19 juin 2024

FRÈRE NOIR

Ancêtre des journalistes d’investigation, Magdeleine Paz (1889-1973) raconte l’Amérique telle qu’elle la découvrit, avec ses injustices, la ségrégation et le racisme dont souffrent les Afros-Américains dans les années 1920.

Arrivée à New York elle oublie « le monde aplati qui là-bas mourrait au ralenti ». À l'entrée de la 125e rue, retentit soudain « comme un éclat de rire des tropiques » : il lui semblait « qu'un projecteur nocturne dardait son pinceau noir sur toutes les figures. Pas absolument noir. Brun. Olivâtre. Tan. Café au lait. Noisette. Rose-safran. Gingembre. Havane. Terre de sienne. Ébène. Mordoré. Quinquina. Marron d’Inde. Parfois cul-de-marmite. […] Une nuit humaine [l]’entourait ». « Trois millions d'esclaves avait donné le jour à douze millions d'esclaves. L'oncle de Tom existait toujours, mais revêtu d’une livrée. » Interrogeant les blancs sur leur condition, ils lui rétorquent surtout « l’odeur suffocante ». Elle, ne supporte pas de les voir ramper parce qu'elle est blanche, et souhaite témoigner : « Frère noir, c'est vrai, je ne te connais pas. Mes parents n'ont pas eu d'esclaves, je n'ai pas été élevée sur les genoux d'une Mamie. Je n'ai pas eu à redouter l'étau noir de tes bras. Tu ne m'as pas volé de montre. Et je n'ai pas perçu cette odeur de ta peau qui fait s’évanouir les blancs. Je t'ai approché comme un homme. Je t'ai regardé comme un frère. Je ne connais, de toi, que le bruit de tes chaînes, la nuit de ta prison, tes mains domestiquées, et les plaies rouges de ton dos. Car elles sont rouges, je l'ai vu. [… Est-ce assez pour parler de toi ? »
Elle raconte tout d’abord les commencements du commerce triangulaire, depuis ce navire portugais qui, en 1444, remonte vers les côtes de l’Espagne, les premiers esclaves importés dans la petite colonie de Jamestown, État de Virginie, en 1619, la mystique qui imprégnait les esprits du « caractère divin de l’esclavage ».
Elle évoque également le demi-million de « Nègres libres » disséminés dans les États du Nord, dès 1860, échappés du Sud grâce à l’Underground Railroad, mais aussi l’entente entre Nord et Sud « à faire obstacle à l’invasion de la “couleur“ dans les métiers », la proclamation par Abraham Lincoln de l’émancipation des esclaves à compter du 1er janvier 1863, l’adoption, en décembre 1865, du 13e amendement de la Constitution qui abolit l’esclavage et la servitude volontaire sur le sol des États-Unis. Elle explique en quoi les raisons économiques, plutôt que les raisons morales, justifièrent en vérité cette décision. La condition de « millions d’êtres humains lâchés du jour au lendemain dans un pays hostile, sans “moyens normaux d’existence“ », change en définitive peu de choses, car diverses lois sont promulguées, pour les maintenir sous la tutelle et la dépendance des Blancs. Dans les plantations du Sud, des contrats de travail leur sont finalement proposés mais un Inspecteur général du Bureau des Affranchis nota, en 1867, qu’aucun n’avait touché un centime depuis le jour de sa libération, c'est-à-dire depuis quatre ans. En 1866, le Ku Klux Klan est fondé à Pulsaki (Tennessee). L’instauration du péonage contraint les Noirs à s’endetter sur plusieurs générations, sans pouvoir subsister. Ils sont au départ rejetés dans l'industrie, puis par les organisations syndicales. La brève tentative de se regrouper à l'échelle nationale, avec le Congrès National des Travailleurs de couleur, est rapidement entravée.
« Sous l'impulsion du juge Lynch, le premier blanc venu qui se croyait lésé, ou témoin d'un abus, s’arrogeait le droit d'assembler autour de soi une foule excitée (le terme anglais “mob“ est plus expressif que le nôtre, on y entend rugir l'instinct de la canaille). La “mob“ s'emparait donc du prétendu coupable, vociférait au lieu de le juger, et procédait, séance tenante, à son exécution. C'était simple, c'était brutal. Mais c'était décisif. » Pourtant, depuis 1619, date de l'importation des premiers noirs en Amérique, jusqu'en 1830, époque où l'on en comptait plus d'un million et demi, jamais n'avait été mentionnée « une propension quelconque de l'homme de couleur vers le “crime sexuel“ ». « Pendant deux siècles les cas de viol commis par des Nègres sur des femmes blanches, sont, non point rares, ils sont totalement inconnus. Ces accusations n’ont surgit qu’après la transformation d'un système économique défectueux en un flot montant de richesses, qui nécessitait à sa source un approvisionnement considérable de main-d'œuvre que l'esclavage, au Sud, était seul à pouvoir fournir. » D’abord tournée vers les blancs abolitionnistes, la vindicte de la foule se tourne, après l’émancipation, vers les Nègres pour « replacer le noir dans ses fers ». Magdeleine Paz décrit, avec force détails difficilement soutenables, plusieurs « lynching party », spectacles où les agonies sont mises en scène avec un plaisir sadique et auxquelles on assistait en famille. Elle analyse aussi la fabrication de la ligne de couleur : « Tant que l'esclavage sévit, les pauvres blancs sont placés sous la férule des propriétaires d'esclaves. Ils sont astreints, comme les Nègres, aux durs travaux du sol, réduits à la misère et confinés dans l'ignorance. La programmation de l’émancipation, la ruine de l'aristocratie viennent changer la face des choses. Riches et pauvres blancs trouvent alors un terrain d'entente. La haine du “nigger“ et l'orgueil de la peau cimentent leur union. Ils sont prêts à collaborer avec une efficacité décisive. »
Avec la révolte de Saint-Domingue, de nouvelles lois sont promulguées pour empêcher les Nègres libres de se déplacer… et de contaminer leurs frères de couleurs. Mais au printemps 1916, une rupture se produit dans la « Ceinture noire » : avec l’entrée en guerre des États-Unis, les besoins de l’industrie provoquent un véritable exode du Sud vers le Nord. Cependant, le brusque changement de climat et les conditions d’existence déciment en masse ceux qui avaient contracté cette « fièvre collective ». Pourtant, avec ce déplacement de la campagne vers les villes, une conscience collective s’élabore. Toutefois, les syndicats les rejettent, jusqu’à la création, en 1905, des Industrial Workers of the World, syndicat qui ouvrit grand ses portes au « prolétariat noir ».
Magdeleine Paz raconte aussi comment de nouvelles lois instaurent la ségrégation qui va partager tous les lieux publics. « Ce que le libérateur leur avait donné d'une main, de l'autre main au poing fermé, il leur interdisait d'en profiter. L'affranchissement avait permis à l'Union de poursuivre sa destiné ; sous une forme plus moderne, l'esclavage persistait. Et il fallait qu'il persistât. »

Dans un second texte, elle rapporte trois affaires judiciaires qui, comme le drame de Sacco et Vanzetti, illustrent le fonctionnement. de la justice américaine : L’affaire Mooney-Billings (deux innocents emprisonnés depuis seize ans), le lynchage de Scottsboro et le drame des mineurs de Harlan.

Bouleversant témoignage dont la finesse n’a d’égal que la rigueur.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

FRÈRE NOIR
Suivi de VUE SUR L’AMÉRIQUE
Magdeleine Paz
192 pages – 24 euros
Éditions Plein chant – Collection « Précurseurs et militants » – Bassac (16) – Mai 2024
www.pleinchant.fr/ajouts/FrereNoir.html
Premières éditions : Flammarion, 1930 et Éditions du Comité Tom Mooney, 1932.



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