles et ceux qui se battent aussi pour des conditions de vie dignes, c'est le monde renversé, mis à terre : le monde à l’envers. »
Au bout de dix-huit pages, sentant venir chez une partie de ses lecteurs, l’anathème recuit, résultat de décennies de propagande pour imposer l’équation : communisme = goulag, elle laisse la place dans son propos à une photographie de Raïssa Samouïlovna Botchen, victime des procès de Moscou. Elle rappelle à ceux qui auraient mal étudié l'histoire que la démocratie des conseils avait disparu quand naquît l’URSS, qui n'a donc jamais rien eu de « soviétique ». La « véritable démocratie » n'avait durée qu’un peu plus que la Commune de Paris.
Si elle trouve déjà le terme d’ensauvagement chez Césaire, pour décrire la colonisation qui « décivilise » le colonisateur, il peut tout aussi bien désigner la surenchère qui cause des ravages irréversibles et que Marx appelait « Plusmacherei » (« faire du plus ») : « il faut valoriser la valeur, happer la plus-value pour entretenir l’accumulation, faire de l’argent avec l’argent, tout mettre en oeuvre pour qu’il rende. » Pour que tout se transforme en marchandise, les capitalistes se mènent entre eux une guerre acharnée qu’ils nous imposent aussi. Ils se targuent de n'avoir pas de morale, parce que l’économie, comme toute science, en serait dépourvue, mais toute manière d'organiser la production, les échanges et la distribution des richesses, peut en vérité reposer au moins sur une éthique, des principes de justesse et de justice. Ludivine Bantigny n’a alors que l'embarras du choix : financement d'instituts « climatosceptiques » par l'industrie gazière et pétrolière dès des années 1970, divers calculs coût/bénéfices dans lesquels la rationalité économique intégre une « valeur de vie statistique », etc. Elle prend l'exemple du « capitalisme dentaire, vorace et féroce » : enfant mort d’une surinfection faute de couverture sociale, cabinet liquidé après avoir escroqué et martyrisé 3000 patients, etc.
Elle raconte les trois heures de discussion avec le secrétaire général d’un syndicat de police pour le film de David Dufresne Un pays qui se tient sage, et la perte d'assurance progressive de celui qui assure défendre « l'ordre, la République, l’État », lorsqu'elle lui rappelle la violence sociale que dénonce les manifestants. Elle évoque l'arrestation pour « outrage » de celui qui osa chanter Hécatombe de Brassens, et Pia Klemp, capitaine de bateaux de sauvetage en Méditerranée, poursuivie par la justice italienne et qui risque vingt ans de prison et 15 000 euros d’amende par personne sauvée, etc. Tandis que Domenico Lucano, le maire d'un village de Calabre qui a accueilli des réfugiés, a été a condamné à la prison, à Calais les forces de l'ordre déchirent les tentes des migrants. « Notre niveau d'humanité est tombé très très bas ; le seuil de tolérance aussi. » Comme disait Maxime Lisbonne « “Liberté, égalité, fraternité“ : c'est beau comme devise ; dommage qu'elle soit platonique. »
Comme on le voit, le réquisitoire est sans appel. Si l'auteur ne conteste pas l'allégement du travail domestique par les machines, par exemple, ces « bienfaits » ne font guère le poids, sans parler de leur obsolescence programmée bien sûr. Elle ébauche rapidement quelles pistes pour « un monde fondé sur la justice et l’équité : non pas l'égalité absolue, arasée, mais l’égal accès aux biens et aux moyens d'une vie bonne »: abolition de « la trop sacrée propriété privée des moyens de production », refondation de la démocratie, etc.

Ce portrait du capitalisme brossé par Ludivine Bantigny est si sombre et indéfendable, qu’il pourrait être proposé en sujet d’entrée dans les écoles de commerce, par exemple, avec consigne de proposer un contre-argumentaire, histoire de mesurer le degré de cynisme des postulants.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


 

L’ENSAUVAGEMENT DU CAPITAL
Ludivine Bantigny
72 pages – 4,50 euros
Éditions du Seuil – Collection « Libelle » – Paris – Janvier 2022
www.seuil.com/ouvrage/l-ensauvagement-du-capital-ludivine-bantigny/9782021497434

 

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