5 avril 2022

IL N’Y A PAS DE GRAND REMPLACEMENT

Italiens, Allemands, Polonais, Yougoslaves, Maghrébins, Africains, la peur de l’invasion agitée par l’extrême droite n’est pas nouvelle, loin de là. Vaguement théorisée par Renaud Camus sous le nom de « grand remplacement », elle semble cristalliser bien des paniques, au point que, d’après un sondage réalisé en octobre 2021, 61% des personnes interrogées pensent qu’un tel phénomène va se produire en France. Pourtant, Hervé Le Bras, démographe et historien, est formel : « Ni la composition actuelle de la population française, ni son devenir à l’échelle d'une génération ne laissent entrevoir une possibilité de remplacement. » Aussi s’emploie-t-il ici à démonter un mot d’ordre fondé sur des chiffres truqués, des citations inventées et des faits historiques travestis.

En 2001, le démographe Joseph Grimblat calculait, pour un rapport des Nations unies, le nombre annuel de migrants nécessaires au maintien de la population dans les pays développés jusqu'en 2050. Pour la France, 40 000 par an suffisaient, c'est-à-dire moins que le rythme actuel. Pour le maintien de la population active, le double serait nécessaire, soit un peu plus que le rythme actuel. En 2015, Marine Le Pen – suivi par Philippe de Villiers et Guillaume Larrivé – instrumentalise cette étude, en déformant les chiffres, accusant l’ONU « d'organiser sciemment la submersion migratoire de l’Europe ». Hervé Le Bras calcule tout simplement le nombre des « nouveaux venus de l’étranger » recommandé, pour montrer qu'il n'y a pas de submersion loin de là. Ce sera-là pourtant, selon-lui, la première étape de la genèse du terme de « grand remplacement », même s’il rappelle qu’en 1973, Jean Raspail décrivait déjà, dans son roman Le Camp des Saints, l’arrivée d’une flotte d’indiens sur les plages de la Côte d’Azur et l’invasion, la destruction progressives du « monde blanc » : « Le tiers-monde dégoulinait et l’Occident lui servait d’égout. »
L'auteur rappelle que ce ne sont pas les plus pauvres qui partent compte tenu du coût de plus en plus élevé de la migration, qu'ils rejoignent souvent des proches déjà installés en Occident, que les arrivées massives sont extrêmement rares et atteignent en général les pays voisins de ceux où se produisent des troubles graves.

On s'en souvient peu, en 1985, le Figaro-Magazine, dirigé par Louis Pauwels, publié une Marianne voilée en couverture pour illustrer sa grande enquête : « Serons-nous encore français dans 30 ans ? », laquelle prédisait que la population du Maghreb passerait de 63 à 111 millions en 2015, puis à 120 ou 152 en 2025, tandis qu’il ne resterait que 54 millions de Français. Il est aisé de vérifier que la population française comptait 65 millions d’individus en 2015 et celle du Maghreb 85 millions, puisque le taux de fécondité de celui-ci a diminué de 6 enfants par femme en moyenne à 2,3. Ainsi, l'obsession pour les « étrangers non européens » du magazine repose-t-elle sur une surestimation de la croissance démographique du Maghreb et une sous-estimation de celle de l’Europe. Hervé Le Bras dément de la même manière le pronostic pessimiste établi par Jacques Lesourne à la même époque dans la revue Le Débat. Les mêmes ficelles sont utilisées aujourd’hui par d'autres idéologues : chiffres invérifiables et catégories vagues telles que « musulman », selon une longue tradition.

Si la France abrite une proportion d'étrangers inférieure à la moyenne de ses voisins européens, l’immigration a toujours beaucoup plus inquiété les Français. Après la défaite 1870, plutôt que d’incriminer l’incompétence des chefs militaires et l'infériorité de l’armement, la faiblesse de la natalité française fût pointée du doigt. La disparition de la France était déjà annoncée, suite à une invasion migratoire, due en grande partie à l’écart démographique croissant entre la France et l’Allemagne. À la fin du XIXe siècle, la « colonisation » de certains quartiers des villes du sud de la France par les Italiens est dénoncée. Après la Première Guerre mondiale, la France, manquant de main-d'œuvre, affrète des trains vers la Pologne, la Hongrie et la Yougoslavie pour ramener des travailleurs préalablement évalués.

La rhétorique du « grand remplacement » procède à rebours, par le constat de l’invasion, que son théoricien, Renaud Camus, attribue à l’immigration, favorisée par la convergence des intérêts du patronat avec ceux des défenseurs des droits de l’homme. Celui-ci méprise sciences et statistiques et ne croit que ce qu'il voit. Hervé Le Bras a donc vérifié par ses propres yeux l’affirmation selon laquelle il se retrouverait « seul Blanc à la station Châtelet à six heures du soir » : or, ses soixante comptages sur cinq jours et plusieurs quais établissent qu'en moyenne 25 % de « non-Blancs » l’entourent, dont un bon tiers d’Asiatiques ! « La science a été développée par les Grecs, puis au milieu du XVIIe siècle à la Royal Society, pour que l'on puisse se mettre d'accord grâce à la répétition des observations et des expériences. Se méfier du témoignage des sens est, avec se méfier du sens commun, l'une des règles les plus importantes de la pratique scientifique. »
Lorsque Renaud Camus cite un chiffre, il le manie maladroitement : 0,05% de migrants en Europe par rapport à la population totale, en s’accumulant, aboutirait à des proportions considérables ! En vérité, cela représente très exactement 1% en vingt ans et 5% en un siècle. De même, il utilise les citations en les tordant, les inventant, les contre-faisant pour faire peur à dessein.

Une invasion, de la Gaule par les Francs, de la Chine par les mongols ou les mandchous, de l'empire Aztèque par Cortés, est toujours le fait de petits groupes humains dotés d'une supériorité militaire. Les immigrants actuels arrivent pacifiquement et ne pourraient prendre le pouvoir qu’en dépassant en nombre la population indigène. Hervé Le Bras extrapole les tendances actuelles de l’immigration et de la fécondité des immigrés et de leurs descendants, afin de vérifier si un remplacement de la population française peut se produire à l’horizon 2050. Or, même en s’en tenant à une hypothèse d’apartheid, c'est-à-dire sans couples mixtes, on ne parvient qu'à un taux maximal de 13,8 %,  ce qui demeure très éloigné d'un « grand remplacement ». Il conteste le concept de nombre d’entrées, qui n'a de sens qu'accompagné d’une durée de séjour, laquelle ne peut être connue qu'une fois écoulée, lui préférant l'accroissement annuel du nombre d’immigrés, mesure facile et précise grâce aux enquêtes annuelles de recensement. De même, il démontre l’impossibilité de parvenir à une définition des peuples de « remplacés » et de « remplaçants ». « En conclusion, quelle que soit l'extension de la définition du peuple des remplaçants, aucun “grand remplacement“ ne pourrait avoir lieu en France dans les prochaines décennies sauf bouleversement majeur. »

« La rhétorique des disciples de Renaud Camus est fondée sur la généralisation abusive. » En effet, la répartition des immigrés est très inégale : ceux d'origine turque et maghrébine représentent 11% de la population du département de Seine-Saint-Denis, mais seulement 0,4 % de celle du Cantal ou de la Vendée. On trouve 30 % d'immigrés non européens parmi les 25-54 ans dans les quartiers Nord de Marseille, mais seulement 4 % à Fos-sur-Mer et 1 % à Simiane. Mais les adeptes du « grand remplacement » sélectionnent ces cas extrêmes et les transforment sans aucun scrupules en cas généraux. Par ailleurs, le vote en faveur du Rassemblement national est inversement proportionnel au nombre d’immigrés et ne s'explique donc pas par la cohabitation avec ceux-ci.

Une à une, avec rigueur et détermination, Hervé Le Bras bat en brèche prédictions et prophéties. Il explique que le thème du « grand remplacement » unifie les peurs des changements en cours et reconnaît que « détruire un tel édifice fantasmatique sera difficile ». S’il nous fournit en effet un arsenal argumentatif irréfutable, celui-ci ne nous sera que peu utile contre des craintes et des croyances irrationnelles. Si cet ouvrage s’adressera en vain à ceux qui croient que des problèmes peuvent être résolus en s’acharnant sur des boucs émissaires, il consolidera toutefois fort efficacement les convictions de ceux qui ont su encore raison garder.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


IL N’Y A PAS DE GRAND REMPLACEMENT
Hervé Le Bras
144 pages – 14 euros
Éditions Grasset – Paris – Mars 2022
www.grasset.fr/livres/il-ny-pas-de-grand-remplacement-9782246831044



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