8 avril 2022

LA GUERRE DE L’ATTENTION

Obésité, troubles de la vue, du sommeil et de la concentration, addiction généralisée aux écrans, isolement et souffrance, retards cognitifs chez les enfants, mise en danger du lien social et du débat démocratique, accélération de la catastrophe écologique, les dommages causés par la guerre, « quotidienne, sans uniforme et territoire », à laquelle se livrent les plus grandes entreprises pour capter notre attention, sont considérables. « Désormais, il faut littéralement redoubler d'efforts pour combattre l'emprise des écrans (au sens propre comme au figuré), se redresser, lever les yeux. » Yves Marry et Florent Souillot, nourris par un long travail de terrain au sein de l'association Lève les yeux !, collectif pour la reconquête de l’attention, se penchent sur les rouages cette économie en plein développement qui nous voudrait résignés à une « vie en ligne », « une vie mobile de communication et de spectacle », et suggèrent quelques propositions concrètes loin des fausses promesses du « techno-solutionnisme vert ».

« Notre civilisation s'est avachie avec la modernité, d'abord devant une télévision, puis devant un écran d'ordinateur et, devant un smartphone. » Ils passent tout d’abord en revue les dégâts occasionnés chez les plus jeunes par l’usage massif des écrans, comme l’atrophie de leur cortex préfrontal, moteur de la motivation et des projets à long terme, par la surdose quotidienne de dopamine, l'agression de « l'édifice humain en développement, depuis le langage jusqu'à la concentration en passant par la mémoire, Ie QI, la sociabilité et le contrôle des émotions ». Ils balayent l’argument de l’industrie numérique, « percevant la menace d’un consensus sur les effets dramatiques de la surexposition aux écrans pour ses retombées économiques », du « bon usage », car peu importe le contenu quand il est question de surconsommation. Ils montrent comment notre attention réflexe et instinctive est stimulée par la « saillance », sonore ou visuelle, notamment avec toutes sortes de contenus violents. La numérisation à marche forcée de l'éducation est également pointée du doigt, car non seulement aucun impact positif n'a jamais été observé sur les résultats scolaires, mais une enquête PISA souligne au contraire une baisse significative de niveau scolaire dans les pays où sont utilisées les technologies de l'information et de la communication (TCI).
Le numérique permet au capitalisme d'assurer la marchandisation de nouveaux pans de l'existence jusqu'alors préservés du marché : l’école, la santé, le service postal, la surveillance,… jusqu'au sommeil, la reconnaissance sociale, l'amitié et l’amour. De plus, les algorithmes des réseaux sociaux favorisent la saillance : les contenus mensongers ont six fois plus de chances d'être relayés sur YouTube que les informations fiables, le binaire l'emporte toujours sur le complexe, car il vaut mieux simplement s’opposer. « Structurellement, l’organisation numérique du débat public a entraîné son “hystérisation“ ». Dans le monde numérique, notre besoin de reconnaissance rencontre l'évaluation permanente. En Chine, le crédit social, prophétisé dans un épisode de la série Black Mirror, est déjà en vigueur. Paradoxalement l'usage massif des réseaux sociaux isole, réduit la capacité d'empathie et de communiquer en vrai, enferme dans un « techno-cocon ». « L’éthos initial du numérique, fondé sur le libre accès et la découverte des autres cultures, contribue désormais a figer les positions, à les durcir. La guerre de l'attention est une guerre de tranchées. » La dépendance aux outils numériques censé faciliter la vie nourrit un sentiment de dépossession croissant. « Gonflés par les artifices attentionnels, nos ego numériques hypertrophiés nous dominent. » Günther Anders avait déjà démontré comment la puissance de l'outil augmentait l‘impuissance des hommes.

Bien que les plateformes « sociales » aient plutôt facilité les grandes mobilisations citoyennes, du Printemps arabe à #MeToo, en passant par les Gilets jaunes, elles sont conçues avant tout pour « nous enfermer dans notre “bulles de filtres“ », pour réduire les communautés formées autour des émotions plutôt que des arguments. Yves Marry et Florent Souillot jugent très sévèrement ces manifestations incapables d’envisager, selon eux, l’action sur le long terme, ni, bien évidemment de remettre en question l’emprise technicienne. « Plutôt que de nous en réjouir, nous devrions nous inquiéter de constater qu’aucune des mobilisations “démocratiques“ importantes de ces dernières années n'a pu se faire sans des outils spécialement conçus pour accélérer et simplifier la parole, en supprimant les complexités et les nuances. » Ils dénoncent aussi l'assèchement de la source principale de financement des médias, abandonnant ceux-ci aux mains de groupes privés souvent actifs dans les technologies, par les Gafam qui concentrent désormais la majorité des revenus de la publicité sans avoir à créer un seul contenu original : « 25 % de la publicité mondiale sont dorénavant préemptés par Google et Facebook, pour lesquels cette activité représente 97 % du modèle économique. » La démocratie est aussi mise en péril par la transformation de beaucoup d’hommes politiques en influenceurs, la « “data-isation“ des élections » mais aussi la défense systématique des intérêts industriels au détriment de l'intérêt général, par exemple avec la mascarade de la Convention citoyenne pour le climat. « Au lieu de questionner l'organisation économique et sociale qui conduit à telle ou telle situation, l'économie et la politique deviennent “comportementales“, c'est-à-dire qu'elles visent uniquement à mesurer et à transformer les comportements individuels. » Avec la crise provoquée par le covid, « causée par notre modèle économique et social », « la technologie est devenu le remède à tous les maux, au point de se présenter comme la condition de perpétuation du capitalisme », tout en accentuant la collecte des données des citoyens, la surveillance et la limitation des libertés. « Qu'on le veuille ou non, le monde sans contact s'est installé. »

Autour des années 2000, le « capitalisme attentionnel » advient lorsque le monde marchand a rattrapé celui du Web : après l’époque des logiciels et celle du Web « portail » des moteurs de recherche, vient celle du « Web social » et de la révolution mobile avec l'avènement des réseaux sociaux. Quelques géants dominent désormais seuls le marché. Leurs algorithmes assurent une extraction de notre attention et de nos données promettant un ciblage publicitaire de plus en plus fiable. Les auteurs décortiquent les principes et procédés utilisés par la « captologie », « pseudo-science » qui allie marketing et études cognitives née et enseignée à l’université de Stanford, qui ciblent les mécanismes cognitifs de notre attention : création d’ « habitudes attentionnelles », voire d’addictions, stimulation de l’ « attention émotionnelle » par des récompenses, fragmentation de l'attention en plusieurs flux, afin d'être multitâches pour pallier à la chute de notre capacité de concentration. « En créant des individus incapables de se concentrer, le captologue sait qu'il scie la branche sur laquelle il est lui-même assis. Mais le jeu en vaut la chandelle pour deux raisons principales : d'une part, la succession de plus en plus rapide des boucles est un formidable moyen de monétisation, car le nombre d'annonceurs à facturer augmente forcément ; d'autre part, cet affaiblissement de l'homme vient nourrir ses espoirs transhumanistes. On dit souvent que le capital court à sa perte : c'est faux. C'est notre perte que nous signons, tandis que le capital se perpétuera par les machines. » Ils dénoncent « la portée totalitaire » de ce projet qui n’est pas seulement celui d'une industrie du divertissement comme source de profits, car « la technologie est toujours une modalité spécifique d’exercice d'un pouvoir par une population ».  

« Inégalitaire, antidémocratique et écologiquement insoutenable, le modèle libertarien du capitalisme attentionnel, excroissance caricaturale du capitalisme néolibéral, a de quoi inquiéter tous ceux qui sont attachés à la démocratie, à la liberté, à la justice et, plus prosaïquement, à la préservation de la vie. » Si le « mythe de la croissance » commence à être remis en question pas une partie de la population, même s’il est encore alimenté par celui de la « croissance verte » qui entretient l'illusion du « solutionnisme technologique » à grand renfort d’oxymores. « L'évidence théorique de l'impasse du modèle croissantiste a beau dater de 1972, elle ne parvient pas encore – en dépit des nombreuses alertes et preuves scientifiques – à s'imposer comme une priorité dans l'agenda politico-médiatique. »

Yves Marry et Florent Souillot invitent ensuite à la déconnexion, à la méditation, et espèrent, à l’instar d’Ivan Illich, un rejet après une prise de conscience déclenchée par une « crise ouverte entre l’homme et l’outil ». Ils ne refusent pas le progrès, mais l’excès, envisagent un horizon « convivial » (Illich encore !). « Une société conviviale est une société hautement démocratique, dans laquelle aucune décision aux conséquences dramatiques pour la population n’est prise sans concertation citoyenne. » Enfin, ils proposent un programme précis de préventions, de principes et d’actions.

Il est sans doute paradoxal de relayer un appel à la déconnexion sur un blog, même s’il s’agit d’inciter à lire un livre. Vaste panorama, sanitaire, économique et écologique, social et démocratique, des méfaits des écrans et du numérique en général, parfaitement documenté et régulièrement illustré par de nombreux témoignages.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

LA GUERRE DE L’ATTENTION
Comment ne pas la perdre
Yves Marry et Florent Souillot
256 pages – 18 euros
Éditions L’Échappée – Paris – Janvier 2022
www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/la-guerre-de-attention

 

Voir aussi : 

LA SILICOLONISATION DU MONDE

LA LIBERTÉ DANS LE COMA - Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer

L’HUMANITÉ AUGMENTÉE - L’Administration numérique du monde

CONTRE L’ALTERNUMÉRISME

L’ENFER NUMÉRIQUE

NI WEB NI MASTER

 

 

 

 

 

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