17 juin 2025

PERSPECTIVES TERRESTRES

« Les grandes structures de domination politique et économique ont acquis les moyens de ne plus faire de concessions, et de fait, à peu de chose près, elles n'en font plus. Pour se maintenir, elles n'hésitent pas à aggraver la crise écologique et à tendre vers le fascisme. » Dans sa recherche de « leviers politiques concrets qui permettraient de faire pencher le rapport de force en notre faveur », Alessandro Pignocchi propose d’associer réformisme et renversement révolutionnaire dans la perspective d’une cohabitation mouvante entre des États et des fédérations de territoires autonomes. 


Alors que le capitalisme, cycliquement en crise, en détourne les causes – qui engendrent ressentiments, souffrances, haines et peurs – via la fascisation des partis néolibéraux, la montée en puissance des partis fascistes ou les deux – comme actuellement – et par la création d’ennemis intérieurs, puis extérieurs, avec des projets guerriers, la question du vivant pourra être perçue « comme une nouvelle échappée de l'individualisme bourgeois », « un nouvel ingrédient pour solidifier les stratégies de reproduction et de distinction ». L’abandonner serait cependant « une erreur politique majeure » car « le désir de nouer de nouvelles relations aux vivants non humains traverse en réalité les classes sociales », cette question permet de former des projets politiques qui n'aspirent pas seulement à éviter le pire mais aussi et surtout « à construire du mieux ». Mêler l'écologie et les luttes d’émancipation sociale donne l’occasion d'élaborer des leviers d'action unifiés, mieux accordés aux enjeux de l'époque qu'une approche sectorisée.

Alors qu’à l’échelle de l’histoire de l’humanité, les populations humaines ont plutôt eu tendance à engager des « relations subjectivantes » avec au moins une partie des vivants non humains, la modernité occidentale a érigé la relation objectivante, « relation unidirectionnelle d’utilisation » avec les plantes, les animaux et les milieux de vie, a transformé les animaux d’élevage en « animaux matière ». Si certains récits font remonter l'instauration de cette relationalité au Néolithique et aux origines de la domestication, l'auteur soutient que la rupture est beaucoup plus récente et coïncide avec l’expansion hégémonique de la domestication moderne. Alors que la mondialisation a « défait les solidarités de proximité » en même tant que « détruit les moyens de l'autosubsistance matérielle », au nom d’une certaine conception de la liberté, sans pour autant combler le sentiment de dénuement existentiel par la consommation et l'économie de la consolation, les projets réactionnaires proposent de renouer les liens communautaires, villageois, familiaux, en promettant « une identité stable, figée et donc rassurante », qui exclue sur la base du sang et de l’histoire. Au « local réactionnaire », Alessandro Pignocchi oppose une proposition de « local des perspectives terrestres », « orienté vers une dé-division du travail, tant matérielle que morale, vers une réappropriation collective et une revalorisation symbolique des pratiques de subsistance », un réenchevêtrement de multiples attaches affectives, intersubjectives et matérielles avec les milieux de vie et ses habitants non humains, sans cesse repensées pour en éliminer les rapports de domination. « En valorisant les liens aux territoires non pas hérités mais construits, les perspectives terrestres peuvent espérer se lier avec certains projets politiques émanants des quartiers populaires racisés. »

Alors que l’écologie – dans ses variantes d’une écologie de type gestionnaire – est souvent source d’éco-anxiété, il offre, en proposant de dépasser la relation d’utilisation, une perspective autrement enthousiasmante, celle de « voir fleurir […] des fragments de mondes plus chatoyants ».


Les institutions économiques et étatiques œuvrent avant tout à maintenir en place des relations de domination à grande échelle et à leur propre reconduction.La capacité à les faire évoluer vers ce que nous considérons collectivement comme la bonne direction grâce au vote, est très peu opérante. Pas conséquent, la sensibilisation doit s’accompagner d’une réflexion sur les leviers, pour ne pas conduire la population à la souffrance, avec la conscience de son impuissance.

« L'objectification est l'attitude par laquelle on fait de l'autre un objet, on tend à le priver d'intériorité et à engager avec lui une relation de type instrumentale. » L'attitude inverse est la subjectification par laquelle « on fait d’autrui un sujet, c'est-à-dire un être doté d'une intériorité ». Lorsqu'elle s'intensifie, elle tend vers le perspectivisme, « attitude par laquelle on se met dans la mesure du possible à la place de l'autre, en essayant de percevoir et de composer le monde depuis sa perspective ». Si l’approche scientifique est par vocation objectivante – et non pas objectifiante –, ce serait « une erreur ontologique, politique et stratégique majeure » de la rejeter.

La sphère économique est pensée et façonnée par le capitalisme mondialisé comme « indépendante des autres faits sociaux, et en position de surplomb par rapport à eux ». Le succès de « cette expansion objectifiante » s’explique par l’efficacité avec laquelle elle satisfait :

  • la volonté de contrôle de la population en restreignant son agentivité et du monde en le simplifiant (par exemple avec l’agriculture) pour le rendre plus gouvernable,
  • le fantasme de délivrance, de tâches socialement construites comme subalternes et dégradantes, notamment celles liées à la subsistance.

Alessandro Pignocchi explique ensuite les mécanismes de la domination et de la dépossession des dominés, puis explore les différentes voies que peut prendre l’émancipation, ainsi que « les désirs jumeaux d’autonomie et de subjectivation », plus pertinents pour « dépasser le projet moderne » que de rechercher une répartition plus juste des bénéfices tirés de la maîtrise de la nature.

Alors que la grande bourgeoisie intègre la question écologique sans remettre en cause les structures et institutions qui maintiennent en place le jeu économique dont elle bénéficie et les modes de validation qu'il sous-tend, les classes populaires revendiquent des pratiques qui relèvent de l'écologie tout en niant fermement qu’il puisse s’agir d’ « écologie ». La politisation de la petite bourgeoisie culturelle en faveur d’une transformation écologique et sociale, et une alliance à certains fragments des classes populaires, permet d’envisager la constitution d’un front.


L’auteur analyse aussi la fin de la social-démocratie, laquelle a renoncé à sa composante redistributive. Désormais, les dominés, faute de rapports de force suffisant, ne peuvent plus arracher de concessions et voient leurs ressentiments orientés vers plus dépossédés que soi, depuis que les méthodes managériales et la création d’antagonismes artificiels ont détourné les intérêts de classe vers des critères culturels ou identitaires. Le projet social-démocrate promet un aménagement du capitalisme motivé par la préservation de l’environnement et plus seulement par la justice sociale. S’il ne faut pas les abandonner, on ne peut plus se contenter des grèves et manifs pour le climat, des actions symboliques, des plaidoyers institutionnels, qui ne permettent que de retarder quelques défaites. Le libéralisme autoritaire prend forme sur les ruines de la social-démocratie. Il se fascise lorsque les dommages sociaux et écologiques deviennent trop flagrants et la répression insuffisante pour gérer les mécontentements.


Face à ce constat, Alessandro Pignocchi étudie les scénarios du renversement révolutionnaire et de la prise de pouvoir par les urnes. Au vue des révolutions du passé, deux dangers guettent : être balayée sur le terrain faute de puissance suffisante et être captée par des intérêts indépendants. L’exemple du soulèvement armé au Chiapas zapatiste, avec ses institutions mésomorphes – d’après l’expression de Frédéric Lordon –, est encourageant : « suffisamment solides pour jouer un rôle organisateur, mais suffisamment fluides pour rester sous contrôle ». L’occupation des ronds-points pendant le mouvement des Gilets jaunes peut être vue comme « les bases, tant cognitives et affectives que matérielles, à même de déclencher et d'organiser un processus réellement révolutionnaire ». Des réseaux organisés d'autonomie politique et matérielle permettent de constituer des bases matérielles pouvant servir d’ossature au chantier de reconstruction institutionnelle qui suivrait un renversement, tout en œuvrant, dès à présent, à la construction et à la diffusion de connaissances et de savoir-faire.

Si elle est un peu moins hypothétique, la prise de pouvoir par les urnes doit s'attendre à une contre-attaque massive de la part des classes possédantes : mise en banqueroute de l'État, déchaînement médiatique, déloyauté possible de certaines composantes de la police. La puissance des forces autonomes serait décisive : « La perspective est alors de parvenir à bâtir progressivement une forme de cohabitation, relativement stabilisée et pacifiée, entre des états apparentés à ce que nous connaissons et des foyers d'autonomie politique et matérielle, en partie territorialisés, et qui explorent différentes interrelations avec les structures étatiques. »

C’est sans doute ici que l’auteur fait montre d’une grande dextérité réthorique pour articuler cette alliance indispensable avec des forces révolutionnaires pour un gouvernement défavorable aux intérêts des dominants, inévitablement confronté à de grandes difficultés pour se maintenir.


La cohabitation de structure étatique avec des écheveaux de territoires qui s'organisent selon leurs propres normes, fut plutôt la règle au cours des derniers millénaires et la quasi-hégémonie territoriale des État-nations l’exception. L’auteur rappelle, exemples historiques à l’appui, qu’aucune transformation institutionnelle d’ampleur allant dans le sens du progrès social et de la justice, n’a été obtenue sans faire peur aux classes dominantes.


L’autonomie territorialisée peut se construire dès à présent et d’ailleurs l’est, car il n’est plus possible de réclamer des concession à nos dirigeants : «  L'opposition directe, frontale, qui court-circuite les courroies de la représentation politique, annonce que nous sommes dégrisés du mythe social-démocrate, que nous avons pris acte de la volonté structurelle des élites dirigeantes et possédantes de poursuivre l'aménagement du territoire qui convient à leurs intérêts de classe à très court terme, indépendamment des ravages écologiques et sociaux que cela entraîne. Nous ne leur demandons rien, nous montrons que nous avons pris la mesure de leur détermination à lutter pour défendre leur monde, et que nous répondrons désormais avec une détermination et des méthodes à la hauteur du niveau de conflictualité qu'elles imposent. » « La lutte territoriale fait recoïncider la politique avec la vie quotidienne » et démontre l’artificialité des antagonismes sur lesquels repose le pouvoir des classes dirigeantes. Ce scénario propose de « construire graduellement un à-côté du capitalisme, qui se donne les moyens matériels et politiques de l'affaiblir ». Il étend le champ des alliances et de la composition. L’auteur examine la puissance politique que pourrait apporter une Sécurité sociale de l’alimentation et le rôle que pourraient avoir les naturalistes dans le développements de relations subjectivistes avec les vivants non-humains.


Avec ce manifeste, Alessandro Pignocchi met sur la table des propositions qui méritent d’être étudiées et discutées et ont la capacité d’être immédiatement applicables. Comme d’ordinaire, il intercale quelques planches de bandes dessinées entre chaque chapitre, pour proposer, avec toujours beaucoup d’humour, un point de vue pour le moins décalé.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



PERSPECTIVES TERRESTRES

Scénario pour une émancipation écologiste

Alessandro Pignocchi

192 pages – 19,50 euros

Éditions du Seuil _ Collection « Écocène » – Paris – Avril 2025

www.seuil.com/ouvrage/perspectives-terrestres-alessandro-pignocchi/9782021568639



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