Alessandro Pignocchi s’entretient à bâtons rompus avec l’anthropologue Philippe Descola dont les ouvrages lui ont permis de comprendre que « le concept de nature, loin de désigner une réalité objective, est une construction sociale de l'Occident moderne », et que la plupart des autres peuples du monde n'établissent pas de distinction entre nature et culture. « La protection de la nature ne pouvait donc pas être […] le contrepoint politique radical à la dévastation du monde orchestré par l'Occident industriel » : « protection et exploitation sont les deux facettes complémentaires d'une même relation d’utilisation ». Ensembles, ils esquissent « la perspective d'une société hybride qui verrait s'articuler des structures étatiques et des territoires autonomes dans un foisonnement hétérogène de modes d'organisation sociale, de manière d'habiter et de cohabiter ».
Le « premier petit pas de l'anthropologie de la nature vers la politique » est donc, déjà, de dépasser le naturalisme qui opère cette distinction. Même les grands penseurs du socialisme du XIXe siècle ont fait reposer l’émancipation des travailleurs sur l’augmentation du bien-être, impliquant la soumission de la Terre à une implacable exploitation de ses ressources. Dès le XVIIe siècle, la séparation de droit entre humains et non-humains a permis l'expansion coloniale européenne, l'économie de plantations finançant le démarrage de la révolution industrielle. Si les autres peuples ne peuvent servir d’exemples à suivre, ils peuvent constituer des sources d’inspiration. En ce sens, « l'anthropologie devient un réservoir “d’outils de dérangement intellectuel“ qui nous aident à nous penser nous-mêmes et à imaginer l'avenir comme un foisonnement de possibilités, et non plus comme un trajet unique et tout tracé vers le désastre. »
L'anthropologie est intrinsèquement subversive en ce qu'elle permet de ressentir la relativité de nos valeurs, de nos concepts, de nos façons de faire. Elle ouvre de nouveaux domaines à la pensée critique par « l’effort de symétrisation » qui désigne habituellement la tentative d’atténuer l’effet déformant de la description par l’emploi de concepts familiers. Alessandro Pignocchi emploi cette expression dans un sens plus précis : « sorte de gymnastique mentale qui consiste, face à un phénomène d’apparence incompréhensible, à inverser en imagination certains éléments du contexte pour le rapprocher d’expériences que l’on a soi-même vécues ».
La théorie évolutionniste, selon laquelle toute société humaine évolue selon la même trajectoire, du chasseur-cueilleur jusqu'à l'État-nation moderne, qui, si elle n’est plus guère défendue en anthropologie, structure toujours des ouvrages de vulgarisation, de Jared Diamond à Yuval Harari. Le récent ouvrage de David Graeber et David Wengrow : AU COMMENCEMENT ÉTAIT…, notamment, montre au contraire que « l'histoire des sociétés humaines a été beaucoup plus touffue, chatoyante et désordonnée que ce qui est habituellement raconté » et que « le choix réfléchi et conscient y a joué un rôle au moins aussi important que les déterminismes environnementaux de tous ordres ». Philippe Descola considère « l'évolutionnisme comme une conséquence doctrinale de l’idée de progrès ». Bien des chasseurs-cueilleurs ont par exemple abandonné la culture des plantes, pour gagner en mobilité afin d'échapper aux raids esclavagistes. Cette théorie sert en réalité de « justification à posteriori » aux classes dominantes pour légitimer leur domination en la naturalisant.
En présentant les quatre « manières d'être au monde », les auteurs notent que ces systèmes ne sont pas étanches. Si les animistes imputent une intériorité à beaucoup de non-humains, mais considèrent que chaque forme de vie habite un monde qui lui est propre, universalisant ainsi l’esprit et relativisant la nature, à l’inverse des naturalistes qui pensent le contraire, il arrive régulièrement à ces derniers de s’adresser au rouge-gorge du jardin par exemple.
Ils s’attachent ensuite à analyser concrètement la « fissuration du naturalisme de l’intérieur, telle qu’elle se produit aujourd’hui, notamment sur les zad ». Comme dans les luttes autochtones, les habitants de la Zad de Notre-Dame-des-Landes défendent « un écheveau de relation qui était devenu petit à petit constitutif de leur personne ». Ils ont développé un « régime d’attention » vis-à-vis des non-humains tel que l’a conceptualisé Baptiste Morizot, entre autres : une reconnaissance de la familiarité et de l'altérité des plantes et les animaux, une subjectivation non anthropomorphisante. Dans un contexte de territoire en lutte, on identifie spontanément un oppresseur commun à combattre ensemble, humains et non-humains : l’État, « garant armé » de l'accaparement capitaliste. Ces habitants se sont affranchis en partie des règles du jeu économique, du salariat et des contraintes monétaires, en se réappropriant collectivement un certain nombre d’activités (se nourrir, se loger, se procurer des objets, les faire réparer, organiser ses loisirs), enchevêtrées dans des pratiques de mise en commun et d’entraide. Le maintien de la suprématie accordée à la sphère économique, transformant tout en objet devenant ressources, est substantiellement incompatible avec la sortie du naturalisme. Il s’agirait de « composer des géoclasses coalisées » entre humain et non-humains mis au travail par le capitalisme. Pour contrer la socialisation des non-humains par l'aménagement de niches mieux adaptées à leur exploitation, dans le giron de la société industrielle, il faut reconnaître leur autonomie, leur radicale indépendance, en les créditant de capacités de représentation politique : « L'alternative à la socialisation des non-humains, c'est leur rapatriement dans les rapports sociaux du quotidien comme des sujets pleinement reconnus ».
Alessandro Pignocchi et Philippe Descola reviennent sur La Grande transformation, selon l’ouvrage éponyme de Karl Polanyi, à propos de la désencastration de l’économie des autres rapports sociaux, à partir du XVIIIe siècle, en soumettant tous les aspects de l’existence à l’échange marchand, notamment le travail, la terre et les biens de subsistance. « Lutter contre la suprématie de la sphère économique, c'est lutter contre la commensurabilité généralisée en affirmant qu'il existe une multitude de jeux de valeurs et qu’il est impossible de les réduire les uns aux autres en les écrasant sur l'axe unique de la valeur marchande. » Si dans les sociétés non-marchandes, des disparités de positions sociales fondées sur la richesse existaient, celle-ci était constituée de biens de prestige et non de biens de subsistance, les premiers faisant l'objet d'une compétition acharnée, tandis que les seconds étaient abondants et accessibles à tous, chacun circulant dans des circuits différents et parfaitement étanches. Des études ont révélé que dans les empires aztèques, du Dahomey ou en Mésopotamie, le commerce à longue distance était administré par l'État ou confié à une caste de négociants professionnels, qui ne tiraient aucun profit financier de la circulation des marchandises mais étaient rétribués pour leur fonction. Les taux d'échanges étaient négociés entre États et s'appliquaient dans des « ports francs » sans relever du libre marché des prix.
Considérant combien les tentatives d’inflexion des décisions des dirigeants politiques par le plaidoyer ont perdu de leur efficacité, et que le monde qui semble se profiler est un projet politique réservé aux classes dominantes : « des mégapoles dynamiques économiquement, reliées les unes aux autres par avion et entourées de ceintures maraîchères de produits bios et locaux pour nourrir leurs cadres supérieurs ; d'immenses monocultures ultra-intensives, mécanisées et numérisées, avec un nombre minimal d'agriculteurs et des ressources privatisées au maximum, notamment les ressources en eaux ; des villes moyennes délaissées et gouvernées principalement par la répression ». L'alternative d'un renversement révolutionnaire de type « Grand soir » ne semble pas à portée de main et, quoiqu'il en soit, une organisation collective à grande échelle nécessiterait un solide (ré) apprentissage en amont, en dehors des régions du monde où existe encore une forte présence indigène. La réappropriation collective des territoires au cours des luttes territoriales de type zad, court-circuite les dirigeants politiques et permet « des transformations des modes d’existence qui ne sont plus conditionnées à leur décision ». Les auteurs espèrent que ces « interstices communaux fassent tâche d’huile, que l'usage égalitaire des communs devienne la norme et que le monde dans lequel nous vivons à présent devienne un objet d'étude exotique pour les anthropologues et les historiens – ou matière à des histoires effrayantes pour les enfants ». Après tout, les Européens ont déjà vécu cinq ou six siècles dans une multiplicité de formes institutionnelles d'une étourdissante diversité et les travaux de James C. Scott ont montré que « la cohabitation apaisée ou conflictuelle, entre des structures de type étatique et des territoires autonomes a été la règle dans l'histoire des sociétés humaines ». Si, grâce au pouvoir de contrôle et de coercition que leur a conféré le « progrès » technologique, l'antagonisme fondamentale entre volonté de contrôle et désir d'autonomie persiste. Si les zad ont une évidente dimension offensive en entravant les grands projets étatiques, elles servent aussi de « base arrière pour lancer des actions contre l'écosystème capitaliste ». « La possibilité d’expérimenter “autre chose“, enfin, renforce la puissance de la fuite comme arme politique. » Ils insistent sur « la diversité comme seule valeur réellement universalisable ».
Alessandro Pignocchi et Philippe Descola utilisent l’anthropologie comme un levier politique pour dépasser le naturalisme et fissurer le statu quo qui empêche le dépassement du capitalisme, dont le pouvoir de prédation n’est plus à démontrer. Ils montrent le chemin d’une véritable révolution copernicienne déjà à l’oeuvre dans les territoires en lutte.
Les planches de bandes dessinées d’Alessandro Pignocchi, intercalées entre chaque chapitre, illustrent avec beaucoup d’humour « l’effort de symétrisation » qu’ils décrivent et prescrivent.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
ÉTHNOGRAPHIES DES MONDES À VENIR
Philippe Descola et Alessandro Pignocchi
176 pages – 19 euros
Éditions du Seuil – Collection « Anthropocène » – Paris – Septembre 2022
www.seuil.com/ouvrage/ethnographies-des-mondes-a-venir-philippe-descola/9782021473018
Interview d'Alessandro Pignocchi à propos de cet ouvrage, pour Alternative libertaire, n°335, janvier 2023 : www.unioncommunistelibertaire.org/?Entretien-Alessandro-Pignocchi-Sortir-du-dualisme-protection-exploitation-de-la
D’Alessandro Pignocchi :
LA RECOMPOSITION DES MONDES
LA COSMOLOGIE DU FUTUR
PETIT TRAITÉ D’ÉCOLOGIE SAUVAGE
MYTHOPOÏESE
Suivre son blog : https://puntish.blogspot.com/
De Philippe Descola :
LA COMPOSITION DES MONDES
LE SPORT EST-IL UN JEU ?
Voir aussi :
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